Tout le monde sait aujourd’hui, grâce à des chercheurs hors système, à des témoignages d’acteurs vivants des années 1950-60 et grâce aussi aux médias non inféodés au régime, que l’armée algérienne, conduite sous la houlette du sombre colonel Mohamed Boukharouba (alias Houari Boumediène) a confisqué la souveraineté populaire dès les premières heures de l’indépendance.
Depuis ce temps-là, les squatteurs de la « République » ont cumulé des privilèges, amassé des fortunes colossales et usurpé les postes d’autorité. Ils se sont servis sans retenue des institutions de l’État pour placer leur progéniture, pour accorder des faveurs à leur entourage familial, à leurs alliés ou serviteurs. Ils ont élaboré des lois pour s’assurer la reproduction de leur système. Hauts fonctionnaires de l’administration, de la police, des douanes, de la magistrature, walis, ministres, affairistes peu scrupuleux, tous ces impétrants ont gouverné sans partage sous la protection d’une oligarchie militaire arrogante qui s’est octroyée tous les droits mais ne s’est imposée aucun devoir. Aucun compte à rendre en définitive et quiconque le lui réclame est broyé d’une façon ou d’une autre. Le mégalomane et paranoïaque colonel Boukharouba ne tolérait aucune contestation. Il n’a pas hésité à éliminer physiquement ses adversaires. D’avoir signifié leurs désaccords à cette politique de main de fer, Mohamed Khider, Krim Belkacem, Ahmed Médeghri et tant d’autres l’ont payé de leur vie.
Gaïd Salah tente d’actionner le levier de la division
Cette situation a tellement trop duré qu’elle a fini par exaspérer le peuple algérien qui, un certain 22 février 2019, a dit basta, ça suffit ! La gabegie a trop duré, le théâtre mortifère ne peut plus se prolonger, place à un pouvoir civil, légitime et compétent. Par millions dans la rue et chaque vendredi, le peuple algérien l’a clairement signifié au pouvoir en place incarné par le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah qui doit son ascension au président déchu, Abdelaziz Bouteflika.
Mais à chaque fois que l’on entrevoit la chute finale du régime, l’oligarchie militaire le remet en selle et tente d’imposer un changement dans la continuité. Elle a essayé toute entourloupette possible pour tromper la vigilance du peuple : répression multiforme, concessions en trompe-l’œil, sacrifice de certains des siens puis enfin tentative de division. Pour actionner ce dernier levier, Gaïd Salah a pensé bien cibler : interdire le drapeau trans-national amazigh. Dans sa tête, peut-être bien pleine mais certainement mal faite pour paraphraser le philosophe Michel de Montaigne, le généralissime national, néanmoins inféodé aux Saoudiens et Émiratis, s’est imaginé qu’il suffisait d’indiquer ce drapeau à la vindicte populaire pour que les Algériens se dressent les uns contre les autres. Mais a contrario et à son corps défendant, les Algériens se sont massivement appropriés cet emblème que ses concepteurs ont d’ailleurs voulu unificateur pour toute l’Afrique du Nord. Les Algériens se sont naturellement regroupés derrière cette bannière à l’exception de quelques racistes ou flagorneurs comme l’imam politique Abdallah Djaballah ou la cabotine Naïma Salhi.
Le port du drapeau criminalisé
Un drapeau est, à l’évidence, la forme symbolique d’un groupe social, culturel national ou transnational. Il permet donc d’en marquer la spécificité, ce qui explique la charge émotionnelle qu’il véhicule. Son interdiction ou sa confiscation traduit la volonté d’éliminer de façon réelle ou politique l’identité qu’il représente. C’est ce que le FLN a fait depuis toujours.
Mais venant d’un général, de surcroît ministre de la défense, l’affaire est autrement plus grave. En criminalisant ce drapeau, Gaïd Salah envoie un message fort. À travers ce geste, l’armée nationale populaire (ANP) assume ouvertement la discrimination envers les citoyens algériens attachés à leur amazighité fussent-ils de vrais et grands patriotes. Il y a donc officiellement fabrication d’identités ethniques hiérarchisées dans l’armée supposée être neutre et intégratrice. L’impôt du sang ne donne finalement pas accès aux mêmes droits ! Les berbérophones seraient donc selon Gaïd Salah et ses pairs une simple légion étrangère. Du coup, ils ne peuvent prétendre au respect de leur identité culturelle, linguistique, historique… Le sacrifice massif et décisif de leurs pères pour l’indépendance du pays ne doit être vu que sous l’angle des pertes et profits d’une guerre dont l’idéal s’arrêterait à l’arabo-centrisme. Leurs revendications sont restées encombrantes toujours et criminalisées souvent. L’armée « grande famille nationale » n’est finalement qu’un slogan, une propagande. Pour y évoluer et prétendre à une ascension méritée, le berbérophone doit, au préalable, accepter de renier son identité. La loyauté consiste à s’affirmer pour ce que l’on n’est pas : « arabo-musulman », la constitution et la tradition militaire l’exigent depuis la fameuse déclaration de Ben Bella en 1963 au retour de l’Égypte « nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes ». Affirmation tonitruante en signe d’allégeance au Raïs d’Égypte, le colonel Djamel Abdel-Nasser. Alors porter un drapeau amazigh, vous vous rendez compte ? une trahison ! Ce qui explique que policiers, gendarmes, magistrats s’acharnent à incriminer celles et ceux qui, en « ennemis de l’intérieur », osent arborer un tel emblème. Cela se solde, ces derniers jours, par de nombreux jeunes incarcérés. Pourtant, l’émergence d’une demande collective d’amazighité date d’au moins 1949 au cœur du mouvement nationaliste et de son bras armée, l’O.S., Organisation Secrète dirigée, un moment, par Hocine Aït Ahmed vite dégommé car soupçonné de berbérisme et remplacé ce Ben Bella connu déjà à l’époque pour son allégeance au panarabisme moyen-oriental.
L’espoir est néanmoins permis
Au printemps amazigh de 1980 et au printemps noir de 2001, l’état-major de l’armée s’est interrogé sérieusement sur la loyauté des recrues kabyles en son sein. Selon de nombreux témoignages des conscrits originaires de cette région, l’état-major a procédé au désarmement des militaires kabyles pendant ces printemps sanglants. L’interdiction du drapeau amazigh sur injonction de Gaïd Salah n’est donc qu’une suite logique d’une politique de discrimination que l’armée n’a pas hésité à assumer. Plusieurs dispositifs politiques et institutionnels ont fait des citoyens algériens amazighs une sorte de second collège. L’armée est devenue un bon laboratoire d’expérimentation de cette inégalité de traitement ce qui explique son comportement de type colonial en Kabylie en 1963-65 particulièrement mais pas seulement.
L’ANP n’a jamais voulu ou su s’élever au rang d’institution égalitariste, en une école d’intégration et de citoyenneté. Elle a toujours préféré être au service des voyous de la République. Son refus, aujourd’hui, d’une transition démocratique, sa décision de criminaliser le drapeau amazigh viennent nous le rappeler au cas où le slogan « chaâb-Djeich, khawa-khawa » venait à faire illusion. L’héritage colonial et ses perversions ont la vie dure et ne sont pas étrangers à cet état de fait. Les institutions algériennes et leurs pratiques sont, à l’évidence, un copié-collé du modèle colonial. Seul le triomphe de la révolution pacifique en cours peut changer la donne. Et l’espoir est permis malgré l’inconséquence d’un général.
Hacène HIRECHE (consultant Paris)