Pour l’économie du développement, l’un des principaux obstacles au développement réside dans la rigidité de l’offre (1). Cette rigidité de l’offre empêche le mécanisme de substitution aux importations de fonctionner.
Les prix ont beau augmenter suite à une réduction des quantités offertes sur le marché d’un bien importé, ils n’incitent pas les producteurs à pallier aux défaillances des importations par une production locale. Contrairement à la prescription de la loi de l’offre, le prix du bien a beau s’élever, il n’entraîne pas une augmentation de la quantité offerte.
Le changement dans la condition de marché du produit est incapable d’entraîner un changement dans la condition de production locale du produit pour rétablir la situation d’équilibre antérieure.
C’est que le rapport de la production interne à la production mondiale n’est pas clair, il n’obéit pas à quelques règles que la transformation du marché pourrait mettre en action. Le marché interne et le marché externe sont déconnectés, leurs conditions de production ne sont pas alignées, ils ne peuvent fonctionner tels des vases communicants et interagir selon les lois du marché.
Comment donc faire de la substitution d’importation quand on a toujours veillé à dissocier les conditions locales de production et d’échanges de celles qui sont internationales ? Comment peut-on savoir ce qu’il peut être plus profitable de produire plutôt que d’importer, et quand ? S’en est-on déjà préoccupé ?
Il ne suffit pas de savoir…
On se réveille à peine à un tel souci. Il ne suffit donc pas de savoir que l’on ne peut plus importer pour pouvoir produire soi-même ce que l’on importait plus tôt. Pour que la promotion de la production nationale ne relève pas du simple discours incantatoire, il faudrait établir un autre fonctionnement des marchés en même temps qu’un autre rapport à la production et à la consommation.
Ceci étant dit à propos de ce que l’on entendait en économie du développement par production nationale comme substitution aux importations, tournons-nous maintenant vers les conditions de production en général et demandons-nous quel contenu peut-il être donné au terme de production nationale ?
Aujourd’hui peu de produits échappent au processus de globalisation de la production. Il concerne toute la production industrielle quasiment : électroménager, automobile, communication, etc.
Sous le terme de globalisation, on désigne un processus de mondialisation en même temps que de fragmentation et de modularisation (2). Du point de vue de la vie courante cela veut dire qu’aujourd’hui pour produire pour le proche et le très proche, il faut produire pour le lointain et le très lointain.
Production nationale ou participation à la production mondiale?
Entre soi, il y a désormais le marché mondial. Leçon d’Adam Smith déjà, que les Chinois semblent avoir bien comprise en la transposant au monde, contrairement à nous : nous continuons de vouloir nous épargner d’importer sans nous inscrire dans une division internationale du travail.
Où cela pouvait-il conduire ? Si à l’échelle mondiale on peut dire aujourd’hui que personne ne consomme ce qu’il produit à lui seul, que consommer algérien ou français n’a aucun sens sinon que de manière à exciter un sentiment national, puisque l’interdépendance mondiale est la règle. Ce qu’il faut s’empresser d’ajouter, c’est que tous ne sont pas égaux face à une telle interdépendance.
Ce qui compte c’est la capacité de commander durablement au travail en général (dans la division internationale du travail), qu’il s’agisse de commander à son propre travail (la Corée du Sud ou le Japon) ou au sien et à celui d’autrui (les États-Unis en tête) (3).
Si donc nous gardons présent à l’esprit que la majeure partie de la production mondiale est fragmentée à l’échelle de la planète, le concept de production nationale est complètement inapproprié (4). Il vaut mieux parler de participation à une production mondiale (5) que l’on peut mesurer par l’approche de la valeur ajoutée au commerce international (6).
La question devient : qu’ajoutons nous à la valeur de la production mondiale, quelle place y occupons-nous et que nous en revient-il ?
De ce point de vue, il est bizarre que la notion de coproduction (7) évoquée avec la France, ne fasse plus partie du discours sur la production nationale. Il est vrai que cette notion déjà marquée au coin d’un sceau étatiste, était condamnée à un usage démagogique. La France et l’Algérie ne sont pas prêtes à donner leur chance à ce qu’elles ont de commun.
