Cet article est un survol analytique de l’histoire des mouvements ouvrier et syndical et des nouveaux mouvements sociaux en Algérie entre 1962 et le début des années 2000. Il a été publié initialement dans un ouvrage collectif, Etats des résistances dans le Sud (Louvain-la-Neuve, Belgique : Centre tricontinental / Paris : Syllepse, décembre 2006). Nous le republions ici avec l’accord de son auteur*.
L’Algérie semble prise au piège de mouvements de contestation inorganisés, peu efficaces, plus ou moins violents et surtout dépourvus de la moindre perspective politique. Quasi-quotidiennement, depuis quelques années, aussi bien dans les villes du Nord que de l’extrême Sud, des dizaines de « soulèvements » populaires se reproduisent sous les mêmes formes, avec presque partout les mêmes revendications : l’eau potable, le logement social, l’emploi, etc.
A ces « soulèvements », l’administration, la société politique et l’Etat réagissent en spectateurs, laissant pourrir la situation de jour en jour. Le « refus d’écoute » qu’ils leur opposent est d’autant plus incompréhensible pour les citoyens mobilisés dans ces mouvements que la situation financière du pays ne cesse de s’améliorer et que la pression des actions terroristes ne cesse de baisser d’intensité.
Entre les deux protagonistes de cette situation (l’Etat, d’un côté, et ces mouvements de contestation inorganisés, de l’autre), la société civile, les syndicats et les partis semblent comme paralysés ; ils ne paraissent pas disposer de grilles de lecture qui leur permettent de comprendre ce bouillonnement social continu ni de stratégies claires pour agir en conséquence.
Comment la situation politique a-t-elle pu parvenir à cette impasse ? Quel rapport entretient-elle avec la situation socio-économique générale du pays ? Pourquoi les forces politiques en présence n’ont-elles pas pu s’appuyer sur ces mouvements de contestation pour transformer en leur faveur les rapports de forces avec le régime ? Quel rapport entre ces mouvements de contestation et la crise de l’Etat national et de ses élites ?
Années 1970 : Le privé était le creuset d’un mouvement syndical prometteur
Dès le début des années 1960, le monde du travail a connu beaucoup de mouvements de contestation qui ont pris, pour certains, la forme de grèves ouvrières[1] et, pour d’autres, des formes moins collectives qui reflétaient, avec assez d’exactitude, l’état des rapports de forces entre le mouvement ouvrier algérien, embryonnaire, et les nouvelles forces sociales au pouvoir depuis l’indépendance et qui étaient, alors, dans la phase la plus florissante de leur histoire. Il n’est pas étonnant que, jusqu’à la fin des années 1970, la majorité de ces mouvements revendicatifs se soient produits dans le secteur privé, national et étranger, où les expériences syndicales plongeaient leurs racines dans la période d’occupation coloniale.
Ces grèves et mouvements de contestation duraient rarement longtemps. Leur principale revendication était pour ainsi dire « économiste » : l’amélioration des conditions de travail. Ils n’ont que très rarement soulevé – et dans des circonstances politiques particulières[2] – la question de la propriété des moyens de production. Dans le même temps, ils semblaient généralement peu conscients des mutations que vivait la société algérienne ailleurs que sur les lieux de production capitaliste qui, bien que le patronat se fût « algérianisé », ont conservé la même configuration que sous la colonisation.
Le patronat, algérianisé, s’est peu à peu habitué à la position marginale, voire « illégitime » que lui conférait le discours officiel dominant, aux forts relents populistes. Il a dû accepter de n’avoir d’autre rôle que celui économique qu’on réclamait de lui. En d’autres termes, il a dû se départir de toute autre ambition, qu’elle soit politique ou sociale. Le privé national, par conséquent, n’a pas pu former d’élites ou faire émerger de figures reconnues[3] qui puissent le représenter aussi bien politiquement que socialement. Il est resté à l’écart des dynamiques de changement que connaissait la société depuis l’indépendance. Les foyers ouvriers dans l’industrie s’en sont ressentis. Les mouvements de contestation qu’ils ont connus sont restés cantonnés dans le strict espace des lieux de travail. Aucune passerelle ne s’établissait entre cet espace et le reste de la société, en pleine mutation. Le discours de ces mouvements ne pouvait être, dans ces conditions, qu’un discours défensif, marqué par l’« économisme ».
