Malgré le chaos politico-judiciaire qui règne en Libye, les autorités de Tripoli s’obstinent à poursuivre le procès des responsables de l’ancien régime. Et toutes les deux semaines, les prévenus passent devant leurs juges. Pourtant, tout avance bien lentement et les rumeurs les plus folles courent sur l’avenir des prévenus, notamment celui du fils de Mouammar Kadhafi*.
Derrière la grille noire, Abdallah Senoussi esquisse un signe de la tête à l’intention des journalistes, ce 25 janvier 2015. Les visages lui sont à présent familiers : toutes les deux semaines, ou presque, se reproduit le même scénario. D’abord, les journalistes disposent de trois minutes pour prendre en photo les trente anciens dirigeants de la Jamahiriya arabe libyenne1. En tenue bleue, ils ont, pour la plupart, perdu de leur splendeur. Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi, apparaît amaigri et la tête complètement rasée. Les visages des accusés sont fermés, vieillis et fatigués : sont-ce les conditions de leur détention ou l’ennui face à cette énième journée de procès à Tripoli ? L’audience démarre après la séance photo. Deux ou trois heures — pendant lesquels avocats, prévenus et journalistes piquent parfois du nez —, puis une pause et enfin, l’annonce du renvoi, généralement quinze jours plus tard.
Le procès des responsables de l’ancien régime, renversé en 2011, a officiellement commencé le 14 avril 2013. Il continue, après une pause lors des combats de l’été 2014, malgré l’instabilité politique et militaire qui règne dans le pays. Les chefs d’accusation ressemblent à une longue litanie sans fin : assassinats, actes portant atteinte à l’union nationale, pillages et sabotages, incitations au viol, recrutement de mercenaires africains… La peine encourue est la mort.
Des accusés souvent absents
Outre Abdallah Senoussi, on trouve, parmi les accusés, quelques « stars » de l’époque de Khadafi : Baghdadi Ali Al-Mahmoudi, chef du gouvernement de la Jamahiriya (2006-2011), Bouzid Dorda, chef des renseignements extérieurs (2009-2011) et premier ministre (1990-1994), ou encore Seif Al-Islam Kadhafi, l’un des fils du dictateur déchu.
En septembre 2013, Sadik Al-Sour, chef du bureau du procureur, avait organisé une conférence de presse à la veille de la première pré-audience du procès (session évoquant uniquement les aspects techniques). Il avait apporté avec lui les 4 000 pages de preuves retenues contre les inculpés. Ceux-ci étaient alors au nombre de trente-huit selon le procureur. Après une quinzaine d’audiences, seuls trente accusés étaient présents lors de la dernière session en date, celle du 25 janvier 2015.
Les raisons de ces absences sont tout aussi diverses que floues. En avril 2013, les juges apprenaient qu’un des prévenus avait tout simplement été envoyé en Tunisie pour se faire soigner. Il n’est jamais revenu en Libye. « Qui a donné son autorisation ? »,s’agaçait alors le procureur. Quelques minutes plus tard, alors qu’un autre prévenu était appelé, son avocat expliquait : « Il est malade. Physiquement et mentalement. Je crois qu’il est mort en fait. Mais si ce n’est pas le cas, il le sera bientôt. » Quatre autres hommes auraient été relâchés « par erreur ».
Le plus grand absent manque à l’appel depuis l’été dernier. Seif Al-Islam Kadhafi n’a pas assisté à son procès depuis la session du 22 juin. Avec trois doigts coupés et une dent cassée, il suivait alors la session grâce à une liaison satellite depuis Zintan. L’ancien jet-setteur est détenu, comme un trésor de guerre, par cette ville de l’ouest libyen, depuis sa capture en novembre 2011 alors qu’il tentait de fuir la Libye.
Le « cas » seif al-islam
La Cour pénale internationale (CPI) demande l’extradition du fils Kadhafi depuis son arrestation. En décembre 2014, elle a même saisi l’ONU à ce sujet. Si elle a estimé que la Libye était capable d’offrir un procès équitable à Abdallah Senoussi, elle pense, au contraire, que ce n’est pas possible pour son neveu. Il faut dire que l’arrestation à Zintan en juin 2012 de quatre employés de la CPI n’a probablement pas arrangé le cas de la Libye dans cette affaire. Ces quatre personnes ont été accusées d’avoir tenté de remettre à Seif Al-Islam Kadhafi des documents visant à l’aider à s’évader. Elles ont été libérées après trois semaines de détention.
