L’Algérie a perdu plus de 40 mois à chercher un modèle à sa filière automobile enfermée dans une théorie « néo-Boumédieniste » du statut de la voiture dans la société algérienne.
Les revenus de l’État ont augmenté en 2022 et la fin du moratoire non assumé sur l’importation des véhicules approche. Sans surprise, les choses se remettent en place par le versant le moins conflictuel. Les citoyens mobiliseront leurs propres devises pour s’équiper en automobiles. C’est le rétablissement de l’importation des véhicules usagés de moins de trois ans, validée – une deuxième fois – pour le début de l’année prochaine.
Pour le reste, le lancement d’une industrie mécanique avec un taux d’intégration de 30% d’entrée nécessite encore du temps. Il est facile de parier sur une reprise préalable de l’approvisionnement du marché de l’automobile, du véhicule utilitaire et du poids lourd, par le rétablissement de la concession, que tous les Algériens ont connu et fini par adouber avant l’avènement de Abdeslam Bouchouareb. Cet approvisionnement a même repris discrètement avec la reprise des lignes d’assemblage de Oued Tlelat (Renault) et Tiaret (Hyundai), sous un régime fiscal et douanier et pour des volumes non encore communiqués. Les évènements se bousculent et Abdelmadjid Tebboune a dû ordonner la publication du serpent de mer de la République, le cahier des charges de l’importation des véhicules, avant ce lundi 31 octobre.
La régulation d’un marché, fortement asséché, devrait donc cette fois bel et bien reprendre durant l’année 2023 avec une ventilation de l’approvisionnement plus conforme aux normes d’un pays au PIB équivalent à celui de l’Algérie : le véhicule neuf importé par les concessionnaires agréés en dinar officiel, l’assemblage du neuf sans doute sans les avantages fiscaux et douaniers indus (Bouchouareb-Sellal-Ouyahia), les véhicules d’occasion en appoint en parité dinar-devises du marché noir.
À bien y regarder, en l’absence d’un grand projet industriel fortement intégré – que le partenariat, récemment signé avec FIAT, n’est pas certain d’apporter – la scène qui se met en place ressemble à un retour à l’avant 2015, avec l’occasion et l’assemblage en soutien. Petit à petit, Abdelmadjid Tebboune abandonne la vision de son premier ministre de l’Industrie, Ferhat Ait Ali, qui portait sur une conviction doctrinaire tranchée sur le statut de l’automobile dans l’économie algérienne.
« Le véhicule, pas une priorité »
En dehors des acteurs qui l’ont subi à leur détriment, Ferhat Ait Ali était, notamment sur Radio M, en 2017-2018, le pourfendeur le plus brillant de la « fausse industrie » que constituait, « la machine à aspirer des devises » qu’était devenu le système d’assemblage automobile monté par Abdeslam Bouchouareb, le ministre de l’Industrie du clan Bouteflika. La suite montrera cependant qu’il n’était pas seulement hostile, à juste raison, à un système d’avantages fiscaux et douaniers en échange d’un assemblage primaire des véhicules en Algérie.
Devenu ministre de l’Industrie, du premier gouvernement de l’ère de Abdelmadjid Tebboune, Ferhat Ait Ali a converti la gouvernance économique de cette conjoncture à l’idée que les devises de la banque d’Algérie ne devaient pas servir à l’importation de véhicules. Recevant la presse, il est vrai, en novembre 2020 à un moment où le prix du pétrole était passé sous les 40 dollars le baril, il s’était fondu d’une théorie pérenne de la place de l’automobile dans la société algérienne : « On ne peut pas diriger les revenus en devises, ceux de la fiscalité, pour des besoins que nous ne considérons pas comme prioritaires », avait-il déclaré, ajoutant, « le véhicule touristique n’est pas une priorité, ce n’est pas un produit social qui peut nous amener à faire des sacrifices fiscaux et en devises ».
Il en a résulté, en mode implicite, le report d’année en année de la validation d’un cahier des charges pour importer les véhicules, et surtout ce qu’il implique : l’attribution, si problématique, des agréments aux candidats à la concession automobile. Le ban des importations, justifié sociologiquement par l’ancien ministre, ajouté à celui de l’assemblage en mode « fausse usine » n’aurait pas suffi s’il n’existait pas une doctrine Ait Ali de la filière mécanique au-delà de la seule voiture de tourisme.
En gros, l’idée est simple et elle a séduit Abdelmadjid Tebboune. Dès 2017, lorsqu’en tant que premier ministre, il avait demandé à Ferhat Ait Ali de reprendre la rédaction d’un cahier des charges de l’assemblage automobile domestique. L’Algérie est le plus gros marché de la région. Elle doit négocier au mieux l’accès à son marché. Il faudra pour avoir une part du gâteau, s’implanter avec une vraie usine qui débute à 30% de taux d’intégration (c’était 40 % dans la première mouture). Segment décisif de la bonne foi du constructeur étranger de bien vouloir intégrer une filière, avec y compris son réseau d’équipementiers : l’atelier d’emboutissage.
