La mise à la retraite du patron du DRS, le général Mohamed Mediene, dit Toufik, par la présidence de la république n’est pas une surprise. Elle ponctue une trajectoire lancée dès avant le 4e mandat qui s’est accélérée après l’incident de Zeralda de la mi-juillet dernier. Pourquoi un tel emballement ?
Deux mois presque jour pour jour après l’incident de Zeralda, le mouvement déclenché par la présidence de la république pour prendre totalement en main le système de sécurité intérieure de l’ANP s’est parachevé ce dimanche 13 septembre avec l’éviction du général Mohamed Mediène, dit Toufik, patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, services de renseignement de l’armée) depuis 1990.
C’est une longue séquence de l’organisation du pouvoir politique en Algérie qui prend symboliquement fin. Le successeur au général Toufik n’incarne, pour autant, aucun renouveau. Le général Athmane Tartag est même la continuation personnifiée des pires années du DRS, celles où, débordé par l’insurrection islamiste du début des années 1990, il a du recourir à des méthodes de répression extra-judicaires de manière massive pour tenter d’endiguer la montée du terrorisme. Le compromis qui a permis la cohabitation entre le puissant général Toufik de la fin des années de guerre civile et le nouveau président Bouteflika a efficacement fonctionné jusqu’au début du troisième mandat présidentiel en 2009. Depuis il n’a fait que se déliter. Jusqu’à l’assaut final engagé par les frères Bouteflika depuis deux mois.
La fusillade Zeralda, un point de basculement estival
A la fin de nuit du 14 au 15 juillet 2015, les couches-tard de la ville de Zeralda ont entendu une fusillade qui a duré une trentaine de secondes provenant de la résidence présidentielle de l’autre côté de l’autoroute. Dans les minutes qui ont suivi, deux véhicules 4×4 ont traversé la ville en trombe avant qu’un dispositif de sécurité ne se déploie pendant plus de deux heures sans que les riverains ne puissent comprendre ce qui se passait.
Plus d’un mois plus tard, les remontées d’information demeurent contradictoires sur cette fusillade. La version initiale d’une « tentative d’incursion terroriste déjouée » a vite été submergée par d’autres « récits ». Le plus persistant est celui d’un échange de coups de feu entre éléments des services sécurité eux-mêmes. Plusieurs sources concordantes ont fait état la semaine suivante de l’hospitalisation, pour blessure par balles, d’un élément de la sécurité présidentielle à l’hôpital militaire de Aïn Naadja. Le récit le plus alarmant a évoqué la présence de Saïd Bouteflika sur les lieux de la fusillade. Rien ne permet de le soutenir. Ce sont finalement les décisions qui vont suivre qui alerteront sur le caractère « sérieux » de l’incident de Zeralda.
Le système de sécurité intérieure de l’armée algérienne a été décapité par ondes concentriques: sécurité présidentielle, garde républicaine, direction de la sécurité intérieure du DRS, GIS… L’amplitude des changements, sans précédent, a rendu relativement accessoire le contenu de l’incident de Zeralda. Il existe même des sources proches du DRS pour insinuer qu’il s’agit d’un incident artificiel dans le seul but de déclencher la purge qui s’en est suivie. La suite des développements pourrait presque l’agréer avec les deux actes : l’arrestation du général Hassan, proche du général Toufik, puis l’éviction, aujourd’hui, du grand patron du DRS lui-même. Le mouvement correspond clairement à une prise en main directe et complète par la présidence de la république (Saïd Bouteflika), et par l’état-major de l’ANP (Ahmed Gaïd Salah), de la chaîne de commandement du système de sécurité intérieure de l’armée.
Bouteflika ne veut plus que des « fidèles » autour de lui
Abdelaziz Bouteflika connaît le mode opératoire des putschs. Il a été un putschiste très actif en juin 1965. Après Zeralda, il s’est prémuni contre un scénario de conjuration qui n’existe probablement pas plus qu’à la fin de l’année 2013 lorsque, malade et impotent, il a imposé sa « candidature » pour un 4e mandat en avril 2014. Il est bien possible que dans l’entourage du président – son frère Saïd en priorité -, le scénario d’une « menace diffuse » ait été gonflé. Le général Toufik, réservé sur le 4emandat, n’est pas devenu plus « dangereux » pour le mandat du président Bouteflika. Entamé en janvier 2013 avec la prise d’otage de Tiguentourine (extrême Sud) par un groupe djihadiste, l’affaiblissement des services de sécurité militaires (DRS) qu’il dirigeait depuis bientôt 25 ans s’est accéléré depuis le début du 4e mandat.
Le profil de Mohamed Mediène n’est pas celui d’un aventurier qui aurait pu prendre la tête d’une conjuration pour faire appliquer, par exemple, l’article 88 dans une sorte de « coup d’état médical ». Pourquoi alors le clan Bouteflika a-t-il brusquement décidé de changer son périmètre de sécurité et réduit les moyens d’intervention directe du DRS avant d’en décapiter la direction ? Il est difficile d’épiloguer à chaud sur cette évolution. C’est, en réalité, la perception qu’a le président Bouteflika de la situation qui est déterminante dans un tel cas.
