Les manifestations du 22 février ouvrent une nouvelle période politique en Algérie. Elle couve le potentiel de transformer le pays plus que ne l’a fait la période ouverte par les émeutes du 05 octobre 1988.
L’affirmation peut paraître présomptueuse et précipitée. Les marches du 22 février 2019 supérieures sur le repère orthonormé de l’Histoire des peuples que les émeutes d’octobre 1988 ? Difficile à soutenir à priori.
Octobre 88 a mis fin au système du parti unique, apporté une Constitution garantissant les libertés fondamentales, dont celle de la presse, de réunion et de manifestation et énoncé les règles de l’alternance politique qui a d’ailleurs débuté effectivement en juin 1990 avec le passage d’une majorité de mairies entre les mains du FIS. Mais le fait est que le processus d’octobre s’est enlisé politiquement, avant de déboucher sur une terrible guerre civile qui a permis le retour à une autocratie molle autour d’un président, Abdelaziz Bouteflika, hostile aux acquis démocratiques d’octobre.
Ce qu’a changé octobre 88 est considérable. Il a échoué sur l’essentiel. Une alternance politique par les urnes comme régulateur de la vie publique du pays, et même une succession d’alternance, évaluée comme criterium d’une transition démocratique aboutie. Pourtant le 22 février 2019 porte en lui le potentiel de changer plus en profondeur et surtout plus durablement que le 05 octobre 1988, la vie citoyenne des Algériens. En voilà cinq raisons.
Une revendication explicite
Le mouvement algérien du 22 février exprime une revendication politique claire ; le refus de la présidence à vie de Abdelaziz Boutelfika. Octobre 1988 avait comme toile de fond le 3e mandat de Chadli Bendjedid dont la réélection était prévue avant la fin de l’année. Elle n’a cependant pas cristallisée la colère des jeunes des quartiers populaires qui se sont attaqués à tous les signes de l’autorité de l’Etat et dénoncé la hogra, le clientélisme du régime Chadli et leur mal-vie liée à la crise économique survenue deux ans plus tôt.
Le refus du 5e mandat est d’essence citoyenne et démocratique. Il n’est pas possible, certains s’y sont essayés le soir même, de faire dire aux manifestants de vendredi dernier autre chose. Cela est arrivé avec les jeunes émeutiers de 1988. Le président Bouteflika et plusieurs acteurs de sa génération ont toujours soutenu que le peuple algérien ne voulait pas du pluralisme en 1988, mais seulement des conditions de vie décentes que le régime de Chadli Bendjedid n’arrivait plus à lui assurer. Cela a justifié, en creux, la remise en cause de ces acquis d’octobre qui n’étaient pas « une vraie demande sociale ».
Le fait est que la colère d’octobre n’a pu être contenue que par l’annonce de réformes politiques signifiant implicitement la fin du système du parti unique. L’ouverture démocratique en 1988 a été un compromis entre les élites hors-système, les couches populaires et le pouvoir politique. En 2019, les Algériens, dans un spectre social très large, veulent le respect d’une Constitution qui prévoit un véritable pluralisme porteur d’alternance effective. Ils sont dans le « degagisme » propre aux révolutions arabes. Ils ont tracé explicitement la feuille de route des réformes à venir. Il sera plus difficile de les en détourner.
Un pacte générationnel
Les manifestants du 22 février ont spontanément intégré l’histoire récente du pays pour débloquer l’espace public.Pas de violence. Le chantage à la fitna ne marche plus. Ils ont apporté la preuve qu’ils étaient en mesure d’occuper la rue par dizaines de milliers et d’être pacifiques. Le mouvement évite la fracture « lyrique » du discours sacrificiel né au cœur des journées d’octobre 88. Le sang des Algériens a coulé abondamment. Le pouvoir a reconnu officiellement 159 morts.
Le sacrilège fratricide était survenu d’entrée dans la transition démocratique. Il a symboliquement ouvert la voie à la dérive sanglante de l’après – arrêt du processus électoral de janvier 1992. La société algérienne de 2019 a mis longtemps à trouver un modus operandi qui lui permette de reprendre son initiative citoyenne en ne prêtant pas le flanc à la dérive violente. La plus grande force du mouvement algérien du 22 février est qu’il est intuitivement pénétré de la conviction que le changement peut venir de la mobilisation pacifique du peuple. C’est le fruit d’un subtil compromis générationnel. Ceux qui ont vécu la guerre civile et en redoutent le retour, concèdent finalement à ceux qui sont jeunes, et dont l’avenir est compromis par un régime indécrottable, leur droit à la contestation. A condition qu’il soit exercé pacifiquement.
