Ce réalisateur, secrétaire général de l’association des cinéastes tunisiens indépendants, s’interroge : « Que peut-on faire avec la liberté d’expression si les subventions à la culture continuent à être conditionnées ? »
Maghreb Emergent : Quels sont les changements survenus dans le monde de la création artistique après la révolution de 2011 ?
Abdallah Chamekh : Je voudrais parler des cinéastes indépendants dont je fais partie. Les auteurs engagés du cinéma alternatif étaient minoritaires au temps de Ben Ali. La censure étouffante empêchait d’avoir des subventions et de produire, en plus bien entendu, des risques qu’on encourait. Les bailleurs de fonds étrangers subventionnaient, de leur côté, les mêmes figures conventionnelles pour éviter tout problème avec l’Etat. Nous ne disposions de rien et nous produisions continuellement sous la peur. Mais il y avait une résistance exemplaire de la part de ces metteurs en scène engagés, auxquels je rends hommage.
Après la révolution, le cinéma a été considéré comme une préoccupation secondaire par le gouvernement de la Troïka. On ne lui a pas alloué de budget consistant, pas plus qu’on s’est penché sur la législation régissant la création artistique. Pis encore, lorsque des salafistes ont violenté physiquement des artistes lors des journées internationales du théâtre, en 2012, le gouvernement n’a pas bougé ni même condamné cette agression. C’est d’ailleurs l’objet de mon film, Ici et maintenant, qui est en train d’être projeté au Festival international des droits de l’homme, ici à Tunis.
Mais la production cinématographique, notamment les films documentaires, foisonne. Les artistes tunisiens semblent vouloir éclairer toutes les questions enfouies, les préoccupations actuelles, ainsi que les thématiques jadis taboues. Ne pensez-vous pas que le cinéma tunisien est en train de prendre pleinement son élan ?
Je ne dirais pas le contraire. Nous n’avons jamais produit autant de films ni organisé autant de festivals. Il y a l’émergence d’une nouvelle vague de producteurs, notamment dans le cinéma documentaire. On aborde les thématiques qui nous intéressent, et cela grâce à la liberté d’expression que nous avons acquise. Nous disposons de techniciens de très haut niveau. Nous avons une formation internationale des acteurs, formés dans le Théâtre national de Carthage. Le problème en Tunisie reste un problème de production, de financement. L’ancienne machiner continue de menacer malgré les apparences. On a une liberté d’expression et un blocage économique, ce qui me fait dire que cette liberté est uniquement symbolique. Que peut-on faire avec la liberté d’expression si les subventions continuent à être conditionnées ? C’est absurde. A ce propos, je souhaiterais qu’il y’ait une collaboration régionale, par exemple entre l’Algérie et la Tunisie, en matière de production pour échanger les savoirs et donner plus de chances à des projets de voir le jour.
Trouvez-vous des réponses aux préoccupations des artistes en général et des artistes indépendants comme vous en particulier dans les programmes politiques des deux candidats à la présidence ?
Nous n’avons pas actuellement de projets politiques culturels pour décentraliser le financement culturel. Il existe, sur l’ensemble du territoire tunisien, une douzaine de salles de cinéma seulement, contre une soixantaine dans les années 1960. Béji Caid Essebsi a promis l’ouverture de 100 autres. Quant à Moncef Marzouki, le cinéma n’a jamais constitué une principale préoccupation pour lui pendant les trois années qu’il a passées au pouvoir. Nous avons besoin de changer la loi sur l’investissement culturel et les conventions du ministère de la Culture relative à la production et à la réalisation.
La culture n’est pas une question secondaire, c’est une question urgente. Nous avons besoin de faire un travail de récupération culturelle dans les villes, les villages et les zones reculées. Partout, il y a une activité associative intense. Il y a actuellement un projet de société et un projet culturel national, et nous sommes plusieurs associations à les porter. Les gens sont conscients que la culture est un outil indispensable pour la construction de tout projet de société, et l’image cinématographique après la révolution est en train de libérer et de sensibiliser les gens.
A l’heure actuelle, les intermittents du spectacle n’ont ni statut, ni mutuelle, ni assurance sociale. Sans parler de leur dépendance économique, que j’ai déjà soulignée. Nous sommes plusieurs associations à travailler pour établir une convention collective, afin de demander la création d’une caisse mutuelle et de changer la loi relative au financement des projets artistiques.
Propos recueillis par Selma Kasmi