Le procès du journaliste Mustapha Bendjama et du chercheur Raouf Farrah ainsi que leurs trois coprévenus s’est tenu le 22 août au tribunal de Constantine. Retour sur une audience où la défense a soulevé l’application de la loi à effet rétroactif, des faits qui n’ont aucun lien avec les accusations, et des violations des procédures et des droits de la personne.
Le chercheur Raouf Farrah, le journaliste Mustapha Bendjama, Habes Mountaha, ex-directrice des ressources humaines de l’entreprise publique Asfertrade ont été jugés après six mois de détention préventive. Dans cette affaire, ouverte dans le sillage de l’enquête sur la sortie illégale de la militante Amira Bouraoui du pays, les inculpés devaient répondre aux accusations de « réception de fonds auprès des institutions étrangères ou intérieures dans l’intention de commettre des actes qui pourraient atteindre à l’ordre public », en vertu de l’article 95 bis du Code pénal, et de « publication d’informations et de documents sur un réseau électronique, ou autre moyen technologique de média, dont le contenu est classé partiellement ou intégralement secret », sur la base de l’article 38 de l’ordonnance relative à la protection des données et des documents administratifs. Le père de Raouf Farrah, Sebti Farrah, en liberté provisoire, et Sofiane Berkane, ex-chargé de communication de la wilaya d’Annaba sont également poursuivis dans ce même dossier.
Mustapha Bendjama était le premier appelé à la barre. Il a été interrogé longuement par le juge et le procureur sur ses liens avec les trois youtubeurs algériens installés en France Abderahmane Semmar, directeur d’Algérie Part, ainsi que Hicham Aboud et Amir Boukhers dit « Amir Dz ». Ces deux derniers sont classés par le gouvernement algérien sur la liste des terroristes, publiée au journal officiel en février 2022. Abderrahmane Semmar, quant à lui, a été condamné en octobre 2022 par contumace à la peine capitale par un tribunal algérien. « J’ai discuté deux fois seulement avec Amir Boukhers. La première fois, c’était au sujet d’une vidéo qu’il avait faite sur la journaliste de Radio M Lynda Abbou, et la seconde fois c’était pour demander le contact d’un journaliste », explique Bendjama. « J’ai discuté avec Hicham Aboud au sujet de mes affaires en justice », a-t-il ajouté. Quant à ses échanges avec Abderrahmane Semmar, M. Bendjama a expliqué qu’il avait collaboré avec le site Algérie Part pendant huit mois, entre 2016 et 2017, et que ses échanges avec A. Semmar étaient dans le cadre du travail journalistique. Mustapha Bendjama a tenu à préciser que ces échanges ont eu lieu entre 2019 et 2021 avant que H. Aboud et A. Boukhers soient classés sur la liste des terroristes, avant d’ajouter : « J’ai signé des propos qui n’étaient pas les miens. Mes propos ont été mal interprétés ». Lors de cette audience, Mustapha Bendjama est revenu sur sa longue garde à vue de dix jours à la brigade de la section de recherche de la gendarmerie d’Al-Hattab à Annaba. Il a raconté avoir été torturé avec un tournevis quand il a refusé de leur donner accès à son smartphone. Il a aussi affirmé avoir été interrogé par les gendarmes ainsi que deux colonels des services de la sécurité intérieure et extérieure. Ces derniers lui avaient demandé de ne plus répondre aux questions de la gendarmerie concernant cette affaire, et il n’a pas répondu. « Mustapha Bendjama n’a pas parlé pendant sa garde à vue. Ils ont écrit ce qu’ils voulaient », a affirmé Me Abdallah Haboul.
Application de la loi avec effet rétroactif
Habes Mountaha, ex-directrice des ressources humaines de l’entreprise Asfertrade, filiale d’Asmidal et Mustapha Bendjama sont accusés d’avoir divulgué des « documents classés secrets » à Abderrahmane Semmar au sujet d’une affaire opposant la société Asfertrade et une société privée appartenant à l’homme d’affaire Zakaria Motrani. Il s’agit de cinq documents : l’ordonnance de renvoi devant le tribunal, une plainte, une copie du registre de commerce de la société privée, la radiation du registre de commerce de la société privée, l’avenant d’une convention entre les deux entreprises et un bon de commande envoyé par le mail de l’entreprise Asfertrade au mail du journal Le Provincial, dont Mustapha Bendjama est le rédacteur en chef.