Par opposition à la production globale, on parle de production locale. La relation d’échange n’étant pas comprise dans d’autres plus larges ou parcourues par d’autres plus fines qui courent sur tout le globe et n’excédant pas une relation locale. Autrement dit: une production locale hors d’une chaîne de valeur mondiale. Mais une telle relation ne peut être purement locale, elle est relativement fermée seulement.
Ni repli sur soi, ni extraversion
De quelles productions peut-il s’agir ? Pour ma part, j’entends les productions soumises aux échanges dans le cadre d’une monnaie locale, soit une production locale dans une chaîne de valeur locale.
La monnaie locale opérant une fermeture du « marché » comme le fait la monnaie nationale, telle que l’entrée ou la sortie de ce marché nécessiterait une certaine conversion dans la monnaie du marché de migration.
La monnaie étant définie au ras des conditions d’échanges et de production déconnectées d’autres mondiales et nationales : on produirait pour les besoins de tel groupe défini avec ses capacités, au moyen de tel instrument. Un tel instrument étant destiné à faciliter les échanges internes et permettre d’autres externes.
Monnaies locales et monnaie nationale servant à intégrer l’ensemble des producteurs dans des marchés en fonction de leurs capacités. Ce qui est en jeu c’est la construction d’un réseau de producteurs qui saurait mobiliser ses ressources et se protéger des chocs extérieurs.
Une telle construction n’a pas besoin d’un État surplombant, ordonnant l’activité sociale et économique, mais de dispositions sociales qui centreraient davantage les demandes sociales sur les offres locales, privilégieraient davantage la production sur la consommation ainsi que d’un État dont la fonction principale reviendrait à élever des coordinations locales au niveau d’autres plus larges, à veiller sur la coordination de l’ensemble, sa cohérence et sa flexibilité.
L’État ne peut se substituer aux collectifs, il ne peut aménager le monde pour eux, il doit accompagner leur mise en synergie, en cohérence globale. Il doit être produit en tel lieu, comme ce qui circule entre les différents réseaux, tels la monnaie et le droit. De droit il est, il n’est pas premier, il est moyen terme et extrémité.
Ce qu’il nous faut retenir ici, c’est qu’il n’y a pas de production nationale significative du point de vue du produit, mais des productions dans des chaînes de valeur nationales et internationales, des productions de producteurs qui forment réseaux et centres d’accumulation locaux à l’intérieur de réseaux internationaux. Et de la qualité de tels réseaux et de tels centres, de leur coordination et synergie, dépendent la qualité de la société.
Par production nationale, on veut souvent faire entendre producteurs privés (nationale parce que privée territorialement située). Plus que cela, il faut entendre travailleurs et producteurs collectifs (8).
Ce qui fait une production nationale c’est l’existence, l’activité de producteurs collectifs. Il faudrait prendre garde à ce que la politique qui vise à produire des champions nationaux ne conduise à se désintéresser de la production de champions régionaux et locaux. Il faut prendre garde à bien centrer la vie sociale et économique.
L’insertion dans les chaînes de valeur internationales ne doit pas signifier la désertion des chaînes de valeur locales. L’ensemble doit fonctionner dans une certaine résonnance : ni repli sur soi, ni extraversion. Toute la société ne pourra pas vivre du revenu de l’investissement dans les chaînes de valeur internationales et toutes les importations ne pourront lui être épargnées.
Le débat politique comme indicateur
Ainsi les maîtres mots deviennent secteur privé (inclusif) et chaînes de valeur. Or tout le drame est là: comment un pouvoir qui n’a pas eu d’autre souci que celui de monopoliser l’activité pour se défendre d’une compétition autour des ressources disponibles, entraînant par là une dévalorisation du travail national, peut-il être en mesure d’accepter le fait que le pouvoir national n’est pas celui d’un État tributaire de ressources non renouvelables, mais celui de travailleurs, d’entrepreneurs et autres collectivités ?
