Aux frontières du droit, de l’économie et de la politique (contribution) - Maghreb Emergent

Aux frontières du droit, de l’économie et de la politique (contribution)

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On les appelle les sciences humaines (par rapport aux sciences, dites exactes), elles se fréquentent très souvent, se compètent, se contredisent, s’affrontent mais ne peuvent se passer les unes des autres : il s’agit de sciences juridiques et de celles économiques. A leurs frontières et dans leurs intersections, des développements savants sont l’objet, dans l’espace et dans le temps, d’études et analyses, de controverses et de synthèses, académiques ou profanes, alimentant et enrichissant tantôt les unes tantôt les autre.

Notre pays, même s’il le voulait, ne peut pas échapper à cette tendance lourde universelle et tente, tant bien que mal, d’intégrer voire de greffer les dernières innovations et si possible de participer modestement à leur production. Il en va ainsi pour la matière juridique, qui a été reconduite par les ordonnances de 1965, du corps juridique colonial, après l’avoir « expurgé de tous les articles à caractère colonial, raciste et discriminatoires. La teinte « socialisante » du début de l’indépendance a également extrait des textes juridiques majeurs (code de commerce, codes de procédures…) les articles « incompatibles » avec les options politiques et idéologiques du moment (1). Mais en matière pénale et de procédures, le « modèle français en fait, romain par rapport à celui anglo-saxon, a perduré et se reproduit sans que personne ne songe, à quelque niveau que se soit, à introduire des « réformes qui soient en adéquation avec notre propre identité et l’évolution de notre société, traversée par divers courants, tant nationaux que régionaux qu’internationaux.

Prenons l’exemple des textes relatifs à la répression des infractions économiques, pour nous en convaincre. Le patrimoine public, étant majoritaire depuis l’indépendance, par le processus de nationalisation progressif de la propriété coloniale puis de celle nationale (agriculture, industrie, commerce, immobilier…), le législateur va concentrer tous ses efforts à sa « protection » (2) et inscrire dans les textes subséquents des peines lourdes voire extrêmes (peine capitale) pour les contrevenants.

Les procédures héritées du système colonial (juge d’instruction, Chambre d’accusation, les différentes Cours organisées en Chambres, Cours d’appels, Cour suprême, jurisprudence, découpage des territoires juridiques…), vont fonctionner de manière quasi automatique, à quelques détails près, ainsi que l’instrumentation juridique (information judiciaire, Procureur Général, parties civiles, droit à la défense, appels, cassations…). D’autre part, aux sources du droit positif importé (3), va se greffer à la fois (même sous la colonisation) le droit canon puisé essentiellement de la religion musulmane et le droit traditionnel comme pratique régionalisée. Enfin, notre pays (par la signature de conventions internationales interposées), va introduire des règles permettant notre insertion (et notamment en matière d’arbitrages) dans la « mondialisation du droit ».

Dès lors, à l’intersection des sphères juridique et économique, va se créer des espaces « gris » où vont s’entrechoquer ces deux logiques différentes. L’analyse comparative du listing des peines encourues, en matière pénale (4), dans le domaine économique et financier, nous permet de percevoir très vite que la peine carcérale est privilégiée par rapport à celle financière sous toutes ses formes, quand elles ne se combinent pas ! A quoi est due cette surdétermination de l’incarcération physique par rapport la sanction matérielle, économique et financière, voire morale (inéligibilité, interdiction d’exercice et de représentativité…), dans notre législation, en vigueur ? Un autre endroit, qui démontre cette attitude du législateur à privilégier le carcéral, c’est la détention provisoire en lieu et place de la liberté provisoire (5) ou bien la procédure de la caution, qui pour cette dernière, est considérée comme « une offense au corps de la magistrature », alors qu’elle règne, comme une procédure maîtresse dans d’autres pays et notamment aux USA (6), y compris pour les crimes de sang !

Est-il plus supportable d’être condamné à restituer tous les biens mal acquis ou de croupir en prison, durant une durée déterminée, d’autant qu’après la peine purgée, le condamné retrouve le fruit de sa rapine et en jouit pour le restant de ses jours (7) ? Le délinquant « au col blanc » sera-t-il plus dissuadé à commettre des actes délictueux, s’il encourt une incarcération physique ou s’il se voit déposséder de tout le produit de sa rapine, quelle que soit son statut (8) ? La question mérite d’être posée.

Je n’entre pas dans la problématique du recouvrement des amendes, de leurs recours et de ses péripéties administratives, puisqu’à cet endroit, également, se pose avec force, la dérision des moyens humain, matériel et financier accordés et du suivi à ces opérations (9), sur le territoire national, quant à l’étranger, c’est encore une tout autre histoire (10).  Enfin, personne ne parle du coût financier par prisonnier, des infrastructures pénitentiaires (11) et de ceux des personnels en charges de la gestion et de la surveillance. Sujet tabou par excellence, le budget accordé au secteur, ne cesse d’augmenter exponentiellement, sans que cela n’émeuve ni les autorités sectorielles ni celles politiques encore moins les tenants des cordons de la bourse.