En attendant, le dauphin de Kadhafi serait toujours aux mains des Zintanis. La cité bédouine est, depuis juillet 2014, en pleine guerre contre Fajr Libya (« Aube de la Libye »), la coalition de brigades qui dirige Tripoli… où a justement lieu le procès. Le conflit actuel pourrait donc être l’une des raisons de cette absence prolongée. Cependant, les rumeurs vont bon train au sujet de celui qui était vu comme l’héritier de Mouammar Kadhafi. Certains, comme Nicolas Beau avancent qu’il a été exfiltré du pays durant l’été. Fajr Libya accuse effectivement les Zintanis de s’être alliés aux anciens du régime. Nombreux sont les Libyens qui pensent que Seif Al-Islam Kadhafi et les Zintanis ont un accord qui prendrait la forme d’une pension que le fils Kadhafi verserait en échange de sa protection. En septembre 2014, un officiel affirmait pourtant que le quadragénaire était mort, durant l’été, suite à une maladie. Déclaration démentie rapidement par les autorités. Début juin, une délégation de l’ONU l’avait rencontré et trouvé « en bonne santé étant donné la situation. »
Avocats et témoins peu empressés
Quoi qu’il en soit, les juges continuent d’appeler Seif Al-Islam Khadafi à chaque début de session. Le silence qui suit ne les perturbe pas. Ils ont d’autres priorités, comme celle de trouver un avocat à tout le monde. Tâche difficile dans un pays où défendre des kadhafistes peut rapidement être assimilé au fait d’être kadhafiste soi-même. Le 27 avril 2013, Me Ali Dhouba annonçait à la Cour qu’il ne souhaitait plus s’occuper de la défense d’Al-Senoussi « pour des raisons de sécurité ». Ce jour-là, l’avocat boitait pour se rendre à la barre. Il a toutefois refusé publiquement d’établir le moindre lien entre sa blessure et son retrait. Dhouba reste le conseiller de Dorda et Baghdadi.
Le beau-frère de Mouammar Kadhafi a finalement retrouvé un avocat, Ibrahim Mohamed Abou Isha, deux mois plus tard. Et celui-ci, comme beaucoup d’autres, ne cesse de demander plus de temps pour lire les dossiers ou faire venir tel ou tel témoin. Le fait est que, pour l’instant, aucun témoin ne s’est déplacé jusqu’au tribunal situé en plein cœur de la prison d’Al-Adhba à Tripoli. La plupart des personnes citées par les avocats sont actuellement en Tunisie ou en Égypte. Autrement dit, il s’agit de Libyens conscients de s’être trop « mouillés » avec l’ancien régime pour revenir sereinement . Il est probable que peu d’entre eux accepteront de faire le voyage.
Plaider l’innocence
Les avocats ont tous choisi la même stratégie : ils pointent les erreurs techniques de la procédure et plaident l’innocence de leurs clients. Me Dhouba affirme « croire en la justice libyenne »et avoir « les preuves et des témoins qui démontreront l’innocence » de ses clients. Lors de la séance du 25 janvier 2015, deux avocats ont défendu leurs clients en expliquant qu’ils obéissaient aux ordres et aux lois de l’époque du pays. « Si les ordres étaient criminels, ils ne devaient pas les suivre », a répliqué le procureur général Sadik Al-Sour.
Les accusés se plaignent régulièrement des conditions de leur procès ou de leur détention. Bouzid Dorda, chef des renseignements extérieurs sous Kadhafi, n’a jamais obtenu l’autorisation d’avoir un stylo et du papier pour prendre des notes lors des sessions. Certains de ses camarades affirment ne pas pouvoir rencontrer leur avocat régulièrement. Ali Nourredine, l’un des avocats, reconnaît n’avoir vu son client qu’une seule fois,« mais c’est suffisant » et juge les conditions du procès« satisfaisantes ». Parmi les inculpés, Mabrouk Mohamed Mabrouk dit pourtant avoir été torturé « pour que j’avoue. » Un autre explique n’avoir été interrogé qu’une seule fois, lors de son arrestation. Devant la Cour, les accusés nient tout crime et dédouanent totalement Dorda, régulièrement cité comme le donneur d’ordre. Pourtant, ses codétenus le disent innocent, se contentant d’évoquer des « ordres du gouvernement », sans jamais donner de nom.
Il semble que dans les prisons de la nouvelle Libye, la fidélité à l’ancien régime reste de mise. À moins que ce soit la peur.
Notes
1) NDLR. Pour mémoire, nom officiel (en forme abrégée) de la Libye, de 1977 à 2011, sous le régime politique de Mouammar Kadhafi. Jamahiriya est un néologisme généralement traduit par « État des masses ».
*) Nous publions cette contribution avec l’aimable accord d’Orient XXI. Cliquez ici pour le lire sur ce site.
Journaliste indépendante, Maryline Dumas est basée en Libye depuis juin 2012. Elle travaille notamment pour La Tribune de Genève, la radio Deutsche Welle, le groupe de presse Est Bourgogne Rhône-Alpes et Ouest-France. Elle a débuté sa carrière de pigiste au Soudan en 2011 et a coécrit avec Mathieu Galtier un livre sur le sujet :Expulsés du Soudan, After publishing, 2012.