Le peuple s’est exprimé, formule utilisée lorsqu’on veut signifier que le peuple a choisi ses élus dans des élections démocratiques. Le peuple algérien s’est exprimé, ou plutôt il a crié, il a crié tellement fort qu’il a ressuscité d’une mort dont le régime de Bouteflika l’a mis durant deux décennies.
Tous les observateurs, politiques, activiste, journalistes ont été ébahis, surpris par ce peuple qui a décidé de reprendre la parole. Sans aucun doute, le régime est celui qui a le plus été surpris, preuve en est qu’aucun autre plan de substitution au cinquième mandat n’a été prévu. D’autre part, l’organisation perverse qu’a instaurée le régime pour maîtriser ce peuple par la corruption généralisée, financière, intellectuelle et morale, a fini par nous convaincre que le peuple algérien est une horde de sauvages incapables de vivre ensemble et de rêver dans la même direction. Voir des millions d’Algériennes et d’Algériens dans des marches de libération pacifiques crier « silmya, hadarya » (pacifique, civilisée) a fini par redonner à ce peuple la fierté légitime qu’il porte en lui.
Dans ce contexte de sidération, était-il possible de prévoir cette révolution ? D’où vient ce niveau de conscience et d’organisation, et peut-on comprendre les forces motrices qui l’ont engendrées ?
Les évènements sont trop frais pour en tirer des conclusions ou faire des analyses lucides sur la situation actuelle, mais je tenais à apporter cette contribution afin d’essayer d’éclairer et de lancer des pistes de réflexion et surtout rendre hommage au travail de milliers d’Algériens qui ont milité dans l’ombre pendant des années.
Dans un pays où la police politique est ou était une des institutions les plus fortes, la situation révolutionnaire actuelle ne peut s’expliquer à mon avis que par le concept de l’action non violente, et par les facteurs anthropologiques.
Dans mon analyse je me base sur deux références principales, le livre d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage ; le rendez-vous des civilisations pour expliquer la maturité du peuple algérien comme celui de la Tunisie en 2011, et le livre dont s’inspire le titre de cette tribune, de la dictature à la démocratie, de Gene Sharp.
On peut toujours qualifier le régime algérien de dictature molle ou de dictature souple mais le seul qualificatif idoine est simplement dictature, car comme le dit Camus mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde.
Dans son livre, Gene Sharp, nous explique qu’il y a plusieurs méthodes pour lutter contre la dictature, le coup d’état, la lutte armée, l’intervention d’une puissance étrangère et l’action non violente. Il est évident que toutes les solutions, sauf la dernière, dans la majorité des cas ne sont pas vraiment de véritables solutions car elles permettent seulement de transférer le pouvoir d’un groupe à un autre en gardant le peuple sous domination. L’action non violente quand elle est le seul moyen que possèdent les peuples pour se libérer des dictatures de manière durable, l’Etat est le seul dépositaire du monopole de la violence légitime (Marx Weber).
Comme l’explique Gene Sharp, pour tenir un peuple sous domination, les dictatures ont besoin de l’aide de ceux qu’ils gouvernent, de leur soumission, de l’obéissance de la population et de la coopération d’innombrables personnes et de multiples institutions de la société.
Dans le cas algérien, le régime algérien a longtemps usé de la corde sensible de la décennie noire pour faire obéir le peuple. Le temps passait, les plaies de cette tragédie commencèrent à se refermer, le régime a utilisé l’argent de la manne pétrolière et le machiavélisme pour acheter les volontés, chasser les compétences, assainir la scène politique, déconstruire toute structure dissidente et éloigner le peuple de toute réflexion politique.
La révolution en marche
Je vais à présent essayer d’analyser les déterminants importants qui ont, à mon avis, conduit à cette résurrection du peuple comme acteur politique. La nouvelle révolution algérienne trouve ses racines dans des déterminants profonds de type anthropologique et démographique, de la lutte non violente continue de milliers de militants infatigables, l’émergence des réseaux sociaux, et des raisons conjecturelles comme la mort symbolique de la police politique, et surtout la maladie du président.
Emmanuel Todd est connu pour ces prédictions prophétiques notamment la chute de l’URSS dans son livre « La chute finale » de 1976, à un moment où tout le monde louait la super puissance. Il utilisa pour cela l’analyse des facteurs démographiques comme le taux de mortalité infantile et le nombre de suicides.
En 2007, il s’associe avec le démographe Youssef Courbage dans un essai intitulé le rendez-vous des civilisations, réponse tranchante au choc des civilisations de Samuel Huntington, dont la théorie commençait à se répondre après les attentats du 11 septembre 2001. Dans leur essai, les deux démographes analysent les facteurs démographiques et anthropologiques des sociétés arabo-musulmanes pour arriver à la conclusion que ces peuples sont matures pour la transition démocratique. Trois ans après, leur analyse se réalisent et le monde arabo-musulman se soulève dans ce qui est appelé le printemps arabe. L’histoire ne suit pas toujours la volonté des peuples et les questions géopolitiques entravent cette marche irréversible vers la démocratie, et malgré l’avortement de la majorité des révolutions arabes, les déterminants anthropologiques sont une réalité et ce n’est qu’une question de temps pour que l’histoire reprenne son cours.
