Auteurs :
Pascoe Sabido, chercheur et chargé de campagne à Corporate Europe Observatory (CEO)
Hamza Hamouchene, chercheur et militant. Il est actuellement coordinateur du programme Afrique du Nord au Transnational Institute (TNI)
Ouafa Haddioui, assistante de programme Afrique du Nord au Transnational Institute (TNI)
L’intérêt porté par l’Union Européenne (UE) envers l’hydrogène vert qu’elle compte importer à hauteur de 10 millions de tonnes d’ici à 2027, notamment à travers REPowerEU, le plan de la Commission européenne qui intervient après l’invasion russe de l’Ukraine et dont le dessein principal est de couper terme à la dépendance de l’Europe envers le gaz russe, révèle symptomatiquement et éclaire d’un nouveau jour l’intention européenne qui consiste à vouloir garantir sa sécurité énergétique, à travers l’approvisionnement de sources d’énergie alternative. Il n’empêche que cet engouement se paye au prix fort, dans la mesure où il participe à la création et au renforcement de nouvelles zones de sacrifices d’où sont prélevées ces énergies, à l’instar de l’Afrique du Nord[i], qui demeure soumise aux impératifs d’une nouvelle tentative d’accaparement néocolonial.
Une étude publiée par Transnational Institute (TNI) et Corporate Europe Observatory (CEO), pointe du doigt le caractère complètement illusoire du plan d’importation de l’hydrogène à partir de l’Afrique du Nord. Les coûts de production ainsi que ceux de transport témoignent, par rapport aux objectifs attendus, d’une ambition hautement irréaliste. Admettons qu’il est toujours possible de produire de l’hydrogène à partir de sources renouvelables, leur nature intermittente signifie que l’hydrogène ne sera pas produit 24h/24h et 7j/7. Les centrales à hydrogène seront donc branchées à un réseau électrique principal qui est tout de même alimenté par des combustibles fossiles. Par exemple, un parc photovoltaïque ne peut produire que 25-27% d’hydrogène vert de sa capacité totale installée, le flux d’irradiation solaire ne dure que la moitié d’une journée.
Le projet de construction d’une usine d’hydrogène vert alimentée d’un gigawatt d’énergie solaire en Algérie par la multinationale italienne Eni, pose de sérieuses problématiques en ce sens. Cette installation ne fournira qu’environ 0,2% de la totalité de gaz algérien destiné à l’export. En effet, si l’Algérie souhaitait remplacer ses recettes d’exportation du gaz en hydrogène vert, elle devrait installer 500 GW de panneaux solaires, ce qui représente plus de 1000 fois ce qui existe actuellement. Outre les coûts de productions extrêmement élevés, l’utilisation des terres, de l’eau et des ressources premières en sera aussi fortement impactée.
Les effets résultant des coûts de transport demeurent tout autant prohibitifs. L’hydrogène nécessite beaucoup plus d’énergie pour être déplacé comparé au gaz fossile. Le Maroc et l’Égypte pensent exporter l’hydrogène vert par le biais de navires-citernes. Or, 3 fois plus d’énergie est nécessaire pour liquéfier ce gaz. De plus, ce type de navire ne peut transporter que 27% de l’énergie de l’hydrogène par rapport au gaz naturel. L’Égypte envisage substituer les carburants marins par du méthanol et de l’ammoniac vert produit à partir de l’hydrogène vert. Outre leur toxicité avérée, les deux sont 4 à 5 fois plus chers que les carburants actuels.
La question des coûts de production et de transport de l’hydrogène sonne le tocsin et devient particulièrement alarmante lorsque nous mettons en contraste le fait que l’UE vise dans son programme d’importation d’hydrogène de l’Afrique du Nord, à répondre à ses propres impératifs énergétiques, avec la réalité des coûts d’acheminement de l’hydrogène qui peuvent être jusqu’à 11 fois plus onéreux en comparaison avec le gaz naturel. D’où la question : Qui paiera ces coûts?
À vrai dire, l’intérêt croissant de l’UE pour l’hydrogène vert peut être interprété comme un cheval de Troie de l’industrie gazière ou encore comme une porte dérobée pour les combustibles fossiles. Car en effet, l’UE considère qu’il est toujours possible d’user d’autres formes d’hydrogène à l’instar de l’hydrogène ‘à faible teneur en carbone’ fabriqué à base du gaz avec