La société est finalement mieux auto-encadrée qu’en 1988 en dépit de tous les efforts du système pour la dévitaliser politiquement durant plus de deux décennies. Le contre-système d’information lié aux réseaux sociaux a produit du lien social compensatoire. Le mot d’ordre de « salmya », l’exigence pacifique a d’abord circulé sur le web avant de gagner la rue.
En un mot, le 22 février s’appuie sur une éducation citoyenne, donc pacifique, plus large que celle du 05 octobre. Cela lui donne le potentiel inestimable de résister à la pression du débordement par la violence. Donc de produire des effets de changements plus larges et plus durables.
Un déclin terminal
Le 05 octobre 1988 est arrivé à un moment ou ni la génération de la libération nationale, ni le modèle économique rentier n’avaient épuisé leurs cartouches. Le 22 février 2019 coïncide avec le déclin terminal des deux. La génération de la libération nationale ne peut plus jouer de sa légitimité historique pour cause de fin de cycle biologique. Le modèle rentier redistributeur en mode clientéliste est à bout de souffle.
L’un et l’autre ont contribué-aidés en cela par l’illumination meurtrière du salafisme politique-à finir de remettre en cause le processus d’octobre parce qu’ils se voyaient continuer de vivre et de prospérer. Après l’interruption du processus électoral et les violences ouvertes par cet acte, le pays a construit sa résilience sur deux piliers. La rente énergétique s’est reconstituée à la fin des années 90 par les volumes après les découvertes pétrolières de Hassi Berkine et la production gazière de In Salah et Tiguentourine puis par les prix au début des années 2000.
Pendant ce temps la génération de la guerre de libération nationale a remis la main sur le leadership politique contesté durant l’épisode précédent en allant chercher dans l’imaginaire populaire des années Boumediene, le personnel de relance du pacte national. Rien de tout cela n’est possible sur la feuille de route que vient d’écrire pour l’Algérie l’irruption citoyenne du 22 février. Ni reconstitution de la capacité à exporter des hydrocarbures en grands volumes, ni possibilité de reproduire le modèle générationnel de leadership politique basé sur la légitimité de la libération nationale. Il faudra tout réinventer.
La période politique qu’ouvre le 22 février est chargée d’un spectre beaucoup plus large de possibles. Elle peut être plus naturellement encline à construire un pacte démocratique et citoyen en lieu et place du vieux pacte nationaliste et patrimonial. Ce que l’onde du 05 octobre 1988 n’a pas réussi à faire à cause notamment de l’impréparation de la société, du pouvoir et de la stratégie insurrectionnelle islamiste radicale, sans issue.
Une maturation politique
Le mouvement du 22 février peut être plus prégnant dans l’histoire du pays car les solutions politiques de sortie de crise sont déjà prêtes. Ce n’était pas le cas en 1988. Le débat politique transversal était inexistant.
Les salafistes captaient une partie de l’opinion par le réseau des mosquées en défiance de tout le reste de la société. L’opposition clandestine n’était pas connue des Algériens. Les historiques Ait Ahmed et Ben Bella étaient en exil. Il a fallu que le sang coule à flot pour que ces acteurs deviennent à Sant Egidio, début 1995, une classe politique en mesure de faire des propositions au pouvoir. La dictature du parti unique a rendu plus complexe la naissance du pluralisme. A L’hôtel Mazafran de Zeralda en juin 2011, Said Sadi, moderniste, et Ali Djeddi, ex-FIS se sont parlés pour esquisser une charte de bonne conduite institutionnelle.
La régulation de l’alternance au pouvoir est admise chez toute l’opposition, islamistes radicaux d’antan compris. Elle restait à être acceptée par le pouvoir. Le 22 février 2019 va se charger de le faire. C’est en cela qu’il a plus de chance d’être bénéfique à la modernisation institutionnelle du pays. Le camp de l’opposition est déjà d’accord sur l’essentiel : respecter les règles du jeu, indifféremment des projets politiques. C’était exactement l’inverse dans la transition ouverte par octobre 1988. Le FIS était dans une démarche d’acceptation utilitariste du processus électoral qu’il était prêt à renier à tout moment, et ne s’en cachait pas.
