« La chose la plus difficile en politique est de comprendre ce qui se passe sous vos yeux ». Alexis de Tocqueville.
L’opinion commune veut que les feuilles de route divergentes des partis d’opposition soient le fondement de leur division. Ces feuilles de route s’articulent autour de deux projets alternatifs, l’un prônant l’organisation d’une élection présidentielle moyennant certains préalables et aménagements qui rendraient cette élection crédible, l’autre réclamant un processus constituant dont l’accomplissement démocratique serait une assemblée constituante souveraine.
Au fil des semaines cependant, les points de vue se sont rapprochés bien plus qu’il n’y paraît.
Pour ce qui concerne les préalables d’abord, il y a une forte convergence. Tous les projets, exigent la libération des détenus d’opinion, l’ouverture du champ médiatique, la révision de la loi électorale, l’abrogation des lois et décrets liberticides en particulier concernant l’autorisation de manifester, de circuler, de se réunir…préalables dont la réalisation suppose une transition, même si le terme n’est pas prononcé par certains.
Pour ce qui concerne les élections, plus personne ne conteste la nécessité de s’assurer que le futur président voit d’emblée ses pouvoirs limités, afin que ne se reproduise pas le désastre de l’ère Bouteflika, celui d’un pouvoir autocratique sans limite.
Pacte d’honneur, mini Constitution, élection sur la base d’un programme de réforme des institutions, les propositions sont quasi unanimes à assortir l’élection présidentielle d’un changement de Constitution. Elles divergent encore sur le temps et les modalités de ce changement. Avant, avec, ou après les élections présidentielles ? Une Constitution écrite par un collège d’experts ou une assemblée constituante élue ? Quoi qu’il en soit, tout le monde convient de la nécessité d’un changement de Constitution dont l’objet premier serait de limiter les pouvoirs de l’autocrate « élu » de l’actuelle Constitution.
C’est un progrès en grande partie dû au Hirak mais aussi à la crise profonde des institutions qu’a révélé la purge qui a mené devant la justice des Premiers ministres, des ministres, des hauts fonctionnaires, des chefs d’entreprise et même, comble du comble, un ex-ministre de la Justice. Ce qu’a en effet révélé cette crise sur le plan institutionnel c’est qu’aucune institution n‘a fonctionné. Les initiateurs de la purge n’ont sans doute pas perçu cette dimension.
Le parlement n’a ainsi jamais censuré l’action du gouvernement, ni refusé la moindre loi, ni exigé de commissions d’enquête, en dépit des scandales à répétition révélés par la presse depuis des années. Il n’a été qu’une chambre d’enregistrement.
L’ordre juridictionnel qui aurait pu et dû limiter les excès de l’exécutif est resté aux ordres de ce dernier. Le Conseil constitutionnel, pour ne citer que lui, a avalisé les candidatures grotesques du quatrième et cinquième mandat. Il n’a de même, jamais dénoncé le caractère anticonstitutionnel des innombrables lois et règlements liberticides qui contredisent l’esprit et la lettre de la Constitution. Le respect de la hiérarchie des normes juridiques qui est un des piliers fondamentaux d’un Etat de droit a ainsi été ignoré.
Ce même Conseil constitutionnel n’a pas émis de réserve ou d’avis contradictoire lorsque le gouvernement a fait voter des lois à effet rétroactif, contrevenant aux principes généraux du droit (exemple: lois des finance).
Par ailleurs, dans la pratique, l’administration obéit à sa hiérarchie qu’elle soit ou non conforme au droit, c’est la source de ses innombrables dysfonctionnements qui affectent même la justice. Aucun fonctionnaire ne se permet de contredire sa hiérarchie au prétexte qu’elle contrevient au droit. L’ordre disciplinaire l’emporte sur l’ordre juridique.
Sans être au fait des arcanes du pouvoir, les simples citoyens constatent que les institutions n’ont pas fonctionné, qu’elles n’ont pas rempli leur rôle, qu’ils ne sont donc pas régis par un Etat de droit. C’est ce qui fonde la crise de confiance qui affecte aujourd’hui les rapports de la société civile et de l’Etat patrimonial (le « système »).
