Pour l’auteur de ce texte*, si les processus de changement en Algérie ne sont pas couronnés de succès, c’est que les valeurs inhérentes aux modèles de développement adoptés depuis l’indépendance ne sont pas suffisamment partagées ni par les gouvernants ni par les bénéficiaires présumés du changement.
Le sous-développement, l’un des plus grands drames de l’humanité, tient pour une large part au nombrilisme des théoriciens du management. Le management, comme processus moderne, a été largement formulée aux Etats-Unis. Ces approches des systèmes organisationnels ont permis l’émergence d’une superpuissance mondiale, preuve s’il en est une, que les principes étaient bons et valables pour développer une économie. Une autre preuve est venue s’ajouter à la fin de la Seconde Guerre mondiale : la reconstruction de l’Europe s’est faite par un plan Marshall mis en place selon les mêmes principes organisationnels et réalisé par les Européens eux-mêmes. L’Europe s’est refaite en quelques décennies.
Qu’en est-il de l’Algérie ? L’application à l’Algérie a donné des résultats différents. L’indépendance de cette ancienne colonie a donné l’occasion d’appliquer les mêmes approches à sa reconstruction. Cette reconstruction, ou ce développement, ne s’est pas produit. Divers facteurs intrinsèques et extrinsèques sont intervenus dont il ne faut pas nier l’importance, entre autres une économie basée sur l’exportation d’un produit unique, le non-rééquilibrage du commerce avec ses partenaires et, il ne faut pas le cacher, la mauvaise gouvernance et la corruption. Mais ce manque à développer de l’Algérie a souvent été attribué à l’incapacité des nationaux à gérer selon des principes pourtant bien démontrés. A cet égard plusieurs écoles de management ont été créées pour enseigner les principes de gestion sans obtenir le succès escompté. Les principes étaient bien saisis mais la mise en pratique ne se faisait pas. Pourquoi?
Le codage culturel du management
Parce que le management est encodé par des éléments culturels. En effet, la culture est, avant tout, un conditionnement collectif d’un groupe d’individus typique de celui-ci et différent des autres. Il faut partager certaines valeurs pour croire, par exemple, à la planification (entres autres valeurs celle d’estimer être en mesure de contrôler l’avenir ; pour le fataliste, c’est un pouvoir supérieur qui décide, à quoi bon planifier?) Il faut se fonder sur des valeurs individuelles pour avoir le sens d’entreprendre (si l’Etat assure la survivance, pourquoi entreprendre et risquer?).
Ainsi donc, faute d’avoir su adapter les outils de gestion aux situations particulières de l’Algérie (l’utilisation d’un modèle fondé sur des valeurs non partagées dans ce pays), le développement ne c’est pas produit du fait que le management n’a pas su mobiliser les ressources et les coordonner comme espéré. Ce drame du non-développement aura fait comprendre que les composantes culturelles ne peuvent être absentes des outils de gestion. De fait, le cas de la reconstruction de l’Europe indique bien que les instruments utilisés étaient bien efficaces, précisément parce que les valeurs culturelles fondamentales étaient les mêmes.
La communication est l’élément-clé dans nos relations quotidiennes, surtout pour un manager. Un dirigeant, quel que soit le niveau hiérarchique, se doit de communiquer un message de sorte qu’il soit reçu de façon univoque et entraîne les actions désirées. Si gérer c’est communiquer, la gestion consiste donc à manipuler des symboles qui ont de la signification pour les personnes qui sont gérées ou organisées. La signification que l’on accorde aux symboles repose sur ce que l’on a appris dans sa famille, son école, son milieu de travail et sa société. Le management et l’organisation sont pénétrés de culture du commencement à la fin. Les éléments qui permettent de découvrir comment les ressources humaines sont programmées se trouvent donc dans la culture et les valeurs qu’elle véhicule pour des membres d’un groupe culturel spécifique. Dans le codage culturel qui touche le management et les activités professionnelles des gestionnaires, certains éléments sont plus centraux que d’autres. En effet, on peut penser à six d’entre eux :
– la relation avec la nature ;
– la nature de l’homme ;
– les relations humaines ;
– le temps ;
– l’activité ;
– l’espace.
Donc, les organisations sociales et les comportements de leurs membres, à travers les éléments de codage culturel, présentent des phénomènes qui, dans leur ensemble, font partie de notre univers quotidien. Que ce soit en tant que membre, matière en voie de transformation ou client, nous voyons notre existence profondément affectée par des systèmes organisationnels pouvant se présenter sous une multitude de formes (gouvernement, entreprises, hôpitaux, écoles, administrations d’utilité publique, syndicats, armée…).
Il est important de savoir qu’une organisation est un système faisant intervenir cinq catégories de variables interdépendantes, c’est-à-dire les objectifs, les structures, la technologie, l’environnement et la composition sociale (membres, groupes, individus). Comme ces variables sont associées par des relations de dépendance réciproque, des changements très sensibles survenant dans l’une d’elles ont des répercussions au niveau des autres variables. Les effets engendrés, ainsi que leur intensité, sont relatifs au système de valeurs accordé aux six éléments du codage culturel. Cela démontre que les aspects humains, organisationnels et techniques sont indissociables et constituent les trépieds d’un tabouret.