Les partis du pouvoir, FLN, aussi ne donnaient pas encore les gages de l’alternance. Le parti dirigeait alors par Abdelhamdi Mehri continuait d’être travaillé en son intérieur par « L’Etat profond », légitimiste. Aujourd’hui, une immense plage d’opportunité va s’ouvrir grâce à la plus grande faiblesse des obstacles idéologiques face à la demande sociale du changement institutionnel en faveur d’un Etat des libertés et du droit. L’ingénierie politique d’une transition vers l’alternance est prête. Il fera gagner du temps et des énergies au mouvement populaire qui va continuer de grandir les prochaines semaines. Et donc faire avancer plus vite le pays vers les solutions qui construisent l’avenir.
On peut ajouter à l’avantage du mouvement algérien du 22 février, la maturation du projet démocratique de la légitimité par les urnes au sein de l’ANP. Le discours de rupture antisystème que tient le candidat général à la retraite Ali Ghediri s’alimente d’éléments de langage favorables aux libertés et à l’alternance démocratique. Cela ne peut pas être totalement non représentatif de la culture politique qui s’est développée dans les rangs de la haute hiérarchie de l’armée algérienne depuis trois décennies.
Ce serait plutôt son chef d’Etat-major, Ahmed Gaïd Salah, qui serait anachronique et politiquement isolé, en s’accrochant à la perpétuation, vaille que vaille, du pacte nationaliste patrimonial, dont il incarne la phase terminale. L’ANP de l’après 22 février ne pourra pas être un obstacle à la conquête démocratique des Algériens. Elle est, une fois rebattue les cartes à sa tête, mûre pour en accepter les conséquences institutionnelles, toujours moins compliquées à accompagner qu’un retour à l’affrontement contre l’expression populaire, avec ses dérives à l’empreinte mémorielles encore si vives dans le pays.
Un déterminisme historique
La 5e et dernière raison qui fait que le mouvement algérien du 22 février est parti pour produire un plus grand bond en avant au pays que ne l’a fait le 05 octobre 88 est un déterminisme de l’Histoire et de la géopolitique. La mondialisation a intégré les marchés nationaux dans un flux global. Elle a accéléré l’uniformisation des modèles politiques de gouvernance.
L’Europe de l’est, l’Amérique du sud, de nombreux pays d’Asie ont balancé vers des régimes à alternance démocratique. Le mouvement touche l’Afrique sub-saharienne de plus en plus amplement depuis 15 ans.
Contrairement à ce qu’ont voulu faire croire les « vendeurs » de la stabilité, le printemps arabe a lancé une onde politique longue. Elle travaille les sociétés de la région en profondeur. Les Algériens ont échoué après octobre 1988 à rester à l’avant-garde de la modernisation politique. Mais ils savaient aussi que leur place dans la marche des peuples vers la liberté n’était pas celle à laquelle voulaient les confiner la présidence à vie de Abdelaziz Bouteflika et de son système.
Ils ne reçoivent pas seulement les images de la Syrie déchirée ou de la Libye divisée. Ils regardent aussi les Tunisiens fiers de leur révolution et dignes dans un régime qu’ils peuvent sanctionner librement par les urnes à chaque échéance. Le déterminisme historique et géopolitique voudrait que le pays de la sphère arabe qui a entamé le premier une transition démocratique il y a trente ans, ne peut pas être le dernier à la parachever. Par le poids de son économie, par le dynamisme de sa population, par le niveau de son urbanisation et de son éducation, l’Algérie a historiquement les critères pour entrer dans le club de plus en plus large des Etats de liberté et de droit. Ces entrées ne sont jamais irréversibles. Mais lorsqu’une société y a gouté, elle tend à y revenir plus facilement si par malheur elle devait régresser et en sortir momentanément.
De ce point de vue la force tectonique du 05 octobre 1988 est bien sûr sans commune mesure. Le mouvement qui vient de partir sous nos yeux enchantés va emmener loin notre pays. Vers le meilleur. Rien n’aurait, cependant, été possible sans les jeunes des quartiers populaires qui se sont lancés à l’assaut de la citadelle du parti unique et de sa nomenklatura un soir d’octobre 1988.