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« Beaucoup de temps a été perdu par manque de culture économique au sommet de l’Etat » (Alexandre Kateb)

Par Aboubaker Khaled
septembre 23, 2019
« Beaucoup de temps a été perdu par manque de culture économique au sommet de l’Etat » (Alexandre Kateb)

Dans cette interview, Alexandre Kateb, économiste et professeur à SciencePo de Paris, nous donne son analyse sur le projet de la loi de finances 2020, discuté par le conseil du gouvernement en ce mois de septembre.

Maghreb Émergent : Le projet de loi de finances 2020 porte plusieurs nouveautés. Quelle première lecture pouvez-vous faire sur les nouveaux amendements proposés ?

Alexandre Kateb : Le problème ce n’est pas ce qui figure dans ce budget mais ce qui n’y figure pas. Il y a un vrai problème de transparence et de sincérité des comptes publics en Algérie. Les informations sont communiquées de manière sélective et partielle ce qui ne permet pas d’avoir un débat apaisé sur les grandes orientations budgétaires, la stratégie suivie, etc. Où est passé la programmation budgétaire pluriannuelle mise en place en 2017 ? C’était l’un des rares acquis de la démarche initiée en 2016 pour tenter d’insuffler un semblant de rationalité dans la gestion financière du pays.

Comment le gouvernement compte-t-il se passer du financement non conventionnel pour financer un déficit budgétaire qui devrait encore une fois tourner autour de 10% du PIB, contrairement à ce que l’on nous dit ? Quid des engagements “hors bilan” liés aux caisses de retraite et au soutien financier aux entreprises publiques déficitaires ?

Les importations de véhicules d’occasion vont aggraver ces problèmes tout en encourageant le recours au marché parallèle des changes et en creusant encore plus l’écart entre les taux de change officiel et parallèle.

On sait que ces deux postes consomment de plus en plus de ressources financières – notamment celles issues du financement non conventionnel – mais leur gestion a été externalisée à travers des artifices comptables et un recours au FNI dont ce n’est pas la vocation. De plus, il n’y a aucune volonté de s’attaquer au problème des subventions sur les produits énergétiques. Or, c’est l’une des priorités pour redresser les comptes publics.

Il s’agit d’un véritable gouffre financier dont le poids s’accroît chaque année. Sans compter la pollution générée par le parc automobile. Les importations de véhicules d’occasion vont aggraver ces problèmes tout en encourageant le recours au marché parallèle des changes et en creusant encore plus l’écart entre les taux de change officiel et parallèle.

ME : Ce PLF 2020 prévoit aussi la réduction des dépenses publiques (9,2%), la réduction du budget de fonctionnement (1,2%) et d’équipement (20, 1%). Est-ce que ces mesures ne ralentissent pas les investissements publics ?

L’investissement public est sur une pente descendante depuis plusieurs années. Cela ne date pas de cette année. C’est malheureusement le contrecoup inévitable d’une expansion budgétaire insoutenable durant les années d’euphorie lorsque le pétrole atteignait des sommets et que l’Algérie dépensait sans compter et sans faire attention à la qualité de la dépense publique.

Les corps de contrôle comme la cour des comptes ont été marginalisés durant toutes ces années. Cela a encouragé une gestion dispendieuse et hasardeuse des deniers publics en l’absence de toute force de rappel et de tous contre-pouvoirs de quelque nature qu’ils soient. La rationalisation de l’investissement public s’imposait.

Mais il y a plusieurs manières de réaliser cela. Ce n’est pas en procédant par des coupes sombres dans les budgets que l’on réglera ce problème. Cela va accentuer encore plus la crise dans le secteur du BTPH. Il fallait mettre en œuvre des solutions alternatives de financement à travers les PPP et le recours aux partenariats internationaux. Beaucoup de temps a été perdu pour des questions idéologiques et par manque de culture économique et financière au sommet de l’Etat. Il a fallu des années pour décider d’introduire des péages sur l’autoroute Est-Ouest.