La profondeur de la crise politique et l’obstination du pouvoir de fait, à en nier la réalité et à en refuser ses conséquences, a amené des rapprochements entre les deux principales feuilles de route. Plus personne ne peut sérieusement nier qu’une refonte des institutions en partie fondée sur une réforme constitutionnelle est nécessaire. Plus personne ne soutient qu’une simple élection présidentielle, fût elle « honnête », résoudra la crise politique.
Il demeure cependant qu’au-delà de ce début de rapprochement, il y a une réelle différence d’appréciation, d’analyse, de ce que vit le pays depuis plus de six mois. Différence qui est le fondement réel des divergences politiques des oppositions. Différence qu’on pourrait résumer par l’usage respectif des termes crise ou révolution, pour désigner le moment politique que nous vivons depuis plus de six mois.
Crise dans son acception courante, exprime l’idée d’un dysfonctionnement d’un système qu’une action correctrice peut ramener à l’état de stabilité antérieur.
Révolution désigne un changement profond de la société dont la dynamique et les aspirations sont désormais incompatibles avec le principe même de fonctionnement du système.
D’où l’alternative parfaitement résumée par le « Hirak » entre changement dans le système (sortie de crise) ou changement du système (révolution).
Alors crise ou révolution ?
Tout d’abord qu’entend-on ici par « système » ? Ce qu’on appelle couramment le « système », désigne le caractère patrimonial de l’Etat. Un Etat dirigé par une oligarchie (pouvoir d’un groupe) dont le mode de transmission est la cooptation. Dans l’Etat patrimonial, le « système », l’oligarchie est souveraine, elle fixe les lignes politiques, désigne contrôle et, au besoin, remplace les principaux responsables de l’Etat.
Tout se passe comme si l’Etat était en quelque sorte la propriété, le patrimoine de cette oligarchie. L’Etat patrimonial historique est l’Etat féodal qui évoluera en général vers une monarchie.
L’une des formes paradoxales des Etats patrimoniaux contemporains est celle portée par les courants nationaux populistes arabes qui par des coups d’Etat militaires, prendront le pouvoir dans les plus grands pays arabes, l’Egypte, la Syrie, l’Irak, la Lybie et l’Algérie.
Paradoxale car contrairement aux autres Etats patrimoniaux de la région (les monarchies arabes), la souveraineté sera exercée par l’oligarchie au nom du peuple. Officiellement la forme de l’Etat y sera « républicaine ».
Ces Etats patrimoniaux contemporains ont des institutions « républicaines » de façade, dépourvues de pouvoirs réels, derrière lesquels l’oligarchie exerce son pouvoir sans autre limites que celles qu’imposent les rapports de force entre ses composantes.
Ces Etats patrimoniaux « révolutionnaires » ont cependant mené une politique volontariste de développement et de « modernisation » qui, si elles n’ont pas réussi sur le plan économique et politique, ont transformé profondément ces sociétés.
Transformation démographique, urbanisation, éducation, et féminisation sont autant de révolutions sectorielles qui ont bouleversé définitivement le paysage sociologique de ces pays.
Ce que ces Etats patrimoniaux ont cependant du mal à comprendre et à admettre, c’est que ces transformations qu’ils ont voulues, ont fait émerger de nouvelles sociétés dont les aspirations sont incompatibles avec leur mode de fonctionnement autoritaire, avec le principe même de l’Etat patrimonial.
Les révolutions pacifiques de ce qu’on a appelé le printemps arabe, qui n’en sont qu’à leur début, n’ont d’autres sources que ces transformations radicales initiées par ces Etats. Difficile cependant, pour les pouvoirs en place, de reprocher à ces populations de prendre au mot le discours officiel sur la souveraineté « populaire ».
D’où la réthorique complotiste et son corrélat, la «main de l’étranger», lieu commun de toutes les dictatures contestées. S’il y a révolte contre l’Etat patrimonial bienfaiteur, ce ne peut être que le fait d’ingrats et d’égarés manipulés par l’étranger. Toutes les révolutions dans l’histoire, ont été accusées par leurs adversaires d’être le fruit de complots étrangers, y compris bien sûr, la révolution de Novembre, « fruit » de l’action concertée des Egyptiens, des pays arabes, du bloc communiste et … des Etats Unis ; la « preuve » : ils auront une position commune pour stopper l’expédition de Suez en 1956…
En réalité, en transformant la société, ces régimes ont produit les conditions de leur dépassement. La « modernisation » de ces pays entraîne l’émergence d’une nouvelle société qui rejette l’autoritarisme du régime, la gabegie qu’il génère, et exige l’application du principe démocratique à la fois proclamé et ignoré. Ces révolutions pacifiques sont ainsi quelque part, la rançon du succès.