Avec la naissance du secteur public (grande concentration ouvrière, technologie moderne, gestion qualitativement différente des ressources humaines, etc.), les travailleurs du secteur privé ont dû céder le rôle d’acteur principal du mouvement social aux travailleurs du secteur d’Etat. Les investissements publics avaient porté leurs fruits sous la forme d’un tissu industriel qui a permis la formation d’un noyau de classe ouvrière nouvelle qui vu, ses origines non ouvrières, entretenait des rapports différents à l’environnement général, social et économique, du pays.
L’expérience de l’économie publique a, en d’autres termes, donné naissance au « citoyen-ouvrier », dont les revendications différaient forcément de celles de l’« ouvrier-citoyen », celui du secteur privé.
Le fait nouveau lors de cette mutation de l’économie algérienne ne sera pas tant l’évolution qualitative des revendications des travailleurs du secteur public – marquées, elles aussi, par l’économisme – que le fait même que des mouvements de contestation puissent se produire dans des entreprises d’Etat. La concentration de ces grèves et contestations dans le secteur public, de plus en plus hégémonique, a soulevé une question politique cruciale, le patron n’étant autre que l’Etat national lui-même. La constitution de grandes zones ouvrières, l’entrée des fonctionnaires dans l’arène revendicative, l’articulation particulière dans l’expérience algérienne entre le politique et l’économique : autant d’éléments qui ont fait que la contestation ouvrière, en dépit de son caractère économiste, a pu déborder les lieux du travail, vers le champ, plus large, du politique.
Avant la défaite qu’il devait subir plus tard, le mouvement ouvrier revendicatif, dont l’acteur central était devenu l’ouvrier du secteur public, a connu ce qu’on pourrait appeler une « ère de force et d’espoir », autrement dit une période « offensive ». Les revendications se diversifiaient. Les grèves se radicalisaient. Leur durée moyenne se rallongeait mais elles s’élargissaient aussi du point de vue de la participation, l’organisation de l’économie publique sous forme de grandes entreprises aux unités disséminées dans plusieurs régions leur conférant leur caractère de « grèves nationales ». Elles se distinguaient radicalement des grèves de la période précédente qu’ont pourrait considérer comme des « grèves exutoires », moins longues, moins « larges » et qui ne débouchaient que rarement sur une véritable négociation. La phase de la négociation est un signe de reconnaissance des ouvriers en grève comme un acteur collectif indépendant. L’acquisition de cette capacité de négociation peut être considérée, de ce point de vue, comme le signe d’un niveau de maturité supérieur atteint par le mouvement ouvrier revendicatif.
Il faut, toutefois, noter qu’en dépit de sa maturation, ce mouvement a échoué à contracter des alliances, au sein du monde du travail ou en dehors, avec des forces qui lui sont objectivement proches comme les cadres-dirigeants du secteur public et certaines catégories de salariés qualifiés ou d’administratifs vis-à-vis desquels beaucoup de forces ouvrières ont eu une attitude d’exclusion, motivée par une vision « ouvriériste » qui empreignait beaucoup de pratiques syndicales. Aussi, ce mouvement n’a-t-il pas réussi à former un bloc social efficace au sein du monde du travail. Un tel bloc social lui aurait certainement servi de rempart une fois qu’il serait entré dans une phase défensive.
L’entrée du monde du travail, avec ses composantes ouvrières et syndicales, dans la phase défensive qui dure depuis plus d’une décennie, a constitué un indice important de la crise du modèle de développement adopté par l’Etat national au lendemain de l’indépendance. La récession frappait de plein fouet l’économie et l’investissement public productif se raréfiait depuis le début des années 1980. La conséquence de cette situation a été la fermeture de nombre d’usines et d’unités de production et la mise en œuvre de plans de licenciements massifs. De leur côté, le chômage et le champ de l’économie informelle s’étendaient. La situation était devenue d’autant plus grave que les courants connus pour être des soutiens indéfectibles du mouvement ouvrier (la gauche, les nationalistes modernistes, etc.), étaient eux-mêmes dans une impasse idéologique et que commençaient à remonter à la surface du champ politique des courants religieux et conservateurs-néolibéraux qui ne connaissaient rien au monde du travail quand ils ne lui étaient pas franchement hostiles.