Tous ceux qui ont fréquenté Abdelaziz Bouteflika évoquent sa paranoïa ordinaire. Après son premier séjour au Val- de-Grâce à partir de novembre 2005, il a appris, à son retour, que Larbi Belkheir, ambassadeur au Maroc, avait eu des consultations avec le général Lamari (alors déjà à la retraite) au sujet de l’avenir de la fonction présidentielle. Larbi Belkheir a été mis en quarantaine avant d’être disgracié et l’état-major de l’ANP a été réorganisé en fonction de ce paramètre de la loyauté au président. Dans le contexte plus récent de sa maladie, de la quasi- disparition de sa capacité à se faire directement une opinion sur les dossiers et les acteurs, cette paranoïa ne pouvait que s’aiguiser. Chaque « péripétie » de l’actualité nationale l’aggrave depuis le début du 4emandat : la résistance de In Salah et du Sud à l’exploitation du gaz de schiste, les affrontements interminables dans la vallée du M’zab, la montée d’un danger terroriste « alternatif » à AQMI (l’assassinat du Français Hervé Gourdel, l’embuscade de Aïn Defla contre des militaires…)…
La nouvelle conjoncture financière du pays est venue donner une dimension épidermique à la défiance présidentielle. L’effondrement du prix du pétrole ne peut, bien sûr, pas être attribué à un complot de la CNLCD ou de l’intérieur du système (DRS), mais il donne à la fin de règne de Bouteflika un décor de tour assiégée, propice aux intrigues les plus renversantes. Les appels incessants d’une partie de l’opposition à l’application de l’article 88 de la Constitution – qui définit prononce les conditions algériennes de « l’empêchement » – ont alimenté la paranoïa présidentielle. A qui sont, de manière subliminale, adressés ces appels ? Au DRS, bien sûr, supposé être toujours le dépositaire opérationnel de la prééminence historique de l’armée sur la vie politique algérienne.
Sans Toufik, Ahmed Gaïd Salah s’expose à la paranoïa présidentielle
Le président Bouteflika pouvait, dès le lendemain de sa réélection en avril 2014, inviter le général Toufik à faire valoir ses droits à la retraite. Il a choisi, culture tactique de son obédience clanique, de maintenir l’incarnation symbolique des services en le vidant de ses prérogatives, jadis pesantes. Principale fonction du maintien du chef emblématique du DRS : faire contrepoids à l’influence grandissante du général Ahmed Gaïd Salah dans la décision politique. Ce que la fusillade de Zeralda a révélé est que le clan Bouteflika ne se sentait pas tout à fait en sécurité dans son traitement « tactique » du DRS. Il est donc allé plus loin dans son désarmement, choisissant même de renforcer l’autorité de Ahmed Gaïd Salah au sein de l’ANP en lui apportant un DRS démembré sous sa coupe. L’été 2015 est celui de la fin de l’ANP bicéphale, héritage de l’hypertrophie du DRS durant les années 1990 et du déclin de l’état-major après le départ du général Mohamed Lamari en 2004.
La nouvelle problématique pour le président Bouteflika et son frère est, sur ce front du contrôle des forces de sécurité, de se prémunir désormais d’un face-à-face délicat avec le général Ahmed Gaïd Salah. Le chef d’état-major a beau ne pas être le leader naturel de l’ANP aux yeux de la majorité de ses chefs de régions militaires, il est persuadé de sa bonne étoile. Il évoque même, en privé, pour lui un destin de présidentiable, « comme le général Zéroual, un collègue », en cas de disparition du président Bouteflika. En un mot, il a le potentiel pour devenir rapidement l’objet de la paranoïa présidentielle dans les prochains mois. C’est pour cela que le cycle déclenché en juillet dernier n’est peut être pas tout à fait terminé. Ahmed Gaïd Salah est aujourd’hui plus précaire qu’il ne l’était lorsque le clan présidentiel avait besoin de lui pour faire le rouleau compresseur contre le DRS.
Et maintenant qui va décider du prochain président de l’Algérie ?
Le comportement du président Bouteflika évoque bien sur beaucoup celui du président Habib Bourguiba au milieu des années 80. Malade comme Bouteflika, relié à l’extérieur par les comptes-rendus de ses proches, le raïs tunisien a fait face à une crise sociale en 1984 qui, combinée au déclin de son sens du discernement, a aggravé sa paranoïa. Il a failli faire exécuter Rached Ghannouchi, le leader islamiste, a vidé le Palais de Carthage de la plupart de ses vieux conseillers, a confié les clés politiques du pays à sa nièce Saïda au détriment de son fils et a limogé trois Premiers ministres en deux ans. Habib Bourguiba n’a jamais pensé, durant cette longue agonie politique, organiser sa succession à son avantage. Abdelaziz Bouteflika est sur le même sentier. Pis, ou mieux encore, c’est selon le point de vue d’où l’on se place, le président algérien ne veut pas laisser derrière lui une capacité homogène de décision politique à la tête de l’armée. Le général Zeroual a remis les clés de la maison à ses pairs qui ont, conseillés en cela par un aîné, le général Belkheir, opté pour le retour de Bouteflika. Entre un état-major contesté, des chefs d’armes en retrait, un DRS faible, l’après- Bouteflika n’offre plus la même ligne de décision politique. Le moule à faire des présidents n’est peut- être pas définitivement cassé mais il est momentanément hors service. Cela ne garantit pas à Saïd Bouteflika de pouvoir décider de manière pesante de l’avenir après son frère.
Du point de vue du retour de la parole au suffrage du peuple algérien, le scénario qui s’est déroulé cet été entre Zeralda et Beni Messous n’est pas une mauvaise nouvelle démocratique. Un bémol tout de même. La perpétuation de la paranoïa bourguibienne ne s’est pas terminée par une transition démocratique en Tunisie mais par le début d’un nouveau cycle autocratique.
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