« Quand j’ai publié l’article sur le procès d’Asfertrade, mon confrère (Abdou Semmar) m’a demandé de lui envoyer le dossier pour écrire des articles. Ce ne sont pas des documents confidentiels parce qu’ils ont été abordés dans une audience publique », a expliqué Mustapha Bendjama.
Les avocats de la défense ont souligné le fait que le juge d’instruction du pôle spécialisé de Constantine n’avait pas mentionné les dates exactes des faits. Or, les documents ont été envoyés au journal Le Provincial et Bendjama les a envoyés à Aberahmane Semmar en mai 2021. « A. Semmar a fait une vidéo. Il a commencé à lire mon compte rendu du procès que j’ai publié dans Le Provincial, et il a dit qu’il avait fait de l’investigation. C’est moi qui lui avais envoyé les documents et non pas Habes Mountaha », a affirmé Mustapha Bendjama.
Selon Me Haboul, l’ordonnance 21/09 relative à la protection des données et des documents administratifs par laquelle sont poursuivis les prévenus a été publiée en juin 2021 après les faits. Il cite l’article 4 du code civil qui stipule que « les lois ne sont applicables ni exécutoires qu’après leurs publications au journal officiel ».
« L’article 38 de cette ordonnance a été appliqué avec effet rétroactif et c’est très grave. C’est une violation de l’article 2 du code pénal et de l’article 15 de la convention internationale sur les droits civiques et politiques », a affirmé Me Haboul.
« Ces documents envoyés au Provincial puis envoyés par Bendjama à Abderrahmane Semmar ne sont pas classés. Ce sont des documents d’une entreprise privée », a ajouté Me Haboul qui a expliqué qu’ils sont régis par le décret de 1984 relatif à la manière de classer les documents.
L’erreur de traduction du mot » indicateur »
Poursuivi par l’article 95 bis du code pénal, Mustapha Bendjama devait expliquer devant le juge ses liens avec l’organisation Global Intergity. Il lui a expliqué qu’il leur a réalisé une étude sur la démocratie en Algérie avec un contrat de travail et qu’il avait perçu 1500 dollars. Il a expliqué qu’il avait reçu cet argent sur le compte bancaire en Tunisie de son ami Raouf Farrah et le père de ce dernier lui avait remis une partie de cette somme en dinars.
Mustapha Bendjama a reconnu avoir commis une infraction aux changes tout en expliquant au juge qu’il a procédé de cette manière pour éviter que la somme soit convertie en dinars avec le taux de change de la banque qui est plus bas qu’au marché parallèle. Raouf Farrah a de son côté expliqué au juge que c’est lui qui a recommandé Mustapha Bendjama avec deux autres journalistes à cette organisation et qu’il s’agit d’une étude qui s’appuie sur des avis d’experts et des sources documentées.
Dans le rapport des enquêteurs, le mot « indicateur » a été traduit vers l’arabe et le mot « informateur » a été utilisé. « Vous utilisiez des messages codés comme « informateur numéro 74 », a indiqué le juge à Mustapha Bendjama. Ce dernier ainsi que Raouf Farrah et les avocats de la défense ont expliqué au juge que le mot « indicateur » a été mal traduit par les enquêteurs et qu’il s’agit d’index d’évaluation des pays sur chaque domaine. Me Abdallah Haboul a souligné une erreur très grave dans la traduction. Il a demandé l’annulation de la traduction du mot « indicateur ». « Ils ont utilisé le mot « informateur » pour construire un dossier sur l’intelligence avec l’ennemi. La traduction n’est pas un jeu, il est en prison ! », a-t-il rétorqué.
« Donnez-nous un seul article ou un quart qui prouve que les informations divulguées à cette organisation ont l’objectif de nuire », a demandé de son côté Me Alla. « Où est ce rapport dont on parle ? On a trouvé le mot « informateur » dans le PV de la gendarmerie. Il faut revoir la maitrise des langues. Mustapha Bendjama parlait d’indicateurs, des index ! », a-t-il affirmé.