Le pluralisme syndical a été reconnu en 1990, à un moment où le mouvement ouvrier entamait une longue phase défensive. Il ne l’a pas aidé à en sortir. Les fonctionnaires (enseignants, salariés de la santé et de l’administration publique) – et même quelquefois les salariés des entreprises publiques économiques – se sont empressés de créer leurs propres « syndicats autonomes », c’est-à-dire indépendants de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA). La représentativité de l’UGTA ne pouvait que se détériorer. L’ancien syndicat unique ne l’a conservée que dans les secteurs ouvriers les moins qualifiés[4].
Certains de ces « syndicats autonomes » se sont formés sous l’influence directe de courants idéologiques comme l’islamisme radical. L’islamisme radical a été le premier à disposer du « sien », le Syndicat islamique du travail (SIT). Le SIT a rapidement réussi à acquérir une base ouvrière relativement large et à organiser plusieurs grèves revendicatives, durant la courte période marquée par la montée du Front islamique du salut (FIS) et qui a commencé par sa victoire aux élections locales de juin 1990.
Il faut faire remarquer que le SIT, dissous en même temps que le FIS en 1992, n’a fait que reproduire, sous de nouveaux oripeaux religieux, la même relation traditionnelle d’hégémonie du politique – dans son sens « partitide » – sur le syndical ; relation dont on retrouve beaucoup d’exemples dans l’expérience nationaliste algérienne, marquée par l’hégémonie du FLN sur l’UGTA, créée en pleine guerre de libération nationale. De ce point de vue, le SIT n’a pas rompu avec l’expérience syndicale uniciste qu’il critiquait pourtant avec véhémence, ni avec son pesant héritage politico-idéologique. Il n’a fait que l’habiller d’un discours religieux, du reste, fort général.
Bien qu’ils soient officiellement reconnus par l’administration et malgré une représentativité sectorielle réelle pour certains d’entre eux, les syndicats autonomes n’ont toujours pas réussi, plus d’une décennie après leur émergence, à faire reconnaître à l’Etat leur droit de participer aux négociations sociales centrales. Ces négociations sont toujours menées entre les trois mêmes parties : le gouvernement, le patronat et l’UGTA !
Ces syndicats autonomes ont été constitués par des catégories de salariés qui étaient dans une situation beaucoup moins défensive que celle de l’ensemble du salariat. Ils ont organisé de nombreux mouvements de contestation radicale (grèves dont certaines, comme celle des enseignants du supérieur[5], ont duré des mois entiers), en partant d’une évaluation parcellaire du rapport de forces général, qui était loin d’être en faveur du mouvement ouvrier pris dans son ensemble. Au niveau organisationnel, la coopération entre eux n’a pas encore atteint un niveau qui leur permette de sortir du carcan corporatiste dans lequel ils demeurent enfermés. Leurs quelques tentatives de se coordonner en une confédération unique ont fait long feu. Il faut noter à ce propos que le projet d’une autre confédération syndicale que l’UGTA affronte l’hostilité ouverte de beaucoup de forces (syndicales et politiques). Cette hostilité s’explique aisément par le rôle important que joue l’UGTA sur l’échiquier politique. Le régime ne fait pas encore assez confiance aux nouveaux acteurs syndicaux pour qu’ils jouent le rôle imparti à ce syndicat qui est, depuis sa création, un élément important du système algérien[6].
L’ouverture démocratique a réduit le rôle politique de l’université
L’inflation des effectifs étudiants et la densification du réseau universitaire n’ont pas joué en faveur du mouvement étudiant qui a dû céder beaucoup de son dynamisme et de son autonomie. Jusqu’au début des années 1970, ce mouvement était concentré dans un petit nombre de grandes villes et était considéré comme un des foyers influents du mouvement social. Il soulevait un certain nombre de questions politiques, nationales et internationales, auxquelles ses réponses n’étaient pas nécessairement celles du pouvoir. Avec son caractère élitiste, il a perdu son autonomie politique et organisationnelle, battue en brèche par le régime, peu de temps après que le mouvement syndical a subi ce même sort, c’est-à-dire entre la fin des années 1960 et le début des années 1970[7].
