«Les rivalités entre l’Algérie et l’Arabie saoudite risquent de se multiplier» (Tewfik Hamel) - Maghreb Emergent

«Les rivalités entre l’Algérie et l’Arabie saoudite risquent de se multiplier» (Tewfik Hamel)

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Tewfik Hamel, chercheur en géostratégie et en en histoire militaire évoque, dans cet entretien, les excuses présentées par le gouvernement algérien à l’Arabie saoudite, après l’épisode du Tifo arboré par les supporters d’Ain Mlila et que le royaume a jugé insultant.  


Maghreb Emergent: L’Algérie s’est empressée de présenter ses excuses aux Saoudiens suite à ce qui s’est passé à Mila. Pourquoi cet empressement ?

 

Tewfik Hamel: Alger a toujours cherché à être neutre, bien que cet incident n’implique pas l’Etat algérien. L’Algérie aurait pu ne pas le faire. Disons que la décision de l’Algérie est rationnelle. Par « rationalité », nous voulons dire calculs moyens-fins, avec deux conditions supplémentaires : premièrement, toutes les informations pertinentes devraient être recherchées ; il faut aussi prendre en compte les contraintes des facteurs temps et des ressources auxquelles sont soumis les responsables (contrairement aux chercheurs, par exemple) et deuxièmement la logique des moyens relatifs aux fins doit être compatible avec ce qui est connu sur les relations causales pertinentes. Prenant l’exemple de la « guerre », il ne s’agit pas de prétendre que la guerre est, en soi, une activité irrationnelle.

C’est peut-être vrai, mais par la définition de la « rationalité » utilisée ici, on définit la guerre comme rationnelle ou irrationnelle en termes de savoir si oui ou non elle est un moyen viable de parvenir à un état final politique souhaité à coût acceptable. Compte tenu de cela, la décision d’Alger (rappelons que cela n’a pas été fait par un communiqué du gouvernement ou ministère des affaires étrangères) semble pragmatique (à moindre coût). L’incident du « Tifo »  aurait pu conduire à aggraver sensiblement les relations avec l’Arabie Saoudite dont les décisions sont devenues imprévisibles ces derniers temps. Certaines décisions saoudiennes peuvent être décrites comme irrationnelles –externes par rapport aux buts recherchés, résultats obtenus et coûts consacrés : Intervention au Yémen, rupture des relations avec le Qatar, Affaire de Saad Hariri et des princes saoudiens arrêtés pour corruption, etc.

 

 Qu’est-ce que l’Algérie peut perdre si jamais ses relations avec l’Arabie Saoudite venaient à s’ébranler?

 

Alger cherche certainement à éviter une détérioration des relations avec l’Arabie Saoudite à un moment où l’économie algérienne traverse une crise grave et dans un contexte régional, et mondial hautement imprévisible. En plus de l’instabilité régionale, les alliances sont moins sûres. La médiation d’Alger a été centrale dans l’accord de l’OPEP portant sur le plafonnement de la production. Déjà, la liste des points de divergence entre les deux pays est longue notamment au sujet de la coalition internationale contre le terrorisme, les questions du Yémen, de la Syrie, du Sahara occidentale, de Ligue Arabe, etc.

Consciente de ses vulnérabilités, le poids relativement modeste de l’Algérie l’oblige à défendre sa sécurité en étant un pacificateur neutre, comme une protection à la fois contre la domination de son « environnement régional arabe » par une puissante Arabie Saoudite ou l’Egypte et contre la destruction de la région par des conflits bilatéraux ou régionaux. La vision de l’Algérie des relations régionales est vaguement non-interventionniste, légaliste (conformément au droit international), égalitaire et souverainiste.

