Si nous ne voulons pas que les efforts de ceux qui entendent nous protéger restent vains, il nous faut arrêter la puissante « machine à fabriquer les poseurs de bombes ». Priver les criminels de leur nationalité ? Et pourquoi pas leur infliger une peine bien plus lourde encore en les privant de toute descendance ?
À Bruxelles cette fois, après Paris, Londres, Madrid et tant d’autres capitales, pas seulement européennes, de nouvelles victimes nous interpellent : « Qu’avez-vous fait pour nous protéger ? » Leurs appels légitimes me ramènent vingt et un ans en arrière, au lendemain des attentats parisiens du métro Saint-Michel, le 25 juillet 1995. Sous le titre « La recette du poseur de bombes », j’avais alors écrit dans les colonnes de Libération :
« Il faut traquer impitoyablement les poseurs de bombes. Police et justice l’ont fait avec détermination, et on a pu penser un temps, mais à tort, que le réseau responsable de ces crimes avait été démantelé. Pour éviter que l’apparition d’autres réseaux ne rende sans cesse caducs les succès de nos policiers, il est devenu urgent de nous atteler maintenant au démantèlement d’une autre filière, plus redoutable encore: non pas celle qui fabrique les bombes mais celle qui fabrique les poseurs de ces horribles engins de mort. »
Et je concluais sur une phrase dont l’actualité me semble s’être aujourd’hui renforcée : « À Paris ou à Alger [et aujourd’hui à Bruxelles ou ailleurs] cette enquête-là ne conduit pas que dans les banlieues ».
La meilleure et la plus urgente façon d’exprimer notre compassion pour les victimes reste aujourd’hui la même. Il s’agit d’arrêter et de sanctionner les poseurs de bombes. Ceux qui vont mener à bien une fois de plus cette mission méritent à cet égard notre respect et nos encouragements les plus vifs. Mais l’importance et la centralité de leur tâche ne doit pas nous faire ignorer la seconde urgence, plus pressante encore. Or, malgré les années, celle-ci, dans l’agenda de nos décideurs, tarde à se hisser au rang de priorité. Si nous ne voulons pas que les efforts de ceux qui entendent nous protéger restent vains, il nous faut arrêter la puissante « machine à fabriquer les poseurs de bombes ». Priver les criminels de leur nationalité ? Et pourquoi pas leur infliger une peine bien plus lourde encore en les privant de toute descendance ! Mais comment faire ?
Réformer l’autre ou nous réformer?
Trop de discours, depuis trop longtemps, nous égarent. Chez une écrasante majorité de nos conseilleurs, un prisme unique s’impose : de Sciences-Po à l’Académie française, du Parlement jusqu’à Matignon, conseils et consignes font un usage exclusif des marqueurs (jihad, imam, salafiste, charia, etc.) de la seule culture et de la seule religion… de l’Autre ! Lorsque dans une conjoncture où nos tripes ont une dangereuse propension à prendre le contrôle de nos cerveaux, le ministère français de la Recherche a l’heureuse idée de mobiliser ses fonctionnaires, il ne crée lui même de postes de chercheurs que dans la seule discipline de l’islamologie ! Et son erreur, aussi flagrante que partagée, passe complètement inaperçue. Considérer que la connaissance de l’Islam est la clef qui peut nous permettre d’appréhender, pour le surmonter, le dysfonctionnement du monde procède pourtant d’un biais exceptionnellement pervers : celui qui nous interdit de penser, et de regarder en face, la part de responsabilité du plus grand nombre d’entre nous, c’est à dire des non-musulmans.
Dans le tissu politique de chacune de nos nations européennes, comme dans celles du Proche-Orient, les non-musulmans évoluent pourtant à ce jour très largement du bon côté du rapport de domination. Le jour où nous nous déciderons à accepter de considérer les explosions d’hostilité qui nous frappent pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire le révélateur de notre incapacité à établir une relation mutuellement satisfaisante avec le monde (musulman) de l’Autre, il nous faudra donc accepter l’idée que ― par la force des choses ― dans ce profond dysfonctionnement, nous sommes profondément impliqués ! Et il faudra alors aller jusqu’au bout de notre raisonnement et nous convaincre que, si les victimes de Bruxelles exigent que nous réformions le monde qui les a laissés mourir, c’est en partie au moins nous mêmes qu’il faut accepter de réformer.
D’une barbarie l’autre
Pour arrêter la « machine à fabriquer les poseurs de bombes » il faut accepter de voir que c’est ailleurs qu’à Molenbeck ou à Rakka, à Mossoul ou à Saint Denis que ses rouages tournent à plein régime. Et que plutôt que leurs fabriques, nos banlieues, proches et lointaines, sont plus surement les réceptacles de nos « bombes » en tous genres. Les « fabriques de poseurs de bombes » ne se trouvent pas dans les banlieues. Elles sont tout d’abord dans ces sphères gouvernementales qui prennent des décisions plus souvent électoralistes que raisonnables, tant intérieures qu’étrangères. Elles sont chez chacun d’entre nous quand nous laissons s’agrandir les accrocs du vivre ensemble. Elles sont partout aussi où, lâchées par nos Rafale et autres Mirage, nos propres bombes ont fait plus d’un million de morts en moins de deux décennies.
Ce n’est pas en laissant nos tripes surenchérir dans la dénonciation de la barbarie de l’autre, mais bien en exigeant de nos cerveaux qu’ils nous laissent entrevoir un peu de la nôtre que nous sortirons de l’impasse mortifère où nous sommes aujourd’hui enfermés.
(*) François Burgat est politologue. Il est directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Il a notamment publié L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida, (Paris, La Découverte, 2005) et L’islamisme en face (Paris, La Découverte, 1996). Cet article a été initialement publié sur le Huffington Post Algérie.
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