La période ascendante du mouvement étudiant a été celle pendant laquelle il était politiquement dominé par les idées de gauche – notamment celles favorables au mode de développement officiel – qui, dans les années 1970, ont motivé les campagnes de « volontariat » en soutien à la « Révolution agraire ». A partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, ce mouvement s’est divisé sur une base culturalo-politique. La démocratisation de l’enseignement a permis l’accès à l’université des enfants des classes populaires et moyennes rurales, et ce, à un moment où se posait avec acuité la question de l’arabisation, une question cruciale au vu de ce qu’elle devait produire comme décantations à caractère « culturel » au sein du mouvement étudiant.
Les débuts de l’arabisation ont coïncidé avec l’apparition des premiers signes d’essoufflement du mode de développement économique adopté depuis l’indépendance dont l’échec allait favoriser certains courants d’opposition comme le berbérisme et l’islamisme. Alors que le doute et l’incertitude marquaient de plus en plus nettement le discours officiel sur la justesse des options socio-économiques prises depuis 1962, ces courants, dans les universités, gagnaient en légitimité et en capacités de mobilisation. C’est en cette période que l’Algérie a commencé à connaître un phénomène jusque-là inconnu, celui du « chômage des diplômés » : le système universitaire avait cessé de jouer son rôle de promotion sociale des enfants des couches populaires. La crise du modèle de développement officiel n’a toutefois pas profité uniquement aux islamistes et aux berbétistes. Elle a aussi permis à certains courants de la gauche radicale de consolider leurs bases estudiantines, ce qui ne sera pas sans importance lorsque le pluralisme politique sera reconnu en 1989 et qu’ils devront se constituer en partis légaux.
Le mouvement étudiant a beaucoup perdu de son influence sur la scène politique après la reconnaissance du multipartisme et du pluralisme syndical. En effet, le terrain de la confrontation politique s’est déplacé loin de l’université La naissance de nombre d’organisations étudiantes dès 1989 n’est pas pour contredire ce fait. Certaines de ces organisations avaient une implantation « nationale » et étaient influencées par la pensée des Frères musulmans. D’autres avaient une implantation plus modeste – souvent restreinte à la Kabylie et à une partie de l’Algérois – et étaient sous l’influence politique du berbérisme. Quant à la gauche et aux courants nationalistes, ils ont disparu de l’université de façon presque totale.
Les nouveaux mouvements sociaux populaires ne se sont pas trop appuyés sur le mouvement étudiant, pas même après avoir été enfourchés par le courant islamiste salafi. Après leur apparition, le mouvement étudiant a commencé à entretenir avec le mouvement social une relation nettement suiviste, et ce, après une longue période pendant laquelle il était à son avant-garde.
Plusieurs facteurs sociologiques expliquent cette relation suiviste. L’un d’eux est la dégradation du prestige social de l’étudiant à cause de l’extension du « chômage des diplômés ». D’autres facteurs sont liés aux caractéristiques mêmes des courants religieux, devenus hégémoniques au sein des nouveaux mouvements sociaux populaires. Le courant salafi, par exemple, et bien qu’il comptât dans ses rangs nombre d’instruits et de diplômés, s’appuyait essentiellement sur sa base populaire dont il mettait le radicalisme au service de ses projets. La propension qui le caractérise à l’interprétation littérale de l’héritage religieux ne laissait aucune chance à quelque renouveau idéologique que ce soit. Ce travail de renouveau aurait pu être mené par le nombre relativement élevé d’éléments instruits qu’il avait réussi à mobiliser. Il aurait pu donner à ces éléments un rôle politique plus important.
