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Annaba, un Tiguentourine numérique pour démilitariser la conception de la sécurité nationale

Par Maghreb Émergent
octobre 30, 2015
Annaba, un Tiguentourine numérique pour démilitariser la conception de la sécurité nationale

 

La semaine économique* commentée par El Kadi Ihsane.

Le ralentissement de l’activité économique nationale provoqué depuis jeudi dernier par la rupture d’un câble sous-marin est un moment de vérité. Deux conceptions vieillottes à la fois de la souveraineté nationale et du développement économique prennent la tasse sous la marée de Annaba. D’abord la seconde.

C’est l’économiste et ancien ministre Smaïl Goumeziane qui avait suggéré un «naming» pour la stratégie économique des années Bouteflika en l’appelant stratégie des infrastructures industrialisantes – clin d’œil aux années Boumediène des industries industrialisantes. Une dizaine d’années plus tard, la crise sous-marine de Annaba dévoile l’archaïsme du rattrapage algérien des infrastructures. Le rattrapage s’est fait sur un flanc, celui des équipements physiques, et s’est accompagné d’un immense gouffre creusé sur un autre flanc, celui de l’infrastructure des flux d’information de masse et des services liés : le numérique et son autoroute des données.

Celle qui commande le monde 3.0. Pour dire les choses simplement, la crise en cours n’est envisageable que dans un pays numériquement retardataire. Un pays où les contenus numériques domestiques sont négligeables, ou le e-commerce n’existe pas, où la e-gouvernance en est à ses premiers balbutiements, où les réseaux intelligents (smart grid) ne gouvernent rien : ni les grands chantiers, ni la sécurité des ménages, ni la consommation énergétique, ni les chaînes de production. Maintenir l’Algérie dans une telle dépendance à un seul câble (80% du flux à l’international) est symptomatique du peu d’importance que l’accès à internet continue d’avoir pour le gouvernement. Plus préoccupé à le surveiller qu’à le rendre disponible en continuité et en masse.

Un héritage de Zohra Derdouri

L’Algérie repousse chaque année le virage numérique qu’elle doit donner à son développement. D’abord en fixant dans le pays une partie du trafic internet. Ouvrir des négociations avec Google, Facebook et les autres grands acteurs du web pour les amener à venir installer des plateformes de serveurs locaux en Algérie est une nécessité. En parallèle, le développement des data centers privés et publics est aujourd’hui plus stratégique que la restauration des licences d’importation. La dissémination des IPX, ces nœuds d’échange local de données entre opérateurs téléphoniques a pris du retard et fait transiter – internet mobile – un flux important des requêtes des internautes par l’étranger, lorsque la réponse peut venir du réseau voisin.

Un héritage hérétique de Zohra Derdouri hostile à la présence des acteurs privés dans ces bornes d’interconnexion. Un peu comme si l’on interdisait les supermarchés à l’investissement du privé. La crise actuelle de la connectivité dénote le caractère encore marginal de l’enjeu numérique algérien. Moins de 30% de taux de pénétration d’internet. C’est proportionnellement pire que le ratio de la Chine de la révolution culturelle –fin des années 60’ – vis-à-vis de l’automobile. Contenus, acteurs, accessibilité, services, l’Algérie est encore, sur le web, à l’âge du tricycle et du baudet. L’âge tardif de ses gouvernants – le président Bouteflika et les principaux autres responsables – explique en partie ce décalage culturel. En partie seulement.

Si l’Algérie est autant en retard sur le plan numérique c’est parce qu’elle a une conception strictement militaire de la sécurité et de la souveraineté nationale. Le développement du service numérique en Algérie est resté coincé dans la trappe de la lutte anti-terroriste des années 90’. Tout est soumis à la pesanteur du sécuritaire. C’est-à-dire du militaire. Le désert numérique vient de là : le retard ridicule du lancement de l’internet mobile (3G), l’absence burlesque de service GPS, l’interminable feuilleton de la naissance avortée de l’organisme de certification de la signature électronique clé de voûte du e-commerce, jusqu’à et y compris l’incapacité désarmante de TDA (monopole public de la télédiffusion) à numériser la simple reconnaissance des bandes FM sur les autoradios ou à diffuser en signal HD pour les téléviseurs algériens, tout provient d’une doctrine prudentielle militaire non écrite. «Si cela se numérise, cela ne se contrôle plus». En tout cas, ne se contrôle plus à l’ancienne. Lorsque l’administration ne peut pas s’ajuster aux nouvelles techniques de cadrage des flux numériques, elle diffère leur libération. Sous la discrète invitation des autorités sécuritaires.

Dématérialisation vs démilitarisation

Ou même pas. Le réflexe est intégré. Ce sont des milliers d’applications, de sites web, de solutions clients à distance, qui sont ainsi maintenus en hibernation, un continent de l’industrie algérienne du développement et de l’intégration web qui est englouti sous la phobie du numérique. Internet devient secondaire. Peu de choses sérieuses s’y règlent en Algérie. Il peut dépendre d’un seul câble. Qui peut se rompre. En réalité, la dématérialisation d’une partie des transactions en Algérie requiert préalablement une démilitarisation du coût sécuritaire maintenu artificiellement sur le pays. Des think tanks et des économistes travaillent sur les meilleurs scénarios de cadrage de la dépense publique par temps d’affaissement des ressources en devises. Il manque dans toutes les propositions une évaluation du coût sécuritaire sur l’économie algérienne.

Le câble rompu au large d’Annaba est un Tiguentourine numérique. Il révèle combien est important le sous-investissement, outre celui dans les connexions sous-marines, celui dans l’économie immatérielle de l’intelligence et des réseaux. Il aurait maintenu une partie des flux en Algérie. Pour entamer enfin un rattrapage sur ce flanc, aujourd’hui plus important que celui des trémies et des nouveaux sièges de daïra, il faut accepter l’idée que le risque sécuritaire a changé. Que la réponse militarisée est inadaptée.

Qu’elle est trop coûteuse. Et pas seulement parce qu’elle retarde l’émergence d’une webosphère.dz moins gourmande en bande passante importée. Le coût de réponse au risque sécuritaire n’est pas plus évalué que le risque lui-même. Autour d’Alger, par exemple, les barrages de Baba Ali sur l’autoroute de Blida ou celui du tunnel de Birtouta sur la seconde rocade Sud sont censés surveiller l’entrée de la capitale. Or, il est impossible d’arriver à Alger sans repasser devant deux, trois ou quatre autres barrages sécuritaires.

Ces barrages, et des centaines d’autres à travers le pays, ne sont pas seulement inutiles, ils greffent le budget de l’Etat en temps de travail des usagers, en salaires d’effectifs, en carburant pour les bouchons qu’ils provoquent, en frais de santé pour les stress dont ils sont responsables, en accidents de la route pour les réactions de vitesse qu’ils suscitent aussitôt la chaussée libérée à nouveau. Personne dans l’administration ne voulait évaluer cela par temps de pétrole à plus de 100 dollars. Aujourd’hui, sur internet et les autoroutes virtuelles autant que sur les autoroutes physiques, le dispositif qui prévient ou qui traque le risque est plus préjudiciable que le risque de départ. C’est le cas pour le retard numérique. Il tenait à un câble pour le montrer par le chaos.

 

(*) Article publié le 26 octobre 2015 sur le quotidien francophone El Watan.

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