Et comment des entreprises et des collectivités qui ont désappris la coopération (nationale et internationale), ignorent la compétition internationale, pourraient-elles constituer des centres d’accumulation de savoir et de pouvoir ?
Le pouvoir d’entreprises en mesure d’investir dans des chaînes de valeur internationales et le pouvoir de collectivités en mesure de soumettre des valeurs marchandes (compétition par ex.) à d’autres non marchandes (solidarité par ex.), d’accumuler un savoir-faire, de constituer un héritage et de fructifier un investissement international.
Comment de telles entreprises et de telles collectivités pourraient-elles avoir besoin des services d’un État duquel elles accepteraient un certain prélèvement pour travailler en faveur de leur synergie et de leur coordination coopération ?
La qualité du débat politique sur le sujet est un bon indicateur du chemin qui reste à parcourir : il se focalise tantôt sur les « passe-droits » d’une « oligarchie », tantôt sur le sujet d’une amnistie fiscale et une autre fois sur la bancarisation. Il faut cependant un début à tout.
(*) Arezki Derguini, Député du Front des Forces Socialistes (FFS)
Analyse publiée initialement dans le Huffington Post Algérie
Notes :
[1] Voir par exemple Elsa Assidon, » Les théories économiques du développement » , Paris, La Découverte, 2002.
[2] « Une production jadis confinée entre les murs d »usines Américaines et Européennes peut désormais être fragmentée en petits morceaux réunis le long de chaînes de valeur qui parcourent le monde entier ». Suzanne Berger, « Made in Monde« , pp. 43-44, Paris, Seuil, Nouveaux Horizons, 2006.
[3] Voir ce que dit Suzanne Berger des stratégies des entreprises de ces pays. On distingue souvent dans le travail entre les fonctions de fabrication, de conception, de logistique et de distribution. Les anciennes puissances industrielles voulaient se réserver les deux bouts de la chaîne, celles de conception et de distribution.
[4] L’iPhone illustre le nouveau système productif mondialisé : « Bien que leurs composants diffèrent légèrement d’une version à l’autre, tous les iPhones contiennent des centaines de pièces, dont 90 % sont produits à l’étranger : les semi-conducteurs de dernière génération viennent d’Allemagne et de Taïwan, les mémoires de Corée et du Japon, les écrans et les circuits de Corée et de Taïwan, les chipsets d’Europe et les métaux rares d’Afrique et d’Asie. Le tout est ensuite assemblé en Chine. » in «Pourquoi l’iPhone ne sera jamais fabriqué aux États-Unis« , Charles Duhigg, Keith Bradsher, Peter Lattman, Catherine Rampell, The New York Times, in Courrier International n°1110, 02 septembre 2012.
[5] «Le débat autour de la mondialisation tend à se polariser sur deux points de vue: la mondialisation est favorable aux pauvres ou, au contraire, elle leur est néfaste… Cela est trop simpliste. Il ne s’agit pas de savoir si la mondialisation est intrinsèquement bonne ou mauvaise, mais plutôt de découvrir comment les producteurs et les pays s’insèrent dans l’économie mondiale. La question clé n’est pas s’il faut s’intégrer ou non aux marchés mondiaux, mais comment le faire de manière à générer une croissance durable des revenus.»
« Analyser la chaîne de valeur: une stratégie pour augmenter les gains à l’exportation »
[6] Voir par exemple : « Mesure du commerce international en valeur ajoutée: Pour une vision plus claire de la mondialisation » WTO, OMC.
[7] Voir les travaux de l’Institut de Prospective économique du Monde Méditerranéen (IPEMED) et les interventions du Professeur El Mouhoub Mouhoud sur la coproduction dont l’article « La coproduction pour réduire les importations »
[8] J’emprunte ici la notion de travailleur collectif à K. Marx telle qu’elle est développée par Christian Palloix dans ses divers travaux. Je substitue à la notion de travailleur collectif celle de producteur collectif pour minorer l’aspect propriété et majorer celui du savoir : le travailleur subit la prolétarisation (au sens de Marx repris par Bernard Stiegler) au contraire du producteur.