Le mot « rapport » a également été utilisé dans le PV sur une analyse qu’a réalisé Raouf Farrah pour l’ambassade du Japon sur le sujet de l’émigration en Algérie. « C’est une analyse et non pas un rapport et elle a été publiée sur le site où je travaille », a expliqué Raouf Farrah au juge.
Dans ce gros dossier constitué de captures d’écran de mails et de discussions sur les réseaux sociaux, Mustapha Bendjama et Raouf Farrah sont poursuivis pour avoir eu des échanges avec des journalistes de nationalité étrangères dans le cadre de leur travail. Plusieurs organisations étrangères sont également citées dans le dossier de Mustapha Bendjama : « J’ai été en contact avec six organisations dont le Haut-commissariat pour les droits de l’Homme de l’ONU », a-t-il indiqué. « Ils m’ont contacté lors de la visite du chef du bureau régional de la région Mena en Algérie en décembre 2022, parce que j’ai été interdit de quitter le territoire national arbitrairement et pour parler de la liberté de la presse. Lors de sa visite, le même responsable a été reçu par le Président Tebboune et le ministre des affaires étrangères », a-t-il ajouté.
Parmi les faits reprochés à Raouf Farrah c’est d’avoir aidé financièrement des hirakistes, en contribuant à une collecte de fonds à Montréal afin d’aider trois hirakistes, qui ont perdu la vue, à aller se soigner au Canada, et avoir envoyé une somme de 250 000 dinars à la famille détenu d’opinion Mohad Gasmi pour assurer une défense à ce dernier lors de son procès à Adrar. « J’ai l’honneur d’aider une famille algérienne qui est dans le besoin, pour son droit à une défense », a affirmé Raouf Farrah au juge. « J’aiderai n’importe quel algérien. Il n’y a rien de politique, c’est de l’humanisme », a-t-il ajouté.
Le père de Raouf Farrah, Sebti Farrah est poursuivi pour « participation à la réception de fonds ». Il a servi d’intermédiaire pour envoyer l’argent de son fils qui se retrouvait à l’étranger. « Mon fils m’a demandé de donner une somme d’argent à Bendjama et je l’ai fait. Je n’ai pas cherché à comprendre ». Sebti Farrah était en détention préventive. Il a été remis en liberté provisoire en raison des problèmes de santé.
Sofiane Berkane, chargé de communication à la wilaya d’Annaba est également poursuivi dans ce dossier, pour avoir divulgué des secrets professionnels. On lui reproche avoir envoyé un message à Mustapha Bendjama lui disant que « le wali d’Annaba a peur de Hicham Aboud et d’Abdou Semmar ».
« Des fait qui n’ont aucun lien avec les accusations »
Dans leurs plaidoiries, les avocats de la défense ont relevé plusieurs irrégularités dans les procédures. Me Zakaria Belahrech a souligné la violation de la vie privée de Mustapha Bendjama et un acharnement contre lui : « Il y a une femme qui a quitté le pays d’une manière illégale. Ils se sont dit : qui est à Annaba ? Il y a Mustapha Bendjama qui ne veut pas rentrer dans le rang. Ils ont dit : ramenez-le. Il y avait un journaliste déjà prêt », a estimé Me Zakaria Belahrech avant de poursuivre : « Ils ont violé les sources d’un journaliste et sa vie privée. Ils ont violé les droits des gens. On doit le dire : il y a un journaliste dont on a violé les droits ».
« Mustapha Bendjama a discuté avec un certain Arnault, des organisations, le Haut Commissariat des droits de l’homme de l’ONU, Amnesty international qui est agréée en Algérie », affirme Me Belahrech, qui cite l’article 64 de la constitution qui protège la vie des personnes. « Ces faits ne sont pas contre la loi. Les faits n’ont aucun lien avec les accusations », a-t-il ajouté.