Que sont ces déterminants anthropologiques et démographiques. Le principale facteur à analyser est l’indice de fécondité qui se situé aux alentours de 2,8 enfants par femme [1] (il a un peu augmenté ces deux dernières décennies).
L’indice de fécondité est associé à d’autres facteurs qui l’accélèrent, notamment le taux d’alphabétisation qui a atteint les 90 % en Algérie [2], une importante émigration vers les pays de faible fécondité dans les modèles diffusent dans la société d’origine (l’exemple de la forte communauté algérienne en France), l’urbanisation de la population qui avoisine les 75% [3] des Algériens associés la crise du logement et à la baisse de la résidence temporaires des jeunes familles avec les parents.
Ces facteurs décrivent une famille algérienne éduquée qui tend au modèle de la famille nucléaire, avec peu d’enfants, de plus en plus individuelle et libérale. Si on ajoute à cela la baisse de l’endogamie (i.e le mariage entre cousins) et le recul de l’âge du mariage, on se retrouve avec une famille algérienne plus encline à l’ouverture, tournée vers le monde extérieur et en recherche de modernité, c’est l’irruption du citoyen, de l’individu libre dans l’espace public et le début de la démocratie.
Ces éléments expliquent aussi en partie la nature pacifique, « civilisée », moderne et mixte des manifestations que connaît le pays ces dernières semaines.
Malgré la description que je viens de faire de la famille algérienne, la situation est loin d’être parfaite, les maux qui traversent la société algérienne sont grands et les défis qui l’attendent sont importants.
La deuxième force qui pourrait expliquer cette révolution en marche, est donnée par Gene Sharp, à savoir la défiance politique par l’action non violente. La dictature tient une partie du peuple par la terreur physique et l’autre grande partie par la terreur symbolique. Casser le mur de la peur prend beaucoup de temps, et se fait en fissurant la terreur symbolique par toutes les actions non violentes, revendications sectorielles, grèves, actions radicales de la part de l’opposition comme le boycott des élections, refus de siéger dans les assemblées, travail associatif, combat identitaire comme la cause berbère, une presse qui fait de la résistance, artistes engagés dans des causes, des combats pour les droits et libertés et la résistance se trouve même dans les stades qui scandent des slogans hostiles. Chaque action contribue inlassablement à fissurer la terreur symbolique de la dictature.
Même si je ne suis pas d’accord ni avec leurs méthodes ni avec l’idéologie qu’ils véhiculent les activistes autoproclamés comme Rachid Nekkaz et AmirDZ ont contribué à la déchéance du caractère sublimé de la dictature algérienne, notamment en utilisant des méthodes similaires au régime.
L’autre particularité de la dictature est le besoin incessant de morceler la société afin de mieux la contrôler, de casser toute structure de débat et de discussion, les parties sont noyautés ou détruits, un certain nombre sont créés pour occuper l’espace, et toutes les associations non soumises sont interdites. Il est nécessaire pour les dictatures que l’individu se sente seule sans lien organique et donc incapable de s’opposer à la dictature. Une révolution technologique a fini pour casser l’isolement des peuples. Premièrement l’avènement d’internet et sa démocratisation par les smartphone mais surtout l’émergence des réseaux sociaux particulièrement Facebook, le réseau le plus utilisé et de loin en Algérie. Facebook a une vertu extraordinaire est qu’il recréé du lien, chaque groupe Facebook est un lieu de socialisation. Le régime a cassé les parties, les associations, les clubs et les syndicats mais tous se retrouvent sur Facebook pour débattre, discuter, s’organiser. Même si le Facebook algérien n’est pas très politisé du moins avant le 22 février 2019, il avait une fonction sociale qui a permis aux individus de sortir de la solitude que leur a imposé le régime.
Les deux derniers points qui ont conduit, à mon sens, à cette situation révolutionnaire sont conjoncturels, la mort symbolique de la police politique et la maladie du président. Une des réalisations « Injizat » que louent les partisans du cinquième mandat est que Bouteflika a réussi à domestiquer le DRS. Cette mort symbolique de la police politique même si probablement elle n’est pas vrai dans les faits est un élément important dans l’inconscient collectif où une autre barrière de la peur est tombée. L’autre point qui me semble être le plus important est la maladie du président et l’incapacité du régime à trouver un successeur. Pour les Algériens, la présentation de Bouteflika à un cinquième mandat dans la situation de santé qu’on lui connait était tellement hérétique que l’autorité symbolique de la dictature algérienne s’est effondrée de manière brutale le 22 février dernier.
Toute cette analyse ne présage nullement que la révolution algérienne sera résolue de manière positive car elle dépend énormément de facteurs conjoncturels internes à la dictature.
Le processus de démocratisation est quant à lui une force motrice qui ne pourra être empêchée d’aucune manière, le peuple algérien est mature et prêt à la démocratie.
Les sources des chiffres :
[1] Banque mondiale.
[2] La presse qui rapporte les chiffres de l’office national d’alphabétisation et de l’enseignement pour adultes.
[3] Office nationale des statistiques.
Hocine KADI
Enseignant chercheur en Physique à l’école nationale supérieure des travaux publics