« Ce dossier de publication entre dans le cadre des activités du réseau de médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale est réalisée par Al-Jumhuriya, Assafir Al Arabi, Mada Masr, Maghreb Emergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI. »
Majd Kayyal/ (Traduction par Nada Yafi)
Cette étude tente de comprendre le rôle joué par les « réformes économiques » menées par l’Autorité palestinienne dans le renforcement de l’emprise d’Israël, puissance occupante, sur la société palestinienne ainsi que leur impact sur la répression de la deuxième Intifada. La thèse principale de cette étude est que la deuxième Intifada a pris appui sur un système financier informel et parallèle.
Ce système a permis à l’aide palestinienne de parvenir jusqu’aux résistants. L’aide répondait aux besoins d’une société sous embargo, ainsi qu’aux besoins logistiques des organisations de la résistance. Raison pour laquelle Israël a imposé à l’Autorité palestinienne, via des pressions directes ou celles de la communauté internationale, des réformes qui auront joué un rôle déterminant dans la stratégie de domination israélienne.
Auront ainsi participé à la mise en œuvre de cette stratégie des organisations telles que la Banque mondiale et le FMI, ainsi que diverses instances internationales comme le groupe d’action financière, FATF qui a institué les neuf principes de lutte contre le financement du terrorisme dans le monde, le comité de liaison provisoire des pays donateurs de la Palestine (AHLC). Ces réformes appliquées par la direction de l’Autorité palestinienne auront contribué au coup d’arrêt donné à l’intifada après la mort d’Arafat, tout en en étant présentées comme «une revendication populaire palestinienne en faveur de la gouvernance et pour la lutte contre la corruption ».
Le système financier de l’Intifada répondait à des besoins
Sans l’aide destinée au financement de la résistance et de la société, la deuxième Intifada n’aurait pas pu tenir le coup face à l’embargo, à la répression sanglante et aux tentatives d’affamer la population. La Cisjordanie comme la bande de Gaza ont vécu depuis la fin septembre 2000 un effondrement économique sans précédent. Selon l’organisme palestinien des statistiques 20% des familles palestiniennes ont perdu tout revenu en moins de deux ans. 56% d’entre elles ont perdu plus de la moitié de leurs revenus, ce qui a contribué à la hausse exceptionnelle des taux de pauvreté. 67% des familles palestiniennes vivaient alors sous le seuil de pauvreté.
Dans de telles conditions, les besoins individuels et sociaux étaient pressants. Il en était de même pour les organisations palestiniennes. Le soutien financier reçu par l’intifada à travers des canaux « informels » a pu répondre, en partie, à des besoins très divers. Rations alimentaires, adoption d’orphelins, soutien aux familles des martyrs ainsi qu’aux familles de prisonniers (quand celui-ci était le principal gagne-pain), assistance directe aux prisonniers (transferts financiers sur des comptes intitulés « cantina » pour l’achat de nourriture et de vêtements destinés aux prisonniers), frais d’inscription et versements à l’université pour un étudiant, logement pour ceux dont les maisons ont été détruites (21,142 personnes jusqu’au milieu de 2004), ainsi qu’un appui logistique à la résistance à l’agression israélienne.
Comment l’aide était-elle acheminée?
Avec l’intifada un réseau populaire et officiel de soutien s’était constitué à travers le monde. Considéré par Israël comme informel ce soutien était en effet différent des subventions qui parvenaient, avec l’accord d’Israël, à l’Autorité palestinienne depuis sa création. Le réseau comptait sur des sources populaires (campagnes d’appels aux dons collectés par des Fonds, des Fondations ou des communautés palestiniennes à travers le monde) mais le réseau comptait aussi sur des donateurs étatiques (le gouvernement iranien, irakien notamment). L’aide parvenait en Cisjordanie et à Gaza à travers tout un système d’entreprises et d’associations de la société civile, et par un réseau d’activistes à l’intérieur comme à l’extérieur de la Palestine.
Confronté à l’agressivité de l’occupation, ce système se voyait obligé d’exploiter le manque de transparence de l’Autorité et ses failles institutionnelles, et de mettre à profit le fonctionnement peu rigoureux des banques, des agences de change ou des entreprises. Le recours étendu aux liquidités monétaires, les budgets laxistes, l’absence de service comptable central au sein de l’Autorité et la faiblesse des systèmes de contrôle de manière générale, toute cette conjoncture a favorisé l’ouverture de nombreux canaux de financement informels et ramifiés visant à irriguer la Palestine et à faire vivre les territoires.