Le secteur du logement doit lui aussi être complètement revu. Des milliards de dollars ont été dépensés dans ce domaine qui ont alimenté une spéculation foncière sans pour autant régler le problème de l’accès au logement. Bref, il faut revoir de fond en comble ce volet de l’investissement public et arrêter de se focaliser sur les volumes.

À ce propos, l’annonce d’un recours aux financements internationaux pour certains projets est une bonne nouvelle mais sans remise à plat de tout le système, l’impact sera très limité.  

ME : La surprise de ce PLF 2020 est la levée des restrictions de la règle 51/49% (sauf les secteurs stratégique). Est-ce que cela pourra redynamiser les IDE en Algérie ?

Il aura fallu dix ans pour abroger cette disposition qui a dissuadé un certain nombre d’investisseurs étrangers même si d’autres s’en sont fort bien accommodés à travers divers subterfuges juridiques et financiers et en ont profité dans le cadre d’un système clientéliste de recyclage de la rente pétrolière.

Ce qui est regrettable c’est qu’il n’y a eu aucune évaluation approfondie sur l’impact réel de cette règle. Quid de l’autorisation du CNI pour des investissements supérieurs à un certain montant ? Il faut aussi supprimer cette règle qui participe du même logiciel de pensée dépassée. À savoir que l’Etat doit contrôler a priori et de manière administrative tous les flux de capitaux entrants et sortants.

Or, si ce contrôle s’avère parfois nécessaire il doit être réalisé a posteriori en s’appuyant sur des instruments monétaires et financiers modernisés. La règle 51/49 combinée au rôle joué par le CNI a alimenté une corruption à vaste échelle, puisque cela permettait d’attribuer des marchés de manière discrétionnaire et de bloquer d’autres investissements pour des motifs qui n’avaient rien à voir avec l’économie.

D’un autre côté, cette règle a permis d’effectuer un transfert de savoir-faire dans certains secteurs en imposant le recours forcé à des JV. Mais cela aurait pu être réalisé autrement à travers par exemple des clauses inclues dans les marchés publics ou comme condition pour accéder à certaines incitations liées à l’investissement, en modulant cette règle en fonction des objectifs. Autrement dit la règle doit redevenir une exception.

ME: Le contexte actuel, social et politique, permet-il d’engager des réformes aussi importantes dans l’économie nationale ?

Il est impossible d’engager des réformes de fond sans qu’il y ait d’abord un débat démocratique sur les orientations à suivre et une mise en concurrence de plusieurs programmes et options.

Car il faut rappeler que cette règle avait été instaurée de manière tout aussi « ad hoc », sans véritable débat contradictoire. Au final, il faut donc surtout changer ce mode de gouvernance verticale et bureaucratique qui fonctionne en circuit fermé

En effet, l’économie politique des réformes nous apprend que l’appropriation de celles-ci par la population est autant sinon plus importante que leur qualité intrinsèque.

Vous ne pouvez pas réformer sans expliquer pourquoi vous le faites et sans que ces réformes reçoivent l’assentiment de la population et des différents groupes sociaux. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il faut engager des changements lourds dont l’impact est potentiellement déstabilisateur pour de larges pans de la société.

Je vous dirais donc qu’en effet un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes n’a pas vocation à engager des réformes de fond. L’annonce d’une relaxation de la règle 51/49, sous la forme d’un « cavalier budgétaire », est d’autant plus surprenante dans ce contexte. En apparence du moins. Car il faut rappeler que cette règle avait été instaurée de manière tout aussi « ad hoc », sans véritable débat contradictoire.

Au final, il faut donc surtout changer ce mode de gouvernance verticale et bureaucratique qui fonctionne en circuit fermé. Rien n’a changé sur ce plan après la démission du président Bouteflika. Et il est peu vraisemblable qu’il y ait des changements significatifs à ce niveau en quelques mois après l’élection d’un nouveau président. La réforme de l’Etat est un travail de longue haleine.

Alexandre Kateb: Auteur de « Les économies arabes en mouvement : Un nouveau modèle de développement pour la région MENA » – De Boeck Sup (Paris, Bruxelles)- le livre sortira dans les librairies en mois de novembre prochain.

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