Le mouvement féminin et la malédiction « élitiste »
Le discours officiel dominant après l’indépendance a servi à maquiller, sous une apparence « moderne », un conservatisme réel dans le domaine des droits des femmes. Ce discours, aux relents « économistes », a eu des échos relativement forts au sein de certaines forces de gauche, acquises aux thèses staliniennes influentes dans les mouvements sociaux classiques. Il a eu également un écho important au sein d’autres forces politiques favorables à l’émancipation des femmes. Un quasi-consensus idéologique entre des franges influentes du régime et l’opposition semi-légale a pu ainsi se dessiner sur la question féminine. En vertu de ce consensus, les Algériennes ne devaient pas soulever leurs problèmes spécifiques séparément des problèmes généraux de la société. Ce compromis a eu quelques conséquences négatives, dont celle d’avoir rendu difficile la naissance de mouvement féminin important en cette période de l’histoire de l’Algérie.
Si, après l’indépendance, la scolarisation des filles n’a pas cessé de progresser[8], la présence des femmes était nettement moins visible dans l’activité économique non domestique. Les valeurs conservatrices, socialement dominantes, ont longtemps contrecarré le désir des femmes d’intégrer le monde du travail. On n’admettait ainsi de travail féminin que celui des femmes aux niveaux de qualification élevés. On ne l’admettait que sous certaines conditions. La principale était que les femmes travaillent dans des secteurs socialement considérés comme un prolongement du travail féminin domestique : la santé, l’éducation et l’administration[9]. Le caractère dérisoire de la présence féminine dans le monde du travail n’est pas resté sans conséquences sur les mouvements féministes qui, même après l’instauration du multipartisme et l’émergence de nombre d’associations féminines, n’a pu se départir de son élitisme.
La crise économique qu’a connue l’Algérie, notamment dans les années 1990, a imposé à la famille algérienne de revoir à la baisse les conditionnalités qu’elle mettait au travail des femmes à l’extérieur du foyer. Il est aujourd’hui assez banal de voir des femmes occuper des emplois peu qualifiés sur le marché du travail informel qui a prospéré dans le sillage des transformations libérales de l’économie. La présence féminine grandissante sur ce marché ne comporte pas, cependant, que de bons aspects. Les femmes travailleuses sont le plus souvent privées des protections légales que leur offre le marché officiel de l’emploi, ce qui précarise davantage leur condition sociale. Cet effet de précarisation est d’autant plus réel que dans le marché informel, qui s’est étendu à un moment où le mouvement ouvrier et syndical était dans une situation strictement défensive, le travail syndical en général est quasiment inexistant.
Les femmes algériennes ont fini par obtenir une semi-reconnaissance de la légitimité de leurs revendications. Cela marquait une différence avec les périodes passées, lorsque – même au sein les courants favorables à l’émancipation des femmes -, il leur était dénié le droit de s’organiser de façon indépendante.
La vision idéologique longtemps dominante ne concevait l’émancipation des femmes que comme une conséquence naturelle de l’évolution générale de la société, et notamment de l’évolution de la scolarisation et du marché du travail. La libération des femmes était ainsi perçue comme une simple question de temps. Beaucoup d’organisations féministes qui ont émergé à la faveur du pluralisme politique[10] devaient bien le reconnaître plus tard.
Le mouvement féminin n’a pas réellement profité du pluralisme politique pour construire son influence au sein de la société. Il est resté foncièrement élitiste bien que ses formes d’organisation se soient diversifiées et que beaucoup de figures féminines aient pu émerger et, pour certaines, accéder à des postes importants – ministres, parlementaires, dirigeantes de partis. Les organisations féminines n’ont pas réussi à s’implanter dans le milieu étudiant malgré la féminisation considérable des effectifs, ni dans le milieu professionnel féminin, théoriquement plus disposé à adhérer à leurs idées. Quant au milieu rural, il a été totalement négligé par ce mouvement qui n’a jamais quitté les grandes villes – notamment la capitale -, dans lesquelles il était apparu.
La mise en œuvre du projet national « boumédiéniste » nécessitait la caporalisation des forces sociales, ouvrières et estudiantines. Ces forces ont été privées de moyens d’expression politique autonomes bien qu’elles soutinssent ce projet boumdiéniste avec plus ou moins de distance critique. Cette situation n’a pas été très favorable à la formation d’une culture de l’action collective démocratique comme moyen de défense des intérêts communs. Il en naîtra le paradoxe suivant : les forces les moins enclines à la défense de la démocratie et du pluralisme en profiteront bien plus que celles qui s’étaient longtemps battues pour la démocratisation du pays.