Le système parallèle a également bénéficié du nombre croissant de banques actives en Cisjordanie et à Gaza (de 2 banques en 1993 le chiffre a atteint 23 en 2000), de la levée des entraves imposées avant Oslo par l’occupation israélienne sur les opérations de change, et du boom de l’informatique permettant les transferts d’argent par voie électronique. C’est ainsi que des opérations qui sont considérées par les économies officielles comme relevant de la corruption -telles que le “blanchiment” par exemple- sont devenues vitales et indispensables pour maintenir un niveau de subsistance et de résistance à l’occupation. Des termes tels que “transparence” et “bonne gouvernance”, pour légitimes que soient les notions qu’ils recouvrent, allaient devenir des alibis visant à assécher les ressources de la Résistance.
Comment s’est organisée la riposte israélienne ?
Israël s’est directement et vigoureusement attaqué au système financier parallèle qu’il a considéré comme « illégal ». Il l’a fait sur le terrain, avec son armée et ses services de sécurité. Mais Israël ne s’est pas contenté des arrestations sur le terrain et des rafles dans les banques. Il a mis en place une stratégie basée sur la coopération internationale, permettant un contrôle renforcé des institutions de l’Autorité palestinienne, ainsi que la surveillance de l’ensemble de son activité financière de sorte à prévenir et entraver toute relance du système de soutien à l’intifada. Israël est parvenu à ce résultat par des pressions à l’échelle internationale. Il a pu inscrire son discours sur la « réforme de l’Autorité palestinienne » dans le cadre de la nouvelle communication mondiale post-11 septembre 2001 et des nouvelles mesures internationales adoptées pour « lutter contre le financement du terrorisme ».
De nouveaux critères furent en effet fixés à cet égard, visant à une plus grande transparence et une rigueur renforcée des contrôles. Un nombre important de résolutions internationales furent adoptées, appelant aux « réformes ». Parmi les préconisations figuraient les législations spécifiques pénalisant le « financement du terrorisme », le gel des avoirs et leur confiscation, la surveillance des organisations non gouvernementales, le renforcement du contrôle des virements internationaux et le suivi des organismes financiers non gouvernementaux. Israël s’est appuyé sur ces résolutions pour inciter les gouvernements occidentaux à fermer voire à poursuivre nombre d’organisations caritatives mondiales qui collectaient des fonds pour les Palestiniens, dont Interpal, the British Charity, Palestinian Relief and Development Fund (https://www.theguardian.com/society/2003/aug/28/israel.charityfinance)
Quelles pressions en faveur de la Réforme?
Dans cette conjoncture internationale Israël aura donc réussi à faire de la demande de «réformer l’Autorité palestinienne » pour lutter contre « le financement du terrorisme » une demande internationale. Israël a exigé, en échange de la poursuite du processus de paix, une réforme des institutions de l’Autorité palestinienne dans tous les domaines, de sorte à réduire le rôle de Yasser Arafat, à mettre l’Autorité sous contrôle, à lui faire cesser toute activité d’opposition à l’occupation, tout particulièrement s’agissant de ses deux appareils financier et sécuritaire.
Le premier ministre Ariel Sharon a clairement exposé sa conception de ces « réformes économiques » dans son discours de Hertzilia en 2002 : » il est très important que l’Autorité palestinienne puisse gérer ses finances conformément aux règles de bonne gouvernance, ce qui l’obligera à établir des budgets détaillés avec un système de contrôle budgétaire. Celui-ci devra établir un équilibre entre recettes et défenses et vérifier que le budget vise des objectifs économiques dignes de ce nom dans l’intérêt du peuple palestinien et de sa prospérité. Ce système permettra en outre de veiller à ce que des transferts d’argent ne puissent être faits à des individus ou des organisations compromis dans le terrorisme. Il faut retirer le système financier des mains de Arafat, et nommer un ministre des finances fort et doté de vrais pouvoirs, qui mette en place une parade sérieuse au système terroriste géré par l’Autorité palestinienne ».
Cette « stratégie réformatrice » a commencé à être appliquée à travers des pressions exercées sur Yasser Arafat. Celui-ci s’est vu obliger de nommer Mahmoud Abbas au poste de premier ministre et Salam Fayad, représentant du FMI en Palestine de 1987 à 2002, à celui de ministre des finances. Les changements qualifiés de réformes ont alors été menés tambour battant, notamment au milieu de 2007 lorsque Salam Fayad a été promu premier ministre. On peut citer la « réforme de l’administration financière générale » suivie du « plan de réforme et de développement 2008-2010 ».
