Pour l’auteur*, « le plus surprenant dans ces débats sur les langues en Algérie, c’est le manque d’argumentaires techniques et pédagogiques, autrement dit d’argumentaires sur les moyens concrets à mobiliser pour toute politique de développement d’une langue ». Car, écrit-il, « si la politique d’arabisation a été un échec en Algérie (…) c’est parce qu’elle a été fondée plus sur une idéologie (…) que sur une vision concrète de l’avenir de nos jeunes et leur place dans une société diverse ».
El Watan a décidé de suspendre provisoirement l’espace réservé aux réactions des lecteurs, en raison de la multiplication de commentaires extrémistes, racistes et insultants. » C’est par ces termes que ce quotidien justifie la fermeture de ses colonnes aux très nombreuses réactions des lecteurs suite aux déclarations, aussi confuses que contradictoires, de Nouria Benghabrit relatives à l’introduction de la dardja à l’école.
La ministre de l’Education nationale a beau essayer de calmer le jeu suite aux réactions parfois virulentes d’une partie de la classe politique algérienne, mais aussi de certains intellectuels et syndicats l’accusant de « vouloir détrôner la langue arabe pour la dardja à l’école ». En vain. Ce « chahut inacceptable » a été l’occasion, pour certains, de monter au créneau afin de fustiger ceux qui voudraient un débat serein sur l’utilisation des langues dans notre pays.
Mais ce débat sur la dardja, qui a bien occupé les médias et leurs lecteurs ces derniers jours, n’est pas nouveau. Déjà en 1969, sous Boumediene, un groupe d’enseignants algériens avait publié dans l’hebdomadaire Jeune Afrique du 5 janvier 1969 une lettre ouverte avec comme titre : « Il faut enseigner l’arabe vivant », réclamant l’introduction de la dardja dans l’enseignement.
Dès notre indépendance en 1962, et peut-être même avant, le pouvoir ou plutôt les pouvoirs de l’époque ont été confrontés à cet enjeu d’abord identitaire, puis politique, social et culturel relatif à l' »arabisation ». Jusqu’à aujourd’hui ! En gros, il fallait opter:
– soit pour un monolinguisme passant par une « arabisation » totale mais progressive des institutions de l’Etat: administration et système scolaire et universitaire en particulier ;
– soit pour le bilinguisme consistant à développer progressivement l’arabe dans la société à tous les niveaux mais en maintenant le français comme un outil de travail, qualifié de « butin de guerre » par Kateb Yacine ou de « culture de nécessité » par Mostefa Lacheraf.
Le choix de l’arabe littéraire comme langue nationale et l’arabisation progressive, en particulier dans l’enseignement, n’ont pas manqué de soulever de nombreuses contradictions, mais aussi des hésitations des pouvoirs qui se sont succédé en Algérie.
Dès la rentrée scolaire de 1963, le gouvernement de Ben Bella a opté pour un enseignement de l’arabe à raison de 10 heures par semaine – un tiers du volume horaire- puis pour une arabisation totale de la première année du primaire en 1964. L’Algérie ne disposant pas d’enseignants formés dans cette langue, il a fallu recourir à des instituteurs égyptiens, pour la plupart peu ou non formés pour y suppléer. Selon le témoignage de Mostefa Lacheraf, rapporté par Gilbert Grandguillaume, « l’envoyé de Ben Bella auprès de Nasser aurait demandé à celui-ci d’envoyer à tout prix des Égyptiens en Algérie pour enseigner, fussent-ils des ‘’marchands de légumes’’ (El Watan, 11 juin 1998).
Malgré les difficultés déjà constatées à cette époque, l’arabisation de la seconde année du primaire fut décidée sous Ahmed Taleb El-Ibrahimi en 1967 ! La généralisation de la langue arabe dans l’enseignement secondaire dans les années 1970, sous l’impulsion de Abdelhamid Mehri, s’est heurtée à la résistance de Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre de l’Enseignement supérieur, qui voulait épargner l’université de ces soubresauts.
C’est cette période qui a été caractérisée par la cohabitation de deux classes au sens pédagogique et social à la fois: les classes des « arabisants » et les classes des « bilingues » assimilés souvent et malencontreusement aux « francisants », qualifiés déjà à cette époque de « hizb fransa » (Parti de la France), terme à forte connotation péjorative.