De nouveaux creusets pour la contestation, le religieux et le local
Les nouveaux mouvements sociaux ont jeté sur l’arène politique de nouveaux acteurs : la jeunesse des villes et des quartiers populaires. Cette jeunesse exprimait son rejet de ses conditions de vie dans un nouveau langage politique ambigu faisant de constantes références à l’héritage religieux islamique.
En rupture avec le discours des mouvements sociaux traditionnels (ouvrier, syndical, estudiantin…), ces mouvements ont inventé un nouveau langage revendicatif à la puissance redoutable, vite devenu un moyen efficace de mobilisation populaire, une mobilisation à laquelle avaient échoué les couches moyennes, majoritairement francophones, qui fournissaient aux mouvements sociaux traditionnels l’essentiel de leur encadrement.
Une des caractéristiques de ces nouveaux mouvements sociaux populaires est le caractère totalisant de leur discours, dans lequel il est difficile de distinguer le moral du religieux, le collectif du privé, tous agrégés dans une même unité indissoluble. Une autre de leurs caractéristiques est leur radicalisme qui leur a valu une grande audience dans les milieux populaires. Grâce à eux, les jeunes ont pu investir l’arène de l’action de masse avec un enthousiasme jusque-là rarissime. Avant d’être enfourchés par le courant salafi, ces mouvements étaient concentrés sur la question des conditions de vie (logement, travail, éducation). Ils n’ont pas tardé à investir des espaces sociaux autres que l’usine ou l’université, fiefs des mouvements sociaux traditionnels. Ils ont investi les stades et les quartiers populaires se trouvant à la périphérie des grandes villes, avant d’étendre leur influence l’espace des mosquées. La mosquée, connue dans la tradition culturelle maghrébine pour être le « fief des anciens », des hommes âgés, a été occupée par des catégories sociales plus juvéniles. Elles y ont apporté de nouvelles formes de religiosité mais, surtout, un discours d’opposition très politisé. Les « anciens » ont dû, devant cette offensive, déserter cet espace, où ils passaient le plus clair de leurs journées.
Les mouvements sociaux populaires, mouvements « bruts » pour ainsi dire à leur naissance, n’ont jamais pu être encadrés par les « courants nationalistes » qui traînaient derrière eux le boulet de leur gestion passée du pays. Ils n’ont pas pu non plus être encadrés par les différents courants de gauche, élitistes et francophones, issus de couches urbaines moyennes. Ils n’étaient même pas encadrés, à l’origine, par le courant religieux. L’aile « salafie » de ce courant, hégémonique et bien implanté au niveau populaire, les désignait clairement comme des « mouvements populaciers », estimant leur pureté religieuse trop douteuse pour qu’ils méritent son soutien[11].
Il a fallu que ces nouveaux mouvements atteignent l’apogée de leur phase ascendante (à l’occasion des événements d’octobre 1988) pour que s’accomplisse une jonction historique entre eux et le courant religieux radical – représentés par les courants salafis du Front islamique du salut. Cette jonction n’avait pas pu s’accomplir avec d’autres courants, pas même avec celui des Frères musulmans. Ce dernier, bien qu’ayant quelque implantation populaire, était généralement plus proche des intérêts des couches possédantes ou moyennes.
En enfourchant les nouveaux mouvements sociaux, le courant religieux radical a donné à leur discours son caractère totalisant qui fait fusionner le sacré et le profane. Il leur a surtout donné de nouvelles perspectives, morales et religieuses, dont ils étaient démunis, étant à l’origine des mouvements « modernes » nés de la détresse quotidienne de la majorité de la population urbaine, surtout ses franges juvéniles.
Le courant religieux radical a entraîné ces mouvements de contestation dans une confrontation violente, non seulement avec l’Etat et ses différents appareils mais aussi avec d’autres forces sociales qu’il s’était aliéné avec son discours et ses pratiques exclusivistes. Il en est né une situation de violence qui alimentera un terrorisme aveugle faisant l’essentiel de ses victimes dans les couches populaires.