Pour les Palestiniens, ces réformes relevaient d’une vision qui faisait du développement économique la condition principale pour l’établissement d’un État palestinien, et du manque de manque de confiance de la Communauté internationale dans la capacité des Palestiniens à gérer des institutions étatiques l’obstacle principal à l’avènement de cet Etat.
La gestion palestinienne paraissait en effet entachée d’un grave manquement aux critères de l’État de droit. En faisant dépendre le développement économique palestinien de la confiance de l’étranger, la vision se voulait « réaliste » : l’économie palestinienne était précaire et prisonnière des contraintes imposées par l’occupation. Cela ne pouvait que la rendre dépendante des facteurs externes.
Les facteurs externes en question s’avérèrent être des facteurs de pression et de chantage vis à vis de l’Autorité palestinienne pour la mise en œuvre des réformes. Parmi les facteurs de pression les plus importants figurent les subventions internationales qui avaient atteint 24 milliards de dollars entre 2006 et 2016 (dont 5 milliards entre 2012 et 2016 en appui à l’Autorité palestinienne). Ainsi que les revenus de compensation [1]qui ont atteint en 2017 le pourcentage de 67.7% des recettes nettes de l’Autorité: ceux-ci pouvaient à tout moment être bloqués par Israël dans sa politique de pressions.
Prouver sa compétence
Par le biais de ces pressions, et de la « tutelle financière internationale concrétisée par des mécanismes de supervision, de suivi et de contrôle interne du budget ainsi que par le biais de l’assistance technique, les donateurs et les organisations internationales étaient à présent en mesure de suivre les trajectoires financières jusqu’au dernier shekel » selon Khalidi . Des programmes de réforme ont ainsi été appliqués dans tous les domaines de la vie collective en Palestine.
Dans le secteur financier cela s’est produit sous le contrôle étroit du FMI qui rendait compte régulièrement au comité de liaison des pays donateurs. Le résultat était probant: renforcement du contrôle sur les dépenses de l’Autorité, rigueur dans la préparation et l’exécution du budget, reconstitution du système de statistiques, élaboration d’un cadre juridique pour la lutte anti-terroriste. Dans le domaine bancaire des mesures strictes de contrôle ont été adoptées en Cisjordanie et à Gaza.
L’Autorité monétaire palestinienne vérifiait que la réglementation du comité de Bâle était bien appliquée par les banques, notamment l’obligation de mettre à disposition toute information financière requise, la mesure du risque de crédit, le système de paiement électronique pour limiter le risque de liquidité. Un cadre juridique a été mis au point, en conformité avec les exigences internationales, avec de nouvelles lois bancaires, une nouvelle loi sur la lutte contre le blanchiment (amendée pour devenir une « loi contre le blanchiment et pour la lutte anti-terroriste). Quant au secteur financier non bancaire, l’autorité palestinienne des marchés financiers a décidé de renforcer, dans ce domaine également, les mesures restrictives. Tout cela s’est fait pour satisfaire aux « critères internationaux » et a valu aux palestiniens un satisfecit quant à leur capacité à gérer un État !
Des séquelles sociales
Nous pouvons identifier dans la société palestinienne aujourd’hui un très grand nombre de séquelles de ces vastes réformes dans de nombreux domaines, notamment le domaine financier, séquelles qui affectent la vie de tous les jours et la résilience de la société à long terme.
Ainsi les banques palestiniennes ont-elles renforcé les restrictions aux virements à partir de et en provenance de Gaza, ainsi que les exigences en matière d’informations requises pour de tels trasferts. Elles ont fixé (selon des témoignages de journalistes) un montant maximal de 100 dollars toutes les deux semaines. Des rapports de l’organisme palestinien indépendant des droits humains “Diwan Al madhalem” (bureau des doléances) signale des cas fréquents de confiscation par les services de sécurité palestiniens des transferts d’argent de Cisjordanie à destination de Gaza ou de recettes commerciales parvenant par mandats.
Des rapports font également état de dizaines d’arrestations, ou de convocations par la police de simples citoyens ayant reçu ou émis des virements bancaires de ou vers Gaza. L’année 2015 a également été celle d’un sit-in illimité des organisations caritatives de la bande de Gaza à la suite de la suspension de tous les virements bancaires destinés au soutien des orphelins, des familles de martyrs et des nécessiteux. La Banque de Palestine s’est contentée de réagir à ces contestations par une déclaration selon laquelle « la Banque applique les critères internationaux dans le domaine de l’activité bancaire ».
