L’auteur évoque longuement dans cet article ce qu’il appelle le « mépris de soi » chez les Berbères chaouis, mépris de soi qui n’a pas lieu d’être, écrit-il, dans une région qui a fourni à l’histoire berbère nombre de ses symboles.
J’étais enfant, je vivais à Aïn Beida avec ma famille qui s’y était installée le 4 juillet 1962 venant de la région de Chéchar au sud-est de l’Aurès. A Chéchar, je ne parlais que tamazight. Je ne savais de l’arabe que des sons de quelques sourates du Coran et ceux de quelques poèmes épiques dont je ne connaissais ni l’articulation ni le sens.
A Aïn Beïda, nous vivions chez mon oncle paternel, dont les enfants tout autant que les enfants du quartier, nous traitaient de «Chaouis», alors qu’ils étaient tous chaouis.
C’est ainsi que jour après jour, insulte après insulte, tout au long de plusieurs années, j’ai développé un semblant de complexe vis-à-vis de mes origines, de ma langue, de mon identité que je cachais, que je ne vivais que clandestinement, dans le cocon familial, loin des regards méprisants et insultants, d’autant plus que ma condition sociale ne m’aidait pas à compenser cette « tare » chaouie par une aisance matérielle de parade. Combien y a-t-il de personnes parmi vous qui ont vécu cette situation ?
Combien de familles chaouies ont-elles été contraintes de parler arabe pour cacher leurs origines chaouies ? Je n’ai jamais renié mon identité et ma langue mais je les avais mises au placard en attendant des jours meilleurs, un peu comme l’idéal de liberté que les militants de l’Etoile nord-africaine puis du PPA-MTLD caressaient clandestinement jusqu’à la nuit du 1er novembre 1954.
C’est à Alger, après avoir fréquenté les Kabyles, que j’ai sorti ma tenue identitaire du placard pour le mettre et l’afficher au grand jour, advienne que pourra. Avec Kamal Hammouda et l’artiste Ithri, nous étions les trois Chaouis qui s’étaient impliqués avec autant de conviction que de force, dans le Printemps amazigh de 1980 qui a explosé en millions de fleurs à travers toute l’Algérie.
Au début de l’ouverture politique, au lendemain d’octobre 1988, un séminaire sur la question amazighe était programmé à Batna, dans le but, justement, de désenclaver la revendication identitaire et linguistique trop longtemps confinée à la région de Kabylie. Une personnalité notable de Batna s’était fermement opposée à la tenue de cette manifestation dans la capitale de l’Aurès qui, pour lui, comportait le risque d’en faire pour quelques jours, la capitale des Amazighs en braquant les feux de la rampe sur une ville et une région dont certains notables lui refusent le droit d’assumer son identité, son appartenance historique, sa langue et sa réalité.
L’Aurès : le cœur battant de tous les Chaouis
L’Aurès, qui ne se limite pas au relief géographique puisque il est le cœur battant de tous les Chaouis qui s’en réclament, de Souk Ahras à T’houda, de Bir El Ater aux plaines de Sétif, semble être victime de la volonté de ses propres enfants notamment les plus influents et qui ont participé d’une manière ou d’une autre à la mystification de l’identité nationale et à la mythification de l’arabité de l’Algérie que le wahabisme et le baâthisme ont volontairement confondue avec l’islam et la langue arabe.
C’est à ce titre que certains notables de tribus de l’Aurès oriental et septentrional, affirment être des chorfa, se réclamant d’une lignée noble descendant du Prophète. Si ce mythe a été entretenu pour des raisons mercantilistes et d’élitisme évidentes, il n’en demeure pas moins qu’il a participé à travestir la mémoire collective, à occulter l’histoire sociologique et anthropologique de l’Aurès et, plus grave encore, à développer de facto une attitude de mépris de soi chez les Chaouis, et ce, pendant des décennies voire des siècles.
Si les marabouts chez les Kabyles se sont longtemps imposés comme une catégorie sociale privilégiée (la noblesse religieuse), ils n’ont jamais remis en cause leurs origines amazighes, ni méprisé leur langue ou leur culture. En fait, le mépris de soi est plus profond que cela en a l’air.
Le « syndrome de T’houda »
Le « syndrome de T’houda » est assez éloquent quant à la capacité de l’envahisseur à semer le sentiment de culpabilité chez le vaincu et à transformer la victime en coupable et l’agresseur en victime, à tel enseigne que c’est Oqba qui est consacré, honoré, célébré alors que Kousseila, Akhsel est occulté, honni, banni.
Dès qu’un peuple accepte cette inversion de valeurs, dès lors qu’il admet que ses héros soient réduits à des reliques folkloriques et que ses conquérants soient mis sur le piédestal et le podium de l’histoire, alors il n’est pas étonnant que l’Aurès, symbole de la résistance contre tous les envahisseurs depuis les Phéniciens jusqu’aux Français, ne se souviennent que de son épopée durant la Guerre de libération nationale. L’Aurès a enfanté pourtant des héros de tout temps.
L’Aurès semble oublier que le plus lointain chef amazigh que toute la Béribérie, de Siwa aux Îles Canaries, connaissent aujourd’hui et en garde les traces, est enterré à une trentaine de kilomètres de cette ville et qui n’est autre que Medghassen. Avant Dihia Adhmouth et Akhsel, hélas folkorisés à outrance, Gaya, le père de Massensen, est originaire de l’Aurès.