L’Arabie Saoudite pourrait s’entêter dans son soutien au Maroc dans le dossier du Sahara occidental, ce qui pourrait encore aggraver les relations vue l’importance de ce dossier pour l’Algérie. L’Arabie Saoudite est devenue trop imprévisible. Pour saisir l’importance de l’incident du « Tifo » pour les Saoudiens et envisager la portée de leur réaction, il faut avoir à l’esprit la forte réaction de l’Algérie lorsque l’image du président Bouteflika a été ternie par les médias français. Egalement, il ne faut pas oublier la crise entre Egypte et l’Algérie à cause d’un match de qualification à la coupe du monde. Malheureusement, ce type d’incident risque de se reproduire, l’une des conséquences de l’âge de l’information. En outre, ce qui est certain est que les rivalités et divergences entre les pays arabes risquent de se multiplier et prendre de l’épaisseur.

 

L’Algérie ne s’aligne pas sur les positions saoudiennes dans tous les dossiers de politique internationale pratiquement : l’Iran, le Hizbollah libanais, les conflits dans la région, etc. Qu’est-ce qu’elle partage, doctrinalement parlant, avec l’Arabie Saoudite ?

 

Le voisinage a toujours été une source à la fois d’échange et de conflits. Par leur position, la relation Algerie/Iran/Arabie Saoudite est en partie dictée par le dicton de Kautilya : « mon voisin est mon ennemi et le voisin de mon voisin est mon ami ». Bien qu’elle y soit indirectement impliquée, géographiquement, l’Algérie se trouve éloignée des eaux troubles et du stress stratégique du Moyen-Orient. L’Algérie ne considère pas l’Iran comme une menace. Pourtant, le résultat final de la crise entre l’Arabie Saoudite et l’Iran pourrait influer sur les décisions futures d’Alger. Alger apporte un appui diplomatique notamment dans le dossier nucléaire en soutenant le droit de Téhéran à un cycle nucléaire complet. Un droit qu’elle revendique également pour elle.

La sécurité pourrait nous apprendre beaucoup sur ce qu’un groupe particulier (ou au moins les voies dominantes au sein de ce groupe) pense qu’il est, notamment dans ses relations avec les autres. Les intérêts n’expliquent pas toujours le comportement des acteurs étatiques. L’identité fait partie des facteurs explicatifs qui influencent la formation des intérêts et explique comment les gens et les organisations définissent leurs propres intérêts. Les intérêts nationaux sont construits à travers un processus d’interaction sociale. Les intérêts de sécurité sont définis par les acteurs qui répondent à des facteurs culturels et les États sont des acteurs sociaux opérant dans des environnements sociaux.

L’identité nationale est construite comme un résultat de l’action humaine, et les menaces externes sont mesurées par rapport à leur impact perçu sur les valeurs fondamentales. En d’autres termes, les notions de sécurité sont fortement associées à l’identité et les séries d’opposition intérieur/extérieur, Etat/international, ordre/anarchie reflètent les processus politiques par lesquels les Etats sécurisent une identité particulière qui, par définition, est « difficile à saisir ». En effet, la sécurité est considérée comme étant inextricablement liée à l’identité, et la politique de sécurité est liée à la reconstruction de l’identité collective. Dans le processus de reproduction de l’identité collective se trouve la clé de la production et la reproduction de la sécurité et la politique étrangère et de sécurité. La relation toutefois entre identité et intérêt n’est pas simplement une rue à sens unique.

Les intérêts peuvent aussi façonner les identités. Globalement, l’Iran pour l’Algérie n’est pas un ennemi, ni un ami ou un allié d’ailleurs. Il y a un mariage de raison entre les deux pays qui se traduit par une perception commune sur certaines questions internationales et régionales. Plus de divergence que de convergence dans l’ensemble. La politique étrangère et les systèmes politiques des deux pays puisent dans le « tiers-mondisme ». Ce dernier peut être schématiquement résumé comme « la croyance dans les aspirations révolutionnaires des masses du Tiers-Monde dans la fatalité de leur réalisation et dans le rôle fort des Etats centralisés dans cette entreprise ». La fin de la guerre froide a précipité le déclin du tiers-mondisme dans le contexte marqué par l’escalade concurrente de luttes tribales, religieuses et ethniques, ainsi que le consensus autour des valeurs du libre marché. Les deux Etats sont souverainistes et cherchent à être des électrons libres. Sur le plan international, leur identité s’est forgée à leur corps défendant, opposée à toute sorte de domination coloniale et impérialiste. Toutefois, progressivement l’Algérie a fini par modérer sa « diplomatie des maquisards » et adopter une approche plus pragmatique.

