La quinzième grande marche du vendredi, et la dernière du mois sacré, a drainé des dizaines de milliers de manifestants à Alger. Durant cette nouvelle journée de protestation, ce que l’on redoutait secrètement ne s’est pas produit.
Les interpellations en masse qui avaient marqué la matinée du vendredi précédent n’ont pas eu lieu. Quelques personnes ont été arrêtées par la police, le matin, mais rien qui soit comparable à ce qui s’était passé une semaine plus tôt.
Dès les premières heures de la journée, l’esplanade de la Grande poste, un espace devenu hautement symbolique pour les manifestants, était solidement gardée par des centaines de policiers. Mais à mesure que le temps passait le lieu a commencé à prendre des couleurs. Et au bleu des uniformes et des fourgons se mêlaient d’autres teintes.
Aux alentours de midi, à quelques dizaines de mètres de la Grande poste, des voix s’élèvent, des hommes hurlent leur colère et des mains s’agitent. Quelque chose se passait entre les manifestants eux-mêmes, loin des premières lignes d’hommes et de femmes qui se tenaient à quelques mètres des policiers. On venait de reprocher à des groupes de marcheurs d’avoir ramené des drapeaux palestiniens, cette fois-ci en grand nombre, à l’occasion de la célébration de la journée d’Al-Qods. Pour certains, le moment n’était pas propice pour brandir ces drapeaux, la priorité étant l’avenir de l’Algérie. « Ce sont nos frères », rétorquaient les autres outrés. De petits groupes s’étaient formés pour s’expliquer sur la question. Mais les débats étaient passionnés, fiévreux. Aux cris on répondait par des hurlements et on se bousculait pour se faire écouter. A deux reprises, des drapeaux ont été arrachés des mains de manifestants. Et même si quelques-uns étaient prêts à aller plus loin, il y avait toujours ceux qui intervenaient pour éviter que les choses ne s’enveniment.
Mais, dans les rangs des manifestants personne n’a oublié l’essentiel. Dire non à tout ce qui venait du système et de ses représentants. La proposition relative à l’ouverture d’un dialogue national, faite mardi dernier par le chef de l’Etat-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, n’a pas eu d’impact significatif, les slogans hostiles au général n’ayant pas été abandonnés. Le décès, en détention, il y a quelques jours, du militant Kamel Eddine Fekhar a visiblement attisé la colère des manifestants. Pour eux, c’est « le gang au pouvoir » qui l’a assassiné.
Un vibrant hommage a été rendu à Fekhar, une minute de silence a été observée par une partie des manifestants et beaucoup d’entre eux ont porté des chéchias mozabites pour l’occasion. La communauté mozabite était d’ailleurs fortement représentée à la manifestation.
Un hommage a été également rendu à Nabil Asfirane, décédé vendredi dernier des suites d’une crise cardiaque au plus fort de la manifestation. Il a été dignement représenté, ce vendredi, par son jeune fils.
Comme chaque vendredi, c’est à partir de 14H00 que le gros des manifestants est arrivé. Des milliers. Ceux qui étaient sur place depuis le matin les attendaient, impatients. L’après-midi, la voix porte plus loin et le sol vibre plus fort sous les pieds des marcheurs et il est toujours agréable de voir les « renforts » arriver. Même si tout le monde n’est pas d’accord sur tout. Lorsque vers 15H00, un groupe, à la rue Pasteur, exigeaient un « Etat islamique sans élections », face aux policiers qui bloquaient l’accès au tunnel des facultés, des manifestants affichaient leur désapprobation en faisant la moue.
La marche de ce vendredi, il faut le dire, a été riche en couleurs, visuellement comme au sens figuré. Les tendances politiques étaient visibles par les pancartes brandies, et les tenues parfois extravagantes que l’on portait. Elles étaient aussi audibles par des slogans, des cris de colère, mais aussi par des chansons comme celles entonnées par un groupe de jeunes à la rue Pasteur.
En marge du tumulte de la manifestation et à l’écart des flots des marcheurs, des étals offraient à la vue des révoltés toutes sortes de produits estampillés « Hirak » : des drapeaux, des écharpes, des tee-shirts, des chapeaux, des pins et une multitude d’autres objets à même d’équiper le manifestant moyen. A la rue Didouche Mourad, pour griller la concurrence, des jeunes ont eu l’idée de planter leurs étals au milieu de la chaussée, sur le parcours même des manifestants.
D’autres, dans leur coin, vendaient des produits pas spécialement liés à la conjoncture l’idée étant simplement d’aller là où la foule va. Précisément, ce vendredi, une partie de la foule a décidé de se rendre à la place des Martyrs, autre lieu symbolique, mais pas encore réellement associé au mouvement populaire. L’expédition a tourné cours, pourtant. Arrivés sur place vers 15h30, les marcheurs ont été surpris de voir arriver des policiers en grand nombre. Ils étaient trop nombreux même pour la place des Martyrs, un jour de manifestation.
Ce que beaucoup ignoraient, à ce moment précis, c’est que les policiers déployés sur place n’allaient pas bouger jusqu’à tard dans la nuit. Non loin de là, se trouve la mosquée Djamaâ Lekbir où le chef de l’Etat devait se rendre, le soir même, à l’occasion de la soirée précédant la 27eme nuit du Ramadhan, la plus importante du mois. Hasard du calendrier.
Après un moment d’hésitation, et quelques échanges, les manifestants décident de rebrousser chemin vers la Grande poste. Un lieu où, après tout, ils ont leurs repères et où ils sont à l’abri, bien entourés par les leurs. Un lieu surtout où ils ont l’habitude de scander les plus audacieux de leurs slogans. La poste restera pour quelque temps encore le lieu à partir duquel on continuera à envoyer ses messages.