« Raouf Farrah a reçu l’argent en Tunisie. Nous sommes en Algérie, nous ne sommes pas responsables sur des faits commis à l’étranger », a-t-il poursuit.
Me Said Zahi a axé sa plaidoirie sur la garde à vue de Mustapha Bendjama, pendant laquelle il a été torturé pour leur donner accès à son smartphone. « Ils ont voulu ouvrir son smartphone, et il a refusé. J’ai lu ses réponses. Par honnêteté intellectuelle, Il n‘a voulu impliquer personne. Ils l’ont torturé avec un tournevis. Le plus grand crime c’est qu’un algérien torture un autre algérien ! », a indiqué Me Zahi qui a demandé au procureur l’ouverture d’une enquête : « A qui va-t-il se plaindre ? Monsieur le procureur, j’attends à ce que vous enquêtiez avec ceux qui se sont comportés de tel avec lui. C’est avec ces agissements que les jeunes suivent Amir dz et Zitout. Il faut enquêter avec les personnes qui l’ont torturé avec un tournevis. Il n’a pas dormi pendant trois nuits. Comment les PV ont été faits ? C’est un dossier politique ! », poursuit-t-il.
Pendant toute l’audience, le procureur et le juge ont interrogé Mustapha Bendjama sur ses liens avec Hicham Aboud et Amir Boukhers. « Le parquet du pôle spécialisé de Constantine n’a pas reconnu l’existence de fait de terrorisme et tout ce qui est en lien avec le terrorisme. Pourquoi on en parle pendant ce procès ? Ce n’est pas un jeu ! Est-ce que la gendarmerie a été sous la supervision du procureur pendant l’enquête ? Et quel parquet ? Celui d’Annaba ou bien celui de Constantine ? Ou bien de la chambre obscure ? », s’est interrogé Me Haboul.
Le même avocat a relevé une « anarchie » dans la gestion de l’enquête et des irrégularités dans les procédures. « Le troisième PV a été fait par la DGSI, qui est relié à la présidence. L’acte d’accusation est construit sur la base de ces deux colonels qui ont enquêté avec Bendjama pendant la période de garde à vue. Mustapha a dit qu’ils sont venus et lui ont dit quoi dire et ne pas dire. Est-ce que cela est permis dans le code des procédures pénale ? », a affirmé Me Abdallah Haboul.
« Il n’y a eu aucune audition, c’est une synthèse. Et ce qui est bizarre dans cette synthèse est qu’ils mélangent entre l’affaire Bouraoui et cette affaire. Qui a décidé de ramener Bendjama à Constantine ? Est-ce que c’est la gendarmerie ou bien la police judiciaire de la section de recherche ? Pourquoi toute cette anarchie dans les procédures ? Pourquoi ils l’ont ramené au pôle spécialisé de Constantine ? », a-t-il poursuit.
Me Koceila Zerguine, avocat de Raouf et Sebti Farrah a pour sa part indiqué : « Pendant des mois que nous cherchons les prétendues publications incriminées et nous n’avons toujours pas trouvé. Ce rapport vise à diaboliser mon client ».
Les avocats ont demandé la relaxe de tous le prévenus. Me Haboul a demandé, en plus de la relaxe, la requalification des faits à une infraction de change concernant Mustapha Bendjama, l’invalidation de la procédure de la garde à vue qui a été prolongée de 10h sans autorisation du procureur, et de reconnaitre l’incompétence du pôle spécialisé de Constantine. Me Zahi a demandé au procureur l’ouverture d’une enquête au sujet de la torture qu’a subie Mustapha Bendjama pendant sa longue garde à vue.
Le parquet a requis une peine de trois ans d’emprisonnement ferme assortie d’une amende de 100 000 dinars contre Mustapha Bendjama, Raouf Farrah, Sebti Farrah et Habes Mountaha, et une peine de 18 mois de prison ferme contre Sofiane Berkane. Il a également requis une peine de quinze ans d’emprisonnement assortie d’une amende de 150 000 dinars contre Hicham Aboud, Abderrahmane Semmar et Amir Boukhers avec le maintien du mandant d’arrêt international émis à leur encontre. Le verdict sera prononcé le 29 août prochain.
M.B