 

Les capitaux saoudiens sont très peu présents en Algérie. Peut-on dire que l’Algérie ne veut pas fâcher l’Arabie Saoudite en cette période de crise budgétaire pour draguer son argent ?

 

Les capitaux saoudiens sont faibles en Algérie. Alger a toutefois initié de nombreux projets de coopération avec  les pays du Conseil de Coopération du Golfe, notamment les Emirats arabes Unies et le Qatar. Ce qui agace Alger c’est l’implication de certains pays dans des affaires qui concernent directement la sécurité nationale de l’Algérie sans tenir compte de ses intérêts nationaux, notamment le Sahara occidental, la Libye, le Sahel. L’Algérie a perdu beaucoup d’alliés qui lui apportaient un soutien diplomatique sur la scène régionale et internationale, notamment l’Irak de Saddam, la Syrie, Libye.

Ces pays se sont presque effacés de la carte. Au final, il est fort possible que l’environnement stratégique arabe sera profondément altéré à l’avenir. Les alliances interarabes et avec les puissances extérieures seront plus fluides et instables au fur et à mesure que les identités de ces pays se transforment et se stabilisent. Deux conceptions de l’identité s’affrontent en permanence. Elles traduisent « une tension entre la notion selon laquelle l’identité est essentielle, fondamentale, unitaire et inchangeable, et la notion d’après laquelle les identités sont construites et reconstruites au cours de l’histoire ».

Cette seconde conception considère l’identité comme un produit de socialisations successives et se ramène au culte d’un passé commun et une aspiration à un avenir commun. Malheureusement, dans beaucoup de pays arabes, la prééminence du noyau dur ethno-confessionnel (sunniste-arabe) est institutionnellement légitimée et même reconnu. Ce noyau (ou conception culturaliste de l’identité) a besoin d’être neutralisé par une conception démocratiques de la citoyenneté et de l’identité qui rejette toute forme d’apartheid, liberté et égalité étant au cœur des rapports entre les citoyens. C’est impératif est stratégique pour la survie de plusieurs de ces nations. L’Etat ne peut garantir la primauté des valeurs républicaines que si le système politique, dont il est l’expression, recrée en permanence les conditions de domination de ses valeurs.

C’est pourquoi il faut se réjouir des décisions de l’Algérie d’intégrer le « chainon manquant » de son identité, c’est-à-dire assumer pleinement sa dimension amazigh pour une identité algérienne « paisible ». Cela est vrai d’autant plus que le noyau ethno-confessionnel n’a jamais été noyau réel qui constitue la base de l’identité algérienne. De ce point de vue, l’élément structurant le soutien de l’Algérie à la cause palestinienne, par exemple, découle davantage de ses propres conditions d’émergence qu’aux facteurs liés à la dimension arabo-musulmane. La dimension arabo-musulmanne a son importance, mais pas le facteur déterminant.

Le noyau central autour duquel tourne l’identité algérienne s’est forgée principalement au cours la guerre pour l’indépendance et des luttes successives contre les envahisseurs étrangers. Le soutien de l’Arabie Saoudite à la guerre d’indépendance compte pour les Algériens et il a probablement joué un rôle dans cette décision de présenter des excuses, mais il est certainement secondaire, sinon symbolique. Car Riyad s’est beaucoup éloignée des principes qui régissent la personnalité stratégique de l’Algérie. Le poids de cette dernière s’est aussi affaibli.

 

 

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