Enfin, la frontière entre le droit et la politique demeure la zone la plus « obscure », que ce soit devant des tribunaux civil ou militaire. Le délit dit d’opinion, subséquent aux dernières lois, très controversées (12), ne cesse de rétrécir les espaces de liberté et n’entraver l’exercice de l’activité politique et son corollaire le droit à l’information. En plus qu’un toilettage démocratique de tous les éléments liberticides, il semble évident pour tous que l’incarcération doit être strictement encadrée par la loi ne manière à exclure l’arbitraire, là où qu’il se trouve.

Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé.

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(1) Il faut noter que la constitution de 1989 a permis de vider complètement les textes incompatibles avec « l’économie de marché » pour laquelle le pouvoir avait opté à cette époque.

(2) La création ex nihilo de la Cour spéciale des infractions économiques de Médéa, en est l’exemple même.

(3) Il faut remarquer à cet endroit que le droit canon français, est d’origine latine et puise ses sources de la religion catholique romaine, alors que celui anglo-saxon est très imprégné des réformes protestantes, ce qui va avoir des prolongements considérables et notamment en matière marchante et entrepreneuriale et du droit des affaires, qui aujourd’hui s’est imposé comme la référence internationale.

(4) Les amendes infligées sont dérisoires et les poursuites et leurs recouvrements très hypothétiques. L’Agent Judiciaire du Trésor (AJT) ne dispose que de moyens dérisoires pour défendre les intérêts de l’état dans tous ses démembrements. Ainsi, le Procureur, près le tribunal de Sidi M’Hamed, vient de requérir contre A. Haddad, pour l’affaire de deux passeports, dix huit mois de prison ferme et… 100.000 DA d’amende soit près de 500 Euros !

(5) Deux éminents juristes et pénalistes émérites, viennent de s’exprimer sur le sujet, in, El-Watan du 16 Juin 2019.

(6) J’ai failli être « lynché » par un de mes nombreux ministres, lorsque j’avais proposé l’introduction de l’utilisation de la caution pour les cas de délinquances fiscale, domaniale et douanière. La réponse fut sans appel : « Ma ranache fi film maricani, ya Si Mourad ! ». No comment.

(7) Un de mes étudiants m’a déclaré « cela vaut le coup de prendre pour cinq à dix ans de prison et de sortir jouir des centaines de Milliards volés » !  L’argument moral, que je lui ai développé, ne l’a pas convaincu et pour cause, le déséquilibre entre la peine carcérale et la peine économique et financière.

(8) Une pratique, très usitée dans notre pays, consiste à inscrire aux membres de sa « famille » (ascendants descendants et belle-famille), le produit de la rapine et des détournements, pour échapper aux séquestres des biens mal-acquis, en plus du fisc (fraude et évasion). On a entendu dire, que des enfants mineurs, étaient titulaires de comptes bancaires biens garnis !

(9) Le fonctionnement des agents de poursuite et de recouvrement, en Algérie est strictement de statut public alors qu’on aurait pu le privatiser, en créant des emplois réels, tout en remplissant les caisses de l’état, en ces temps de disette budgétaires.

(10) L’actualité oblige, le député socialiste helvétique Carlo Sommaruga a interpelé ses autorités, le 15juin 2019, en déclarant qu’« il est notoire que les banques suisses détiennent des avoirs algériens illégitimes. Pour prévenir leur disparition et le non retour au peuple algérien, le Conseil fédéral entend-t-il geler ces avoirs ? ». La réponse du représentant du gouvernement est magnifique de méditation : «  la Suisse a développé un dispositif s’appuyant sur deux piliers principaux : la prévention et la répression » ! Lire J. Ziegler « Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Genève, 1976.

(11) Une cinquantaine de prisons ont été programmée et construite à travers le territoire national. Certaines sont déjà livrées et fonctionnelles, d’autres mises aux normes, puisqu’aux celles héritées de la colonisation sont de véritables bagnes. A titre illustratif la célèbre prison de Serkadji a été transformée en « Musée de la révolution » puis réaffectée à l’incarcération du fait du manque de places ! Avec ce qui se passe actuellement, va-t-on spécialiser une prison pour la délinquance des zélateurs du règne de Bouteflika ?

(12) Les dernières lois sur l’information, sur le devoir de réserve des militaires en retraite, du droit d’expression, du droit aux manifestations, du droit à la création de partis politiques et aux diverses associations, démontrent leur caractère répressif et en conséquences, la possible poursuite pénale que les associations des droits de l’homme ne cessent de dénoncer et la mort, en situation d’incarcération, entre autres, M. Fekhar ne fait qu’illustrer.  

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