Quant aux opérations de change l’Autorité monétaire a durci les directives en la matière ce qui a rendu plus difficile l’obtention de licences. Des mises en garde ont alerté les banques contre le risque de traiter avec les agences de change et la nécessité d’une régulation en la matière. Ce qui a finalement abouti à des accords iniques imposés par les banques aux professionnels du change. Le président de la compagnie des agents de change Mohamed Al Noubani a déclaré en 2012 que « l’Autorité monétaire menait une politique visant à la fermeture d’un certain nombre de bureaux de change ».
L’Autorité leur a également imposé d’harmoniser leur système de calcul avec ses propres procédures et sous son contrôle. Ces restrictions ont été imposées parallèlement aux descentes répétées de l’armée israélienne dans des bureaux de change et aux arrestations de professionnels accusés de « financer le terrorisme ».
Les opérations de contrôle sur les bureaux de change diffèrent d’une région à l’autre. Le contrôle se fait par exemple plus strict à Hébron ou dans des régions dont Israël et l’Autorité palestinienne pensent que le Hamas y a une assise populaire plus importante. Les agents de change ont indiqué que toute opération dépassant la somme de mille dollars les oblige à passer par deux services de sécurité (celui de la sécurité préventive et celui des renseignements) où ils subissent un interrogatoire en bonne et due forme avant d’obtenir l’autorisation. Certains agents révèlent que les officiers de sécurité de l’Autorité ont pris dès le début l’habitude de confisquer les « cantina » pourtant très modestes destinées aux prisonniers dans les camps. De même, tout virement destiné aux veuves des martyrs ou épouses de prisonniers est passé au crible des services pour en déterminer les sources, au risque de retarder pendant des jours et des jours le versement effectif.
Il convient de rappeler que la gestion par l’Autorité palestinienne de ces allocations destinées aux familles de prisonniers, de martyrs et aux prisonniers libérés a fourni à Israël toutes les informations de nature à nourrir son concept de « récompense du terrorisme ». Ce terme a été propagé au sein de la communauté internationale afin de l’amener à faire pression sur l’Autorité palestinienne pour obtenir d’elle la suppression de ces allocations. Ce qui devait plus tard légitimer la réduction, en guise de sanction, de l’aide accordée à l’Autorité, ainsi que la rétention par Israël des taxes douanières dues à l’Autorité.
Le gouvernement de Salam Fayad a dissous tous les comités de la Zakat (en vertu du troisième pilier de l’Islam, aumône légale destinée aux nécessiteux). Il a fait adopter par le ministère des Awqafs[2] et des affaires religieuses la décision de créer 11 nouveaux comités (chargés de la collecte de cette aumône), dont les nouveaux membres étaient des personnalités acceptables pour l’Autorité. Les comités furent ensuite centralisés en un seul. De même de fortes restrictions ont été imposées aux bénéficiaires de cette aumône. Tout porteur d’un chèque dépassant mille dinars jordaniens doit obtenir la signature du ministre des Awqafs et de divers services pour pouvoir retirer la somme.
Il ne fait pas de doute que les appareils de l’Autorité palestinienne – tous, sans exception, de même que ceux de l’OLP- auraient besoin d’une réforme de nature radicale et approfondie. Et il serait irresponsable de sous-estimer la nécessité et l’urgence d’une telle réforme visant à mettre un terme au clientélisme, au trafic d’influence et à la corruption et à instituer la transparence et l’Etat de droit. Mais nous avons un vrai problème avec une campagne qui sous couvert de transparence et d’Etat de droit vise en réalité une restructuration du système financier qui à Israël toutes les clés et le met en mesure d’empêcher tout nouveau soulèvement contre l’occupation.
[1] clearance revenues, reversement des taxes douanières prélevées par Israël sur l’importation de marchandises à destination des territoires palestiniens, et qui revenaient à l’Autorité palestinienne.
[2] des biens de main-morte
Au sujet de l’auteur: Majd Kayyal est un chercheur et écrivain implanté à Haifa, Palestine. Depuis 2012 il publie des articles sur la Palestine et le sionisme pour Assafir Al-Arabi. En 2016, son roman « La tragédie de Sayyed Matar » a remporté le prix AM Qattan.