Processus paradoxal que le philosophe allemand Hegel appelait « la ruse de l’Histoire »
C’est en particulier le cas de l’Algérie dont la société a connu la plus grande mutation de son histoire, en un temps très court. Cette mutation est le ressort réel de la révolution en cours, elle est aussi largement le produit des politiques de développement suivies depuis l’indépendance.
Sur le plan démographique d’abord, l’Algérie comptait environ 9 millions d’habitants en 1962, elle en compte aujourd’hui plus de 42 millions. Cette croissance spectaculaire manifeste l’amélioration des conditions de vie, d’hygiène et de santé des populations (baisse du taux de mortalité infantile, hausse de l’espérance de vie). Elle implique aussi un changement radical de la société.
Cette croissance rapide donne en effet au pays une pyramide des âges écrasée et produit une société jeune plus portée au changement qu’au conservatisme.
L’urbanisation a, elle, transformé un pays rural en pays urbain (plus de 65% de la population vit en zone urbaine). Le grand historien et proto sociologue Ibn Khaldoun décrivaient les conséquences politiques au Maghreb de l’opposition villes campagnes, dans ce que les historiens ont appelé le « cycle Khaldounien ». Ce cycle qui a contrarié l’émergence d’un Etat unitaire en Algérie et dont nous avons peut être vécu la dernière résurgence lors de la décennie noire, est désormais révolu. Or, c’est dans le cadre urbain que sont nées et se sont développées toutes les grandes démocraties. Le discours qu’on entend souvent opposant la contestation des villes au pays « réel » est statistiquement sans fondement.
La révolution de l’éducation, sans doute la plus spectaculaire et la plus illustrative du paradoxe de ces transformations. Car c’est la volonté politique qui a amené en quelques décennies un pays où l’analphabétisme était majoritaire à plus de 90% de personnes alphabétisées et surtout à plus de 1,5 million d’étudiants.
Ce dernier chiffre donne le vertige lorsqu’on songe aux quelques centaines d’étudiants que l’Algérie comptait à l’indépendance. Ces jeunes éduqués, connectés, sont le principal moteur du changement. Cette population jeune, urbaine et éduquée est en effet en complet décalage et opposition culturelle avec la gérontocratie que génère l’Etat patrimonial et ses mécanismes de cooptation.
La féminisation de la société, enfin. Parmi les révolutions que connaît le pays, sans doute la plus profonde et la plus importante. Elle clôt des millénaires de relégation aux tâches domestiques et d’exclusion de l’espace public. Plus de 65% des bacheliers sont des bachelières, cette tendance se confirme depuis des années. Les déperditions que l’on constatait à l’entrée dans le monde du travail diminuent depuis plusieurs années. L’encadrement futur de l’Algérie sera en grande partie et sans doute un jour prochain, majoritairement féminin. La contribution des algériennes à la création de valeur augmentera dans les mêmes proportions. On imagine aisément les transformations politiques et culturelles qui en résulteront.
L’une des conséquences majeures de ces transformations est qu’en dépit des apparences, la société algérienne, est en voie rapide de sécularisation.
On comprend alors la pertinence du mot d’Alexis de Tocqueville mis en exergue dans cette contribution.
Toutes ces transformations et bien d’autres encore (la numérisation qui change totalement le rapport au monde, l’Algérie ne peut plus être un univers clôt, l’enrichissement relatif et la croissance rapide des classes moyennes, la forme désormais dominante de la famille nucléaire, en lieu et place de la famille élargie traditionnelle, favorisée par l’accès au logement individuel…) sont le terreau d’une révolution qui a déjà changé la société.
Une société qui aspire à se doter d’une représentation politique conforme à ce qu’elle est devenue. La révolution sociétale est déjà une réalité, la révolution politique qui lui correspond est en cours.
