La semaine économique (*) commentée par El Kadi Ihsane.
IL existe des lignes rouges économiques et personne au gouvernement ne peut les transgresser sans risquer sa tête. Ce sentiment n’est pas nouveau. Ce qui a changé cette semaine, c’est que la prospective est devenue suffisamment dangereuse pour que les lignes rouges commencent à sauter. Premier indice, ce que les experts ont poliment appelé «la grande qualité d’écoute» du gouvernement. C’était l’autre dimanche lorsque Abdelmalek Sellal et une dizaine des ministres économiques du gouvernement sont restés sans bouger durant plus de six heures – pour certains quatre autres heures de plus – pour écouter les experts réunis par le CNES dans une table ronde au but de se pencher sur la «résilience de l’économie algérienne» face à la chute des prix du pétrole. Bien sûr il est toujours possible d’opposer à cette disponibilité intéressée et intéressante, le discours inaugural du Premier ministre qui laisse comprendre qu’une partie du chemin de la réforme «résiliente» a déjà été accompli depuis une année. Tout le contredit. Les dépenses publiques sont encore sous le régime de la croissance préventive du Printemps arabe, le gaspillage des ressources énergétiques se poursuit à son comble, l’investissement privé est toujours sous haute contrainte, sans parler de l’attractivité en berne des capitaux étrangers. Le professeur Mebtoul ne s’y est pas trompé, qui considère que tout reste à faire, et qui, surtout, s’inquiète de savoir pourquoi une telle table ronde alors que les diagnostics sont les mêmes depuis plusieurs années. Peut être – suggère le prolifique professeur – est-ce pour faire passer la pilule amère de l’austérité au peuple en se cachant derrière l’avis des experts ? Les «anciens» ont le souvenir de la conférence économique de Club des Pins de l’automne 1993 qui devait servir à légitimer «scientifiquement» le virage vers le rééchelonnement de la dette extérieure après le départ du gouvernement de «l’économie de guerre» de Belaïd Abdesslam. Et si à la différence de 1993 cette table ronde avait une autre fonction ? Non pas celle de convaincre les Algériens que des efforts sont désormais nécessaires pour changer de modèle de croissance, mais celle de convaincre le président de la République que ses lignes rouges économiques sont devenues un risque systémique majeur. Bien supérieur au risque d’émeutes qu’il a l’air de redouter – comme «l’impechment» – au cas où le prix du diesel augmenterait de quelques dinars. La sortie d’Issad Rebrab à la fin de la même semaine est venue conforter cette intuition. Le patron de Cevital a reproché à la direction actuelle du FCE de ne pas avoir réussi à utiliser sa proximité avec le pouvoir – entendre toujours Saïd Bouteflika en creux – pour lever les entraves à l’investissement du privé. Les lignes rouges seraient donc toujours là.
Nous sommes à un moment crucial de la délibération interne du système. Ceux – au premier cercle autour du Président – qui pensent ne plus être là dans 3 ou 4 ans et qui préfèrent le statut quo économique actuel qui a assuré «la paix politique» durant plusieurs années voient monter une onde dissonante. Celle des cercles suivants qui ont des intérêts à plus long terme que ceux du cercle familial et politique le plus proche. Eux veulent continuer à trôner sur un système viable dans la durée. Le report indéfini de l’auto-ajustement les préoccupe de plus en plus. Si Bouteflika est prêt à ne rien changer car il sait que ce n’est pas lui qui fera face à l’écroulement du système redistributif actuel, d’autres, Ali Haddad peut en faire partie, ont intérêt à éviter le krach de l’épuisement de la rente énergétique. Pour ne pas être emportée avec un nouvel Octobre jamais très loin. Une inflexion a commencé. Elle a mis plus d’une année à s’opérer depuis que le prix du pétrole a dévissé en juin 2014. Il faudra bien agir dans la profondeur du modèle algérien fermé, gaspilleur, inefficace. Cette inflexion a connu un moment important lors de la table ronde du CNES. Celui qui a vu le gouvernement bien saisir – à la suite de la succession des interventions d’experts divers – que dans l’avenir la nouvelle croissance mondiale sera déconnectée de la croissance de la demande d’énergie carbonée. C’est un univers qui s’écroule. Les pays industrialisés et, de plus en plus les émergents, vont progressivement réduire puis sortir du tout-carbone. La courbe des prix du pétrole devient d’une grande incertitude. Il faudra bien inventer autre chose cette fois. Quelque chose de plus complexe que la loi sur le partage de production qui a permis à l’économie algérienne de bénéficier d’un second âge pétrolier avec Hassi Berkine à partir de 1994. Les lignes rouges présidentielles vont être grillées. Trop peu, trop tard. Cela ne suffira plus à rattraper le temps perdu.
Dans l’actualité de la semaine c’est Sonatrach qui apporte la plus belle illustration de l’impasse algérienne. Dans les recommandations des experts des chantiers renversants pour la compagnie pétrolière algérienne : optimisation du plan d’investissement, acquisition dans l’aval international, renforcement des capacités d’exploration (et donc de forage) en autonome, et prise de participation dans le développement du renouvelable. En bref, Sonatrach ne doit pas se disperser dans des activités secondaires, loin de son cœur de métier, si elle veut rétablir sa compétitivité (amont) et préparer l’avenir (aval international et renouvelable). Dans la même semaine, c’est l’inverse que fait le management de Sonatrach. Il vient de décider de faire entrer comme filiale du groupe une entreprise totalement privée il y a quatre ans : la SPA Le Doyen détentrice (contestée) de la «franchise» MCA pour le football. C’est le scénario de la pente glissante qui en partant d’un constat politique erroné produit des dérives économiques en rafale. Au printemps-été 2012 un esprit brillant a convaincu le président Bouteflika que l’instabilité du MCA sous la «gouvernance» boutiquière de Omar Ghrib était un risque politique. La réponse est donc l’étatisation du risque. Sonatrach s’y colle. Classique. Résultat, trois PDG successifs de la compagnie se sont occupés à leurs heures perdues de football pour contenir le débordement redouté – comme pour la hausse du prix du gazole – des foules mouloudéennes mécontentes du déclin du plus populaire des clubs algériens. Achour Betrouni est le 4e président du conseil d’administration du MCA désigné la semaine dernière par l’actionnaire étatique via Sonatrach. Pour un résultat sportif et managérial tout aussi improbable. Un capharnaüm. La solution pour le MCA, comme pour l’économie algérienne, est pourtant connue. Les experts l’ont rappelé au CNES. Désengager l’argent public (maquillé sous Sonatrach) des activités où l’argent privé et celui des consommateurs (les dizaines de milliers de socios du Mouloudia) est prêt à prendre le relais. Tout ou partie. Le management privé du voisin, l’USM Alger montre bien qu’il existe un modèle plus efficace. La rareté de la rente démolira bientôt cette ligne rouge politique aussi. Mais entre-temps Sonatrach s’égare. Et avec elle, l’Algérie.
(*) Chronique publiée par El Watan du 28 septembre 2015