A la source de tout échec une erreur d’évaluation de la mission et des objectifs. Le gouvernement annoncé ce soir se trompe déjà sur ce qu’il peut faire.
L’approche vue d’avion du gouvernement Tebboune-Djerad donne plus le sentiment de la continuité que celui du changement. D’abord dans l’architecture du nouveau cabinet. Aucune audace. Découpage à l’ancienne des missions. Un tantinet budgétivore avec 38 postes, et une distribution généreuse de fonctions factices comme les ministres délégués, et secrétaire d’Etat. Manifestement non adossés à une vision support de son action. Une faille scandaleuse sur le front du genre avec à peine 5 femmes dans des postes périphériques.
Un renoncement au rajeunissement prétendu spectaculaire. Et surtout l’absence de prise de risque politique. Les membres du gouvernement ont tous soutenu d’une manière ou d’une autre « le retour à la stabilité » à tout prix, même au prix d’une « élection-fiction » pour reprendre le bon mot de l’ancien ministre Abdelaziz Rahabi. C’est la référence insistante lors de la présentation poussive de Mohamed Said, porte-parole de la présidence, à la « compétence » des ministres qui tente de remplir le vide politique sidéral de cet attelage gouvernemental.
Les postes clés du gouvernement Tebboune-Djerad sont, sans surprise, occupés par des caciques du système. Le ministère de l’Intérieur par l’homme de confiance du président, ancien directeur de son cabinet au ministère de l’Habitat, le ministère de la Justice par l’expéditif Zeghmati. Il ne faut pas chercher d’interprétation politique majeure à la non affectation du poste de vice-ministre de la Défense. Ce qui revient le plus dans les indiscrétions est que l’Etat6Major n’a pas pu transmettre un nom à ce stade délicat de la succession de Ahmed Gaïd Salah
Trois erreurs pressenties
Ce deuxième jour de l’année a été bien chargé. L’annonce du gouvernement a été précédée par un exercice coutumier de mise des tribunaux sous instructions, cette fois dans le sens des libertés, toujours affligeant pour le respect de l’institution de la magistrature en crise.
La liste du gouvernement, sans relief, ne va pas provoquer de ralliements politiques majeures. Pas plus que les libérations en cours des détenus d’opinion. Elles auront un impact faible et limité dans le temps sur l’action de l’exécutif qui compte se mettre au travail dès dimanche prochain.
Considérés par le mouvement populaire comme des otages de l’Etat-major dans le contexte de 2019, l’élargissement, tardif mais bienvenu, des détenus politiques remet les questions essentielles du changement en avant de la scène. C’est ailleurs que les nouveaux acteurs du pouvoir à la présidence et au ministère de la Défense devront donc chercher les outils d’un changement de climat après la stratégie de tension qui a sévi de la démission de Bouteflika jusqu’au 12 décembre dernier.
Abdelmadjid Tebboune a tenté quelques « coups » dans le casting de son gouvernement. Quatre ou cinq ministres issus du monde professionnel investis à la tête de départements non régaliens, vont tenter de donner l’image d’un renouveau du personnel civil aux affaires. Ils cohabiteront, dans une pesanteur « systémique », avec des ministres clés marqueurs de la continuité de la prééminence de l’ANP sur la vie institutionnel du pays, comme l’a rappelé sans gêne le chef d’Etat-major par intérim Saïd Chengriha.
La première erreur serait de se laisser croire que ce gouvernement va travailler dans des conditions « normales » et pouvoir déployer le chantier « socio-économique » alors que l’issue politique de la crise demeure totalement en suspens, préempté par la persistance de l’ANP à refuser d’organiser le transfert de la souveraineté politique vers le peuple (articles 7 et 8 de la constitution). La seconde serait de penser que la défiance que suscite chez une majorité d’Algériens l’intronisation forcée de Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République peut substantiellement s’estomper dans les prochaines semaines par le truchement subtil d’un « marketing » ciblé dans la composition du nouveau gouvernement.
La 3e erreur viendrait d’une mauvaise prospective sur sa propre durée de vie : le gouvernement Tebboune-Djerad ne représente pas une majorité parlementaire, s’il mise sur l’essoufflement, inévitable du Hirak, il risque de trépasser lui même bien avant. De tous les points de vue, il ne peut agir que vite, politiquement, et dans l’ouverture vers le mouvement populaire. Rien de tout cela n’est vraiment prévu sur sa feuille de route.
L’illusion technocratique
La situation du gouvernement Tebboune-Djerad ressemble, par plusieurs aspects, à celle du gouvernement HCE-Belaid Abdeslam de juillet 1992. A la place du HCE, il y a un président formellement élu, mais pas plus légitime que aréopage formé à la tête de l’Etat en janvier 1992 après la démission de Chadli Bendjedid, ouvrant la voie à l’arrêt du processus électoral législatif.
Au palais du gouvernement, une équipe va devoir faire face à la dégradation du cycle économique passée en mode très accélérée en 2019, alors qu’elle n’aura pas de prise sur le cadre politique de son action. C’est ce que Belaid Abdeslam déplorait lorsqu’il n’arrivait pas, une année après être revenu aux affaires, à mettre en œuvre sa réponse « d’économie de guerre », pour faire face à la crise de l’endettement qui finalement débouchait début 1994, sur une situation de cessation de paiement du pays. L’illusion technocratique n’a pas plus de chance de fonctionner en 2020 qu’en 1992-93. Belaid Abdeslam avait tout comme Tebboune-Djerad aujourd’hui, opéré des « coups », amenant un chef d’entreprise privée, Réda Hamiani, à la tête de l’industrie légère (c’était encore divisé ainsi à l’époque, ou un jeune journaliste de télévision « prometteur » – Hamraoui Habib Chawki- à la tête du département de la communication. Dans un contexte de crise institutionnelle aiguë, en 2020 comme en 1993, l’orientation politique imprimée surdétermine, plus qu’en temps ordinaire, l’efficacité des actions sectorielles.
En 1992-93, des divergences sur le pilotage de l’économie, mais aussi sur la feuille de route politique ont rapidement fait avorter l’action de Belaid Abdeslam à la tête d’un gouvernement qui avait encore une marge de manœuvre importante au titre de la constitution de février 1989. Une seule déclaration du chef d’Etat-major peut annihiler des semaines d’actions gouvernementales pour « apaiser » le Hirak, remettre de la confiance chez les investisseurs, ou redonner de l’autonomie aux médias. On serait alors vite replongé dans l’ambiance de 2019. Le prétexte du vide constitutionnel en moins. Les réserves de change un peu plus minces.