Ce que manifeste donc d’abord la révolution (car c’en est une) du sourire, c’est l’émergence d’une Algérie nouvelle plus jeune, plus éduquée, plus urbaine, plus féminine, une société qui ne se reconnaît pas dans un système politique fonctionnant selon une logique disciplinaire, et produisant, comme corrélat à l’absence d’Etat de droit, corruption et gabegie.
Ces transformations sont ainsi en grande partie la conséquence des politiques de développement voulues par l’Etat patrimonial. Le changement et la contestation qui en résultent sont d’une certaine manière, comme on l’a dit, la rançon du succès.
La modernisation a eu lieu, elle provoque le rejet de l’Etat patrimonial autoritaire et l’exigence de l’Etat de droit démocratique.
Dans un ouvrage bien moins connu que le célèbre « la Fin de l’histoire et le dernier homme » (1992), le politologue américain F Fukuyama rappelle que la quasi-totalité des Etats ont connu une phase patrimoniale avant d’évoluer, pour la plupart, vers des Etats de droit puis, sous la pression revendicative des populations, vers des systèmes de démocraties représentatives (« Le Début de l’histoire »2012).
On est en droit d’espérer que la raison et l’intérêt national amèneront ceux qui aujourd’hui exercent le pouvoir réel à prendre acte de ces évolutions. La principale qualité d’un responsable politique est précisément sa capacité à appréhender le changement. L’Etat patrimonial a accompli un certain nombre de tâches mais a aujourd’hui atteint ses limites et produit, comme l’a montré le pathétique épisode du cinquième mandat, plus de nuisances que d’effets positifs. Il est désormais comme le dit l’expression forte mais juste de Mr Hamrouche « antinational ».
Il est surtout unanimement rejeté par la société nouvelle, celle là même dont la manifestation a pris de court les observateurs les plus avertis de la vie publique algérienne.
Ce que revendique légitimement cette société civile émergente est la pleine et entière souveraineté sur l’Etat. C’est-à-dire le droit exclusif de choisir ses institutions, sa ligne politique, ses représentants, de les contrôler.
S’engager ainsi, comme le proposent certains, dans la voie d’une présidentielle sans ces changements institutionnels préalables, c’est s’engager sur une voie sans issue. C’est croire à l’illusion qu’un retour « à la normale », à la situation ex ante, est encore possible.
Ce qu’enseigne en effet l’histoire des démocraties représentatives, c’est que les vertus supposées des hommes politiques n’offrent aucune garantie contre les abus de pouvoir et le despotisme. Seules des institutions démocratiques, la séparation des pouvoirs et une justice indépendante peuvent, sur la durée, consolider la construction démocratique. C’est la raison pour laquelle la révolution démocratique en cours, refuse une élection présidentielle dans le cadre institutionnel actuel.
La transformation de l’Etat patrimonial en Etat républicain exigée par la Nation nécessite une négociation directe entre représentants du pouvoir réel et de la société civile, dans toutes ses composantes. Cette négociation n’est pas la meilleure des solutions pour avancer et stabiliser le pays, c’est la seule.
De nombreux pays ont su gérer intelligemment ces transitions et comptent aujourd’hui parmi les Etats démocratiques les plus solides et les plus respectés. Ces négociations sont toujours complexes mais aboutissent, dès lors qu’il y a consensus sur l’objectif : aboutir à un pacte démocratique stable qui concilie tous les citoyens.
Eloigner l’esprit vindicatif et de revanche est un prérequis pour le succès d’une telle démarche. Mettre en prise directe les représentants du pouvoir « réel » et ceux de la société civile, en est un autre.
Pour les uns, il faudra avoir à l’esprit qu’on ne peut fonder un Etat démocratique que sur une société apaisée garantissant à tous la sécurité et la liberté. Une Nation, disait E Renan, est faite de mémoire et d’oubli.
Pour les autres il faudra prendre acte des nouvelles réalités de la société algérienne et faire le deuil des puériles explications complotistes, en comprenant que cette révolution est au fond d’une certaine manière, la rançon du succès.
Jaffar Lakhdari
Acteur du mouvement citoye
Membre du Collectif de la société civile pour une transition démocratique