Le marché informel, un fléau renforcé par la politique d’achat de la paix social (contribution) - Maghreb Emergent

Le marché informel, un fléau renforcé par la politique d’achat de la paix social (contribution)

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Lorsque, dans les années 90, j’avais émis de vives réserves sur l’expansion du marché informel, induite par les réformes économiques et la place grandissante, qu’il ne cessait de prendre, je me faisais beaucoup d’ennemis dans la haute hiérarchie administrative et sur les bancs des « économistes aux ordres », qui voyaient dans ce fléau « un mal nécessaire ». Mais l’argument-massue venait d’ailleurs, entre ceux qui se projetaient en lui pour se l’approprier et en faire une source de richesse personnelle et ceux qui considéraient qu’il « valait mieux qu’un jeune s’enrôle dans le marché informel qui lui assurait un revenu, plutôt qu’il ne soit happé par l’hydre terroriste islamiste et aille rejoindre les maquis ».

 Face à ces arguments subjectifs, mes démonstrations académiques économiques ne valaient pas un copeck et j’ai dû quitter l’administration centrale pour rejoindre l’enseignement universitaire, entamant ma deuxième traversée du désert. Sans esprit revanchard, je constate, néanmoins aujourd’hui, que toutes les analyses économiques sérieuses, nationales et internationales, pointent du doigt le marché informel comme le fléau le plus difficile à éradiquer, pour que les mécanismes universels du marché puissent imposer leur logique dans notre pays.

Que les choses soient claires, à cet endroit, il ne s’agit pas d’éradiquer le marché informel, en tant que tel mais de le rendre formel, c’est-à-dire, de le réintroduire dans les mécanismes classiques des règles de marché, qui sont, faut-il le répéter encore une fois, très normatifs dans tous les pays mêmes les plus libéraux (1) !

Les enjeux sont colossaux, puisque certaines évaluations, qui tentent de le cerner (2), considèrent que plus de 30 % de la masse monétaire circulerait dans l’informel, soit de quelques 5.000 milliards de dinars, (plus de 50 milliards de US$) qui échappent à tout contrôle et à toute réglementation (fiscale, douanière, normative, qualitative et de traçabilité et d’emploi…).

Le phénomène a pris une telle ampleur que d’aucun désespère d’en venir à bout un jour (3) et l’affiche, de nouveau, comme un « mal nécessaire ». La facilité oratoire consiste à accuser le système monétaire et financier de ne pas jouer son rôle d’intermédiation, à travers la mise sur le marché de produits financiers attractifs, capables de mobiliser l’épargne et d’octroyer des crédits aux entreprises porteuses de projets rentables. Ces accusations cachent mal le fait que le calcul économique et l’étude des risques soient remis en cause par l’injonction administrative et les décisions discrétionnaires qui se sont imposées comme les règles uniques de prise de décision, en la matière.

L’exemple le plus parlant est représenté par les entreprises publiques qui cumulent déficit sur déficit mais qui sont renflouées, in fine, par le Trésor Public via les banques publiques, sans qu’aucune décision d’assainissement ne soit prise pour leur permettre de redémarrer sur des bases microéconomiques et financières saines (4). L’assainissement financier des entreprises publiques a déjà coûté quelques  8.200 milliards de DA, soit 114 milliards de US$ (5) pour la période 1992-2016, auquel il faut ajouter les assainissements 2017, 2018 et 2019 (6), soit plus de 1.250 milliards de DA, sans que ces sommes astronomiques ne règlent les problèmes des déficits structurels de ces entreprises qui viendront certainement, dans quelques années, demander de nouveau un autre assainissement financier au Trésor Public !

Toutes les politiques entamées par tous les gouvernements successifs ont été construites, pour la fuite en avant et couvertes par la rente dégagée par les exportations des hydrocarbures, à l’occasion de l’approbation des différentes lois des finances, tant que cela était encore possible. Mais force est de constater qu’aucune mesure sérieuse n’a été décidée pour arrêter cette spirale infernale, cet engrenage machiavélique, dans lesquels les pouvoirs publics nous ont introduits, par pur populisme et déni de réalité économique, considérant que l’achat de la paix sociale, pour leur maintien au pouvoir était la priorité des priorités.