Un noyau dur de la doctrine. Sans fabrication de la carrosserie en Algérie – supposée être un débouché à la sidérurgie locale – pas d’implémentation de projets de constructeurs étrangers. Ferhat Ait Ali a vendu à Abdelmadjid Tebboune, dès 2017, cette vision néo-Boumédiéniste, qui repose sur de fortes restrictions des importations – leur blocage au pire – le durcissement des exigences d’intégration de l’investissement étranger, et la diffusion du discours que l’automobile qui n’industrialise pas le pays n’est pas une priorité de l’État et donc un équipement à obtenir par la débrouille du citoyen.
Ni importation, ni industrie
Des spécialistes de la filière mécanique avaient déjà fait observer publiquement que l’exigence d’un atelier d’emboutissage dans le cahier des charges était obsolète et compliquée – effet d’échelle – dans la chaine de valeur importée et qu’il valait mieux tabler sur d’autres exigences, notamment le bassin des équipementiers qui accompagnent le constructeur étranger.
Bien sûr, la vision doctrinaire rigide de l’ancien ministre avait peu de chance de rencontrer l’écoute d’investisseurs étrangers. En particulier dans un contexte pandémique déroutant où la question de la mobilité était approchée différemment et/où les constructeurs donnaient la priorité à leur offre électrique.
L’ascendant de la doctrine, Ait Ali, sur l’ancien premier ministre devenu président, s’est pourtant perpétuée très au-delà du départ de son ministre de l’Industrie, si inspirant dans le discours, si peu impactant dans le déploiement de ses idées, beaucoup s’en fallait.
Pas de voitures importées avec les devises de la banque d’Algérie et pas d’industrie automobile sans débouchés pour la sidérurgie. La filière mécanique et automobile est ainsi restée dans un ressac de plus de trois ans ou seule l’ANP, encensée comme un acteur majeur dans la doctrine néo-Boumediéniste d’Ait Ali, a pu continuer à dérouler son programme d’équipements, qui, bien sûr, échappe aux critères d’intégration exigée à l’activité dans le civil.
Perte de revenus fiscaux et douaniers, perte de postes d’emploi qualifiés, sous-équipement du parc roulant des entreprises, crise du matériel roulant lourd impliquant jusqu’aux volumes des exportations (Clincker), effondrement de l’écosystème de l’assurance, vieillissement du parc roulant, hausse de la sinistralité et de l’insécurité routière : le préjudice porté à l’économie algérienne du fait d’un ban aussi long de l’importation de véhicules neufs, sans relance d’une activité d’assemblage domestique, incarne largement l’impéritie de la gouvernance de l’après Bouteflika, après celle, délinquante, des années Bouteflika.
Le marché ayant toujours ses propres recours, les importateurs multimarques, restés bizarrement en dehors du goulag, ont sauvé une partie de la mise en approvisionnant, à la marge, le marché de l’automobile avec leurs propres devises. Prés de 20 000 véhicules neufs ont été importés en 2021, et le chiffre devrait au minimum doubler en 2022.
Moins de 4 milliards d’euros par an
Le débat sur la place de l’automobile dans la société algérienne est, bien sûr, toujours ouvert. Et même la vision datée de quelqu’un comme Ferhat Ait Ali peut encore y avoir sa place. Le fait est qu’en attendant que des arbitrages soient rendus pour connaître l’orientation à donner à la filière, le niveau d’équipement du pays en véhicules ne pouvait continuer à se dégrader. C’est à cette réalité, loin de la doctrine, qu’a fini par se confronter la gouvernance Tebboune.
Ainsi, l’année 2023 devrait être une année de transition marquée essentiellement par la reprise des importations des véhicules neufs avec son incidence en aval sur les réseaux de distribution et de services après-vente. Des métiers connus en Algérie et peut-être pas totalement perdus. La demande solvable, selon les anciens concessionnaires, se situe entre 150 000 et 200 000 unités intégrant l’utilitaire, le véhicule d’occasion servant d’appoint en fonction des opportunités des pays émetteurs.
Le chantier de l’industrie automobile, lui par contre, nécessite un positionnement stratégique préalable. L’expert Ali Harbi l’a mis en mots en affirmant « si l’Algérie accepte de recevoir chez elle la construction des véhicules à moteur thermique, dont les européens veulent se débarrasser, il y a une opportunité. Mais est-ce qu’il n’est pas plus pertinent de se positionner directement sur la voiture électrique et en produire quelques-uns des composants puisque nous sommes au seuil de cette industrie ? »…. plutôt que de l’assembler par exemple. Une usine de batterie au lithium avec l’avantage des coûts énergétiques algériens ?
Il reste une question qui n’est pas abordée dans cet éclairage sur la lente évolution du dossier automobile en Algérie. C’est celle du retour de la contrainte devises avec la reprise des importations. Elle devrait impacter la balance des paiements jusqu’à hauteur de 3,6 milliards euros à raison de 18 000 euros en moyenne par véhicule neuf importé. Un risque de déséquilibre ? Il faudrait alors revoir toute la politique d’équipement du pays. Le budget de l’armée n’est pas soumis à débat ? Il devrait l’être, s’il permettait, par son optimisation, et pour retourner la doctrine Ait Ali, de dégager des revenus pour d’autres secteurs socialement prioritaires.