Le commandant de la Wilaya IV historique laisse une empreinte considérable sur le fait militant algérien pour la liberté. Il s’est éteint à l’age de 86 ans.
Lakhdar Bouregaa aimait recevoir. Le grand jardin de sa maison à Hydra ne se vidait jamais l’été dernier lorsqu’en fin d’après midi une petite brise en secouait les arbres fruitiers. On pouvait y croiser toute sorte de personnages : des militants, des avocats, des journalistes, des admirateurs. Bouregaa enchainait les rendez vous en jonglant, le regard espiègle derrière ses lunettes, entre les arrivées et les départs. Souvent un artiste, ou un lointain parent faisait irruption au delà de la porte du jardin pour tomber sur une table de ténors du Hirak qui lui faisait comprendre, sans piper mots, qu’il n’était pas arrivé au bon moment. Ammi Lakhdar, 86 ans avait toujours la promptitude de se lever le premier pour allait attacher le chien qui importunait les visiteurs ou pour ajouter une chaise autour de la table pour un nouveau arrivant. Sa compagnie était vivifiante. Il portait toujours son masque et il était de bon gout d’en porter un en sa présence. Même à l’air libre du jardin. Il évoquait parfois, avec une pointe de dérision, son dernier séjour en prison. Six mois en 2019, sept ans sous Boumediene. Il avait bien conscience qu’il était devenu une icône du mouvement populaire, simplement en incarnant la permanence de la lutte pour la libération. Et l’acceptait. Sans emphase. A chaque génération son geôlier. Lui était devenu le maitre des clefs.
Modernité politique
Pour faire vite, Lakhdar Bouregaa m’appelait Bachir. Le prénom de mon père. Son ami. Il me disait que je le lui rappeler tant. Entre 1963 et 1965, ils étaient en conflit. Lui FFS, Bachir responsable du FLN en grande Kabylie. La négociation les a rapproché. Une même détestation du coup de force militaire les avait réconcilié. Pas seulement. Lakhdar Bouregaa aimait l’éclectisme intellectuel de Bachir. Son long passé militant. Lui avait rejoint le maquis en 1956 sans faire les partis politiques d’avant 1954. Il était pourtant un concentré de politique. Et de la science du possible, sur le long chemin de la libération. C’est pour cela qu’il polarisait les figures du Hirak, jeunes et anciennes, et qu’il passait des heures à faire et à défaire le mouvement avec elles. Un maquisard qui ne se méprend jamais sur le secret des conquêtes : l’engagement unitaire du peuple, que le militantisme politique rend possible. Comme en décembre 1960, l’écho lointain mais gargantuesque du 1er novembre 54. Lakhdar Bouregaa avait le code génétique du 22 février en lui. Enfant du Titeri, commandant de la Wilaya IV historique, il était co-fondateur du FFS en 1963 pour défendre une certaine idée de l’indépendance. Il a combattu la main mise du militaire sur le politique sa vie durant et n’a jamais fait de différence entre arabophone et berbérophone. En précurseur, il portait tous les ingrédients de la modernité politique exprimée dans l’Algérie insurgée de 2019.
Le visage des retrouvailles
Ce n’est pas tout à fait un hasard si Ahmed Gaïd Salah a décidé de jeter Lakhdar Bouregaa une nouvelle fois en prison. Ce n’était pas seulement parce qu’il avait affirmé, une nouvelle fois, que l’ANP ne pouvait pas se revendiquait directement de l’ALN, qu’il considère, lui, comme étant incarnée par les maquisards des wilayas et non par les bataillons de l’extérieur. Traumatisme de la naissance dont le sang versé l’été 1962 empêche encore la résorption. Non. Si le chef d’Etat major s’est acharné sur le maquisard de l’intérieur, c’est parce que son âme de résistant était « dangereusement » compatible avec l’esprit du Hirak de 2019, par delà les générations et les rendez vous manqués. Lakhdar Bouregaa n’était pas une évocation désincarnée d’un martyr sublimé, il était le visage reconnaissable des retrouvailles entre les Algériens. Tous les Algériens orphelins de leur liberté. Comme lui. Cette présence, ce miracle des circonstances, des millions d’Algériens l’ont perçu au cœur de l’été 2019, faisant de la remise en liberté du maquisard de la démocratie, le seuil sacré de toute avancée. Son nom a été scandé dans toutes les villes d’Algérie. Le peuple s’est approprié le destin du résistant, l’intérieur avait pris sa revanche sur l’extérieur, le politique sur le militaire.
Une postérité, continent de possibles
J’ai vu Lakhdar Bouregaa la dernière fois à la fin du mois de septembre. Avec des amis de Nida22 nous voulions nous assurer, une dernière fois, de son soutien à la naissance de cet espace dédié au débat et à la coordination à l’intérieur du Hirak. Il était apaisé et touchant. Comme les couleurs d’un après midi d’automne. Contaminé et confiné à la maison depuis plus d’une semaine, Ammi Lakhdar a été hospitalisé le 21 octobre. La veille de la sortie publique de l’initiative politique de laquelle il était fier de se revendiquer, avec les autres : les étudiants , les hirakistes des wilayas, les avocats, les universitaires, les militants de collectifs, la diaspora. Tous les autres. Lui tenait à solder l’épisode du mois de juin 2020. Rendre publique la lettre plate forme en 15 points que lui avait adressé, le 17 juin, des proches du président Tebboune, lui proposant d’emprunter, avec d’autres figures du Hirak, un autre chemin que celui, vouer à la pantalonnade, du référendum constitutionnel. Il n’a pas donné de suite. Mauvaise approche. Les propositions « d’ouverture conditionnée » ont été, d’ailleurs, vite abandonnées par l’annonce, le 03 juillet suivant, de la tenue du référendum le 1Er novembre. Lakhdar Bouregaa avait encore, au seuil de rentrer en salle de réanimation le souffle incandescent de l’éclaireur politique en quête de nouveaux chemins vers le salut. La postérité de Bouregaa est un continent de possibles. Il nous laisse, en chargeant ses amis de publier la plate forme en 15 points ; un message simple à saisir.
Le pouvoir est le premier à ne pas croire à sa propre feuille de route du passage en force. Avec Bouregaa, le maquis est le lieu ou l’on apprend à épier. Et à patienter. C’est la forme intemporelle de la résistance. Elle donne des irruptions, comme le 22 février 2019 et des no man’s land comme le 1er novembre 2020. Dans son sillage de lumière, il nous a enseigné le passage des unes aux autres. Sans jamais renoncé. Il l’a fait durant 70 ans d’engagement. Et en a inventé un élixir de la foi en l’avenir.
« Trouver une date »
Avant de lui dire au revoir, je lui ai demandé s’il était prêt à venir témoigner, parmi d’autres, à un colloque que le village natal de mon père, Cheurfa Bahloul (Azzazga) veut consacrer à l’itinéraire militant de Bachir. Il était ému par l’idée. Il restait à trouver une date. Lakhdar Bouregaa s’est éteint ce mercredi 04 novembre en début de soirée à la clinique des Glycines à Alger. Son âme, je l’ai vu, se répand déjà sur la terre bénie de son pays.
Par Ihsane El Kadi, directeur pôle éditorial Maghreb Emergent, Radio M à Interface Médias SPA