Lorsque la Numidie a été romanisée et christianisé, la première expression de l’Eglise populaire et révolutionnaire contre les féodaux romains et leurs alliés locaux, comme Saint-Augustin, était le mouvement des donatistes qui avait largement traversé et marqué l’espace auréssien.
Le wahabisme ravageur
Pourquoi toute cette richesse de l’histoire de l’Aurès est occultée par certains et ignorée par la majorité? Lorsque certains pseudo intellectuels originaire de l’Aurès affirment que l’amazigité de l’Algérie est un mythe et que les habitants du Maghreb sont venus du Yémen, sans fournir aucune preuve scientifique tangible, que pourrait penser le citoyen lambda des efforts de quelques activistes du mouvement identitaire amazigh qui essayent avec des moyens réduits, et des difficultés énormes, de toucher le maximum de citoyens, pour dépoussiérer l’histoire réelle et vérifiable de l’Algérie et de l’Aurès ?
Lorsque des prédicateurs wahabites, disposant de moyens audiovisuels colossaux, émettent des édits sous forme de fatwas selon lesquels parler tout autre langue que l’arabe est illicite et que l’arabe est la seule langue du paradis, que reste-t-il au simple croyant sinon l’espoir de l’au-delà pour goûter aux plaisirs interdits ici-bas ? Lorsque la religion est perçue, grâce aux prédicateurs wahabites et islamo-baâthistes, comme une identité sacrée, quelle place est-il laissé à l’identité ancestrale souillée, salie, réduite à un folklore saisonnier ?
L’Aurès et ses populations sont perçues comme des héros de la Guerre de libération nationale, comme des gens de nif et de parole, comme les gardiens de certaines valeurs de fierté, de bravoure et d’altruisme qui se perdraient ailleurs. Cependant, cette perception cache mal une arrière-pensée qui fait des Chaouis en général des reliques à garder dans un musée, des objets folkloriques à mettre en évidence occasionnellement.
Dès lors que des fils de l’Aurès osent sortir la tête du lot pour dire que les Chaouis sont surtout des Amazighs fiers de leur identité, de leur langue, de leur histoire, les premiers qui oppriment ces « transfuges » et qui étouffent ces voix discordantes, sont les Chaouis eux-mêmes, qui préfèrent afficher l’appartenance à une civilisation arabe plus valorisante, à une nation arabe plus porteuse, à un espace linguistique arabe plus inclusif et intégré.
S’agit-il d’un mépris de soi ou d’une option stratégique pour le développement ? Les adeptes de l’option stratégique qui consiste à intégrer le monde arabe, estiment que l’amazighité est une référence éculée et dépassée aussi bien en tant qu’identité que comme langue incapable d’être un instrument d’acquisition des connaissances et de maîtrise des sciences et des technologies.
Cet argumentaire est un long détour qui cache mal une attitude d’auto-flagellation et de mépris de soi, au-delà de la méconnaissance de la sociolinguistique et de la capacité des langues à évoluer et à s’adapter pour peu qu’elles soient vivantes et libérées de la sacralité et du traditionalisme abortifs. Au final, les deux attitudes se rejoignent et expliquent l’indigence de la dynamique émancipatrice de l’identité et de la langue amazighes dans la région de l’Aurès.
Je fais allusion par là non pas à l’existence de plus en plus dense d’associations liées à la question identitaire et à l’activisme pour la constitutionnalisation de l’amazighité, langue et identité, mais à une vie culturelle, scientifique et sociale où l’amazighité est manifeste dans toutes ses formes d’expression.
Kousseila renié, Okba sanctifié
Le front intérieur existe depuis l’attentat de Bouzrina. Il n’a pas cessé de se renforcer, de s’élargir et de s’enraciner jusqu’aux premières capitulations devant le wahabisme. Je ne remets pas en cause le principe de la réconciliation nationale mais son contenu qui a permis aux islamistes radicaux de s’enraciner davantage dans les quartiers et de répandre l’idéologie wahabite qui est en train de détruire l’identité algérienne millénaire et d’aggraver la haine de soi, le mépris de soi, le détournement de soi pour que nos repères ne soient plus notre histoire commune, notre parcours depuis la nuit des temps, mais ceux des autres, le vécu des autres, l’histoire des autres, les valeurs des autres, leurs traditions, leur culture, leurs comportements, leur mentalité.
Ailleurs, on parle sa langue, ses langues, on respecte son passé, ses héros, son histoire, sa culture ; en Algérie, il n’y a que la Guerre de libération qui est consacrée mythe fondateurs avec ses acteurs et ses héros. Et encore, parfois cette histoire récente est falsifiée pour justifier l’injustifiable.
Au-delà de cette histoire de la période coloniale, l’Algérie, le peuple algérien et l’histoire millénaire de cette région sont occultés. Nos héros et nos héroïnes sont occultés. Nous traînons le syndrome de T’houda comme une honte qui nous colle à la peau, pour que Okba soit consacré wali et Kousseila renié, banni, oublié à jamais, pour plaire à El Saoud, à El Khalifa qui sont en train de reconquérir idéologiquement l’Algérie et massacré sa faune, jusqu’à éradiquer le fennec.
Si ce dernier est traqué, il n’y aurait plus de front intérieur. Le fennec et le goundi sont les symboles de notre authenticité, de notre algérianité dans toutes ses formes d’expression linguistiques, cultuelles, culturelles, comportementales. Sans la préservation du fennec et du goundi, point de garantie de l’avenir.