Si on devait suivre l’ordre chronologique dans l’écriture de l’histoire des mouvements sociaux algériens, on évoquerait certainement le Mouvement culturel berbère (MCB) avant les mouvements sociaux populaires à apparence religieuse. Bien que caractérisée à cette époque-là par un certain élitisme et un certain « culturalisme », la revendication berbère était déjà une réalité avant l’indépendance. Une de ses premières expressions publique a été ce qui est communément appelé la « crise berbériste » qu’a connu le Parti du peuple algérien (PPA) en 1949.
Immédiatement après l’indépendance, en 1963-64 précisément, la revendication culturelle berbère devait s’exprimer sous la forme d’un mélange entre l’action politique-partitide (la création du Front des forces socialistes, FFS) et l’action militaire[12]. Cependant, l’unicité politique imposée au pays par le régime et le prestige acquis par le modèle national officiel devaient rétrécir l’influence du discours culturaliste berbère et le restreindre à quelques élites, forcées à l’exil en France, où son action parmi les immigrés originaires de Kabylie est longtemps demeurée modeste.
En dépit de toutes sortes de restrictions, le courant culturaliste a réussi à s’exprimer – ne fût-ce que partiellement – à travers quelques partis d’opposition (le FFS et le Rassemblement pour la culture et la démocratie, RCD) et même, quelquefois, à travers des mouvements sociaux traditionnels (mouvements ouvrier, étudiant, etc.)
La Kabylie a connu, pendant la période coloniale, un fort mouvement d’émigration vers la France qui a favorisé les contacts avec les mouvements sociaux français. Elle a aussi bénéficié plus tôt que d’autres régions des avantages de la scolarisation, que ce soit sous la colonisation ou après l’indépendance. Par conséquent, elle a toujours été fort bien représentée au sein des élites politiques, économiques et scientifiques algériennes, non seulement après l’indépendance mais aussi avant.
L’émigration en France et la scolarisation ont été à l’origine d’une véritable mutation de la société kabyle, rurale et conservatrice. Ces deux phénomènes ne sont pas restés sans effet sur les mouvements sociaux dans cette région qui, dès la révolte d’avril 1980 (communément appelée le Printemps berbère ») s’y sont toujours distingués par leur encadrement excellent et la participation considérable des élites à leur action.
Les mouvements sociaux à caractère culturel ont toujours été, en Kabylie, des mouvements « intercalssistes », mobilisant aussi bien les ouvriers et les paysans que les commerçants, les étudiants et le patronat. Ils n’ont débordé les limites de cette région que rarement. Le FFS et le RCD ont parfois réussi à relier les préoccupations spécifiques de la région à d’autres questions plus « nationales » (les élections, le terrorisme islamiste, la situation sécuritaire, etc.). Les mouvements sociaux à caractère culturel se sont, par ce biais, insérés dans un mouvement idéologique plus large, marqué par la forte présence des classes moyennes urbaines ainsi que des femmes et se réclamant du combat pour la démocratie, les droits de l’homme (et, quelque fois, du combat pour la laïcité).
Outre son expression politique et « partitide », le mouvement culturel berbère a su s’exprimer sous d’autres formes, à travers des centaines d’associations constituées partout en Kabylie. Au niveau syndical, il s’est exprimé à travers la création de plus d’un syndicat (Syndicat algérien des travailleurs de l’éducation et de la formation, SATEF, Union démocratique des travailleurs, UDT, etc.) qui, pas plus que les associations, n’ont réussi à quitter leur carcan kabyle originel.
Les violentes émeutes qui ont secoué la Kabylie en 2001-2002 ont été un signe patent de la crise, voire de la défaite du mouvement populaire à caractère culturel. Celui-ci a beaucoup perdu de ses anciennes caractéristiques, dont son caractère pacifique et son excellent encadrement. Il ne s’est pas exprimé, lors de ces émeutes, dans le cadre traditionnel des partis (FFS et RCD), des syndicats ou des associations mais dans celui, nouveau, du mouvement des Archs et des comités de quartiers. Cette nouvelle forme d’organisation a constitué une remise en cause radicale de l’encadrement ancien. L’ancienne génération de dirigeants s’est vue remplacée par une autre, plus renfermée sur l’identité locale mais aussi nettement plus radicale. Ce radicalisme était manifeste dans la revendication de fermeture des brigades de gendarmerie ainsi que dans la campagne visant à empêcher la tenue des élections législatives et locales en Kabylie (2002).