Prenons l’exemple d’une entreprise où il est décidé d’accroître la rapidité de certaines opérations pour mieux faire face à la concurrence. Pour réaliser cet objectif, de nouveaux moyens de traitement des informations sont adoptés entraînant la création d’un département. Ce changement structurel nécessite le recrutement de nouveaux membres possédant les qualifications désirées. Jouissant d’un pouvoir que leur confère la possession de compétences uniques dans l’entreprise, ces membres sont en mesure d’influer sur la prise de décision pouvant affecter la configuration d’arrangements structuraux et les personnes qui y assument les rôles, et ainsi de suite.
Les stratifications (clivages entre des classes ou des groupes de membres) et les relations de pouvoir qui apparaissent au sein de la composition sociale des organisations sont liées au fait que ces dernières sont fondées sur un ordre négocié. Cet ordre négocié dépend essentiellement des six éléments du codage culturel. Ainsi, la configuration des stratifications de la composition sociale et des relations de pouvoir qui les accompagnent émergent de processus complexes dans lesquels interviennent les membres, les objectifs, les structures, les technologies et l’environnement organisationnel.
L’image réelle et le mimétisme culturel : la perception et la réalité
Dans leurs rôles et pratiques, les dirigeants sont d’abord et avant tout impliqués dans la communication, qu’il s’agisse de fonctions reliées à la représentation externe de l’organisation ou dans son fonctionnement interne. A ce moment-là, le dirigeant apparaît comme une figure de proue et un porte-parole, agit comme liaison entre les parties de l’organisation, dissémine de l’information, règle des problèmes interpersonnels, négocie des solutions aux difficultés de l’organisation. Donc, le codage et le décodage est régi par les valeurs culturelles propres appartenant à l’émetteur et au récepteur.
Ce détour à travers les valeurs culturelles de chacun est tout aussi vrai à l’aller qu’au retour d’une communication. Par exemple, l’image d’une organisation, que ce soit à l’échelle d’un pays ou à l’échelle d’une entreprise, est le reflet des modes de cohésion interne au sein de cette organisation. Cette cohésion interne se matérialise dans les faits par la valeur accordée aux six éléments du codage culturel. Ainsi, dans un processus de communication d’une image, la crédibilité du dirigeant est sous-tendue par la cohérence de la réalité des faits. Par exemple, l’image de l’Algérie est reflétée par la réalité du niveau de sa force morale (force économique) et la réalité du niveau de sa douceur sociale (cohésion sociale). Par analogie pour un individu, son comportement dérive de ses croyances et de ses valeurs (la valeur accordée aux éléments du codage culturel).
Ainsi, si on veut changer le comportement d’un individu, il faut agir sur ses croyances.Le mimétisme culturel est le fait d’une déconnexion entre valeurs ou croyances et comportement. Par exemple, pour une entreprise, les valeurs correspondent aux politiques et à la culture d’entreprise mises en place et le comportement, quant à lui, correspond à l’exécution des activités conformément aux politiques. Dans les faits, si on prend la forme sans avoir les attributs naturels du fond, alors le comportement ou l’image qu’on veut projeter sont incohérents. Cela est valable dans tous les domaines sans aucune exception.
Culture du changement
Partons de deux postulats : la réalité est multidimensionnelle et le vécu conditionne le comportement.Dans le cas propre de l’Algérie, nous avons pris des autres ce qu’il y a de néfaste. Notre culture relative à la gestion du changement est défaillante. L’Algérie est passée d’une colonie à un Etat indépendant, d’un système de pensée unique au multipartisme et d’une économie planifiée à une économie de marché sans gérer le changement y afférant. Cela nous coûte énormément et nous payons le prix, car tous ces grands projets de développement organisationnel sont des échecs. Les raisons de ces échecs dérivent du fait que la rupture n’est qu’apparente. Car les projets entrepris dans le cadre de ses différents passages n’ont pas été accompagnés du processus de gestion de changement.
En effet, alors que nous prétendons rompre avec l’organisation sociale indésirable, les personnes censées conduire les changements restent dans le même système de raisonnement, c’est-à-dire que les dirigeants restent fortement ancrés dans une vision technique et instrumentale de l’organisation et du management. Il est primordial de préciser que la conduite du changement, dans le cadre d’un projet, est relative à un processus bien défini. Les activités du processus de changement sont une suite logique d’étapes relatives à :
– l’identification des changements ;
– la préparation des changements ;
– la planification des changements ;
– la mise en œuvre des changements ;
– et la mesure des progrès réalisés.
Pour ce dernier point, la mesure des progrès réalisés se fera par la validation de la valeur ajoutée de l’organisation sociale d’un point de vue client. C’est à travers ce type de processus qu’on peut conduire adéquatement le changement en agissant sur les éléments du codage culturel pour passer d’une situation donnée à une situation désirée. Nous avons la conviction qu’en répétant ce processus, tout en adhérant loyalement à des principes de finalité vis-à-vis du client de l’organisation sociale, pour tout type de projet, nous finirons par acquérir une culture du changement.
Pour conclure, j’invite les lecteurs à un exercice d’analyse et d’identification, par l’observation, des valeurs relatives au codage culturel du comportement de trois acteurs dans notre environnement quotidien. Observez attentivement le comportement du gardien de la paix (policier), le comportement des automobilistes, le comportement des piétons et l’environnement ; faites une analyse exhaustive des éléments du codage culturel de la gestion et vous découvrirez le mal profond qui ronge notre pays.
(*) Ammar Hadj-Messaoud dirige les opérations de Sciquom Conseil, firme spécialisée dans l’amélioration des capacités compétitives des entreprises et des institutions. Il est consultant auprès de plusieurs entreprises dans l’implantation de processus d’amélioration continue.
Cette contribution a déjà été publiée dans Liberté Economie (24-30 mars 2004).