Beaucoup ont tenté de faire croire que seuls les enfants des riches étaient orientés vers les classes « bilingues », les plus défavorisés socialement étant orientés vers les classes « arabisées ». C’était complètement faux ! Issu d’une famille plus que modeste, je me suis retrouvé, sans le vouloir, dans cette classe « bilingue » au lycée, en section « scientifique » où tous les enseignements étaient dispensés en français hormis la langue arabe bien sûr, l’histoire et le … sport, seule discipline où on parlait français et dardja ! Même la philo et la géographie étaient dispensées en français ! C’est à cette période que l’Algérie a vu émerger de parfaits bilingues maitrisant l’arabe et le français littéraires en plus des langues maternelles (dardja, tamazight….) sans aucun complexe ni vis-à-vis de la France, ni vis-à-vis des tenants de l' »orientalisation » de l’Algérie. Mais cette période fut de courte durée.
Face à ces difficultés et contradictions et probablement suite à des rapports alarmants qui lui seraient parvenus concernant la situation de l’enseignement, Houari Boumediene nomma en avril 1977 Mostefa Lacheraf comme ministre de l’Éducation, et Abdellatif Rahal comme ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Cette période a été un vrai répit pour les politiques catastrophiques d’une arabisation mal menée. Ces deux ministres avaient comme ambition de mettre fin à l’anarchie ambiante relative à l’arabisation. Mosetfa Lacheraf, volontariste, avait commencé par limoger Abdelhamid Mehri et mettre fin au recours des enseignants du Moyen-Orient. Surtout qu’il se disait, à cette époque, que certains pays du Moyen-Orient exigeaient de l’Algérie de prendre deux ou trois professeurs d’arabe pour chaque enseignant de matière scientifique. Scandaleux chantage si cette information était vérifiée.
Mostefa Lacheraf a alors mis en place une formation d’enseignants bilingues et Abdellatif Rahal avait bloqué toute tentative d’arabisation du supérieur hormis les filières littéraires, juridiques et sociales. Son principal argumentation restait le marché de l’emploi largement demandeur de cadres « bilingues ». Là aussi, cette « pause » aura été de courte durée. Lacheraf, lâché par Houari Boumediene malade et affaibli, lynché par ses opposants, en particulier par le FLN et Taleb El-Ibrahimi, mais aussi par une bonne partie des médias, a fini par jeter l’éponge et démissionner pour laisser sa place à Cherif Kheroubi en mars 1979.
Par la suite, la politique d’arabisation a continué avec les mêmes difficultés, les mêmes hésitations et les mêmes contradictions, aggravée cette fois-ci par l’état général du système éducatif au-delà des clivages linguistiques, mais aussi par la crise économique de l’Algérie des années 1980 qui ont relégué au second plan le problème des langues.
En mai 1999, au cours d’une conversation en français avec les étudiants, retransmise par la télévision, Abdelaziz Bouteflika relativisait les problèmes de langue en affirmant : « S’il faut apprendre le japonais pour que l’élite algérienne puisse se mesurer aux autres nations, nous apprendrons le japonais. » Le même mois le journal El Watan rapportait ses propos: « Il est impensable d’étudier des sciences exactes pendant dix ans en arabe alors qu’elles peuvent l’être en un an en anglais (….) Il n’y a jamais eu de problème linguistique en Algérie, juste une rivalité et des luttes pour prendre la place des cadres formés en français ! » Là aussi, le Président s’est heurté à une opposition des partis « islamistes » lui reprochant, à mots couverts, le non-respect des « constantes nationales ».
C’est dire toute la difficulté dans laquelle se trouve le pays s’agissant de ce douloureux problème qui a tant divisé les Algériens faute d’un débat serein sur la question. Pourtant il n’a jamais été question de remplacer une langue par une autre. Et on se demande même quelles sont les marges de manœuvre des ministres de l’Education nationale qui se sont succédé pour mettre en œuvre une réforme scolaire sur ce plan précis notamment.
Le plus surprenant dans ces débats, au moins sur les réseaux sociaux, c’est le manque d’argumentaires techniques et pédagogiques, autrement dit d’argumentaires sur les moyens concrets à mobiliser pour toute politique de développement d’une langue. Ceci est valable pour l’arabe littéraire ou dialectal comme pour le tamazight. Si la politique d’arabisation a été un échec en Algérie, car c’est un échec, c’est bien parce qu’elle a été fondée plus sur une idéologie et un rapport de forces entre les différents courants en présence que sur une vision concrète de l’avenir de nos jeunes et leur place dans une société diverse.
On ne peut que regretter que les rares travaux d’universitaires linguistiques algériens qui se sont penchés sur la pédagogie des enseignements des langues soient peu connus et peu vulgarisés. Pourtant, comme pour tout projet de société, si celui-ci est dépourvu de démarche et se limite à des slogans identitaires, fussent ils justifiés, il ne peut qu’être voué à l’échec.
(*) Ingénieur agronome et ex-professeur à l’université de Tizi-Ouzou.
Cet article a été publié sur le blog de l’auteur sur le Huffington Post Algérie.