A cet énorme gaspillage de ressources rares, il faut ajouter le laxisme volontaire, vis-à-vis de la fraude et de l’évasion fiscale, qui sévissent en maitre dans notre économie, avec de graves conséquences sur les pratiques corruptives, laissant apparaitre un non recouvrement des recettes fiscales évaluées à quelques 5.400 milliards de DA (45 milliards de dollars), vient s’ajouter la liste des incohérences et des irrationalités, des politiques économiques mises en œuvre, depuis des années, dans notre pays.

Après avoir puisé dans le FRR (fonds de régulation des réserves) jusqu’à extinction et constaté le retournement de la conjoncture sur le marché de l’énergie, les pouvoirs publics mettent en œuvre le financement non conventionnel (quelques 6.000 milliards de DA) comme ultime subterfuge, pour tenter de juguler la crise économique, refusant par là même d’introduire les réformes structurelles, seules capables de répondre sérieusement et solutionner durablement la crise dans laquelle notre économie a plongé depuis au moins 2014.

Le futur gouvernement élu aura à prendre en charge le difficile problème du marché informel, de manière à le réintroduire dans le marché formel, par des solutions douces et adaptées, à moyen et long terme, pour éviter les solutions de choc, que notre pays ne pourra certainement pas supporter.

Ces solutions doivent obligatoirement être intégrées dans une politique globale de réformes économiques, dans tous ses compartiments, en évitant les fausses solutions et les politiques populistes, voire clientélistes, ce qui sera dure à faire passer si des filets sociaux ne sont pas mis en place pour amortir leurs conséquences perverses sur les populations les plus vulnérables et notamment les classes moyennes, qui sont les seules garantes de la stabilité politique, économique et sociale d’un pays. Les résultats escomptés ne viendront pas à court terme, compte tenu du passif hérité et des habitudes ancrées, durant des années, dans la société. Il est donc urgent de pendre le « taureau par les cornes » en maintenant le cap quoi qu’il en coûte.        

Dr Mourad Goumiri, professeur associé

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(1) Les règles classiques du marché impliquent la concurrence, la traçabilité, la destruction des monopoles, la transparence transactionnelle, l’affichage des prix relatifs, la liberté d’entreprendre, l’ouverture du commerce intérieur et extérieur… 

(2) Il s’agit d’une déclaration récente le Gouverneur par intérim de la Banque d’Algérie, évalue à 5.000 Milliards de DA (plus de 50 Milliards de US$), la masse monétaire qui circule hors du secteur bancaire.

(3) Les solutions les plus farfelues sont avancées par des apprenties sorciers, telles que le changement de la monnaie nationale ou la création du « nouveau dinar » (avec l’élimination de deux zéros) ou encore la création d’une coupure de cinq mille (5.000) dinar…, rappelons-nous du retrait de la coupure de cinq cent (500) dinar opérée dans les années 82 et qui a été un véritable fiasco ! Autant d’hérésie financière et monétaire qui évite de prendre et d’assumer les véritables solutions.

(4) Les EPE sont soumises à des pressions administratives multiples et variées qui vont du recrutement irrationnel et complaisant, au non paiement, par l’état, de ses sujétions publiques en passant par la politique des prix et des tarifs qui ne leur permettent de dégager des marges suffisantes pour couvrir leurs charges.

(5) Le montant de l’assainissement financier des EPE est de 626 Milliards de DA (soit 25 Milliards de US$) entre 1992 et 1997 ; de 2.960 Milliards de DA (soit 40 Milliards de US$) de 2002 à 2006 et de 4.614 Milliards de DA (soit 49 Milliards de US$) de 2012 à 2016. Un total de 8.200 Milliards de DA (soit 114 Milliards de US$), pour la période de 1992 à 2016.

(6) Le loi des finances, pour 2019 prévoit pour les seules entreprises publiques Air Algérie, Sonelgaz et Algérie Télécom, respectivement, 3,8 Milliards de DA, 161,2 Milliards de DA et 11,3 Milliards de DA, soit un total de 176,3 Milliards de DA, équivalent à quelques 1,4 Milliard de US$.

 

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