La situation d’effervescence et d’insécurité que vit la Kabylie depuis cinq années s’est aggravée à cause de problèmes économiques et sociaux qui ne cessent de s’accumuler depuis plus d’une décennie dans la région. Sous l’effet conjugué de la crise économique interne et du contrôle de plus en plus draconien des frontières européennes, les flux migratoires traditionnels – vers la France et le reste du pays – se sont taris, ce qui a produit un changement radical dans la structure démographique de la région. La proportion de jeunes parmi les habitants des villages a relativement augmenté. La multiplication des structures éducatives (notamment les lycées et les universités) a fait que les jeunes Kabyles n’étaient plus obligés, comme lors des premières décennies de l’indépendance, d’émigrer vers d’autres régions pour poursuivre leurs études. C’est dans pareils phénomènes qu’on retrouve une des causes du recroquevillement identitaire qu’on observe en Kabylie. Dans cette situation de recul, les femmes ont été écartées de l’action collective et les anciens cadres organisationnels (partis, associations) se sont vus distancer, en termes d’audience, par d’autres autrement traditionnels (mouvement des archs). Cette tendance de retour vers le « local », vers le « culturel quasi-ethnique » a bénéficié de l’encouragement discret de l’Etat, notamment depuis la fin des années 1990. Il s’effectue à un moment où l’Etat national lui-même, ses institutions, ses élites dirigeantes et son discours vivent une crise profonde.
(*) Abdelnasser Djabi enseigne la sociologie à l’université d’Alger. Il dirige l’Institut algérien d’études et de recherches sociales (IAERS). Il a notamment publié Le ministre algérien : origines et parcours (Alger, Chihab 2011, ouvrage en langue arabe) et « Pourquoi le Printemps algérien a-t-il tardé ? (Alger, Chihab 2012, également en langue arabe).
[1] Lire notre ouvrage « L’Algérie en mouvement : étude sociopolitique des mouvements de grève ouvrières », Dar El Hikma, Alger, 1999 (ouvrage en arabe).
[2] Certaines grèves ont été utilisées pour revendiquer la nationalisation de certains intérêts étrangers et même algériens. Voir, François Weiss, « Doctrine et action syndicales en Algérie », Editions Cujas, Paris, 1970.
[3] Le secteur privé n’a « produit », depuis l’indépendance, qu’un ministre ou deux. Même après l’ouverture de l’ère « multipartite » et libérale, cette situation n’a pas changé de notable. Cet élément éclaire la relation particulière qui, en Algérie, lie le « public » et le « privé ».
[4] Exception faite des entreprises du secteur du pétrole et de l’énergie.
[5] La dernière grève en date a été déclenchée en mars 2006 par le Conseil national des enseignants du supérieur (CNES). Elle a été caractérisée par l’intervention de la justice afin de l’empêcher et par la mise de sous contrôle judiciaire de syndicalistes membres du CNES. Elle a été également marquée par certaines divisions au sein du Conseil.
[6] Cf. notre ouvrage « Du mouvement ouvrier aux mouvements sociaux », Institut national du travail, 2001.
[7] Malheureusement, il existe peu d’études et de témoignages sur le mouvement étudiant algérien. Nous pouvons citer :
Houari Mouffok, « Itinéraire d’un étudiant algérien », Editions Bouchène, 1999.
Mansour Abrous, « Contribution à l’histoire du mouvement étudiant algérien (1962-1982) », Editions l’Harmattan, Paris, 2002.
[8] 60% des quelque 500000 candidats au baccalauréat session 2006 sont des filles.
[9] Ce qui explique le faible taux d’occupation des femmes en Algérie. Il ne dépasse pas 15% en comptant le secteur économique informel.
[10] Beaucoup de personnalités et d’associations féminines ont entamé en l’été 2006 une campagne pour une meilleure représentation des femmes lors des élections locales et législatives de 2007.
[11] Cette position a été celle, par exemple, d’Ali Benhadj, un futurs des dirigeants du FIS.
[12] La révolte du Front des forces socialistes (FFS) en 1963 sous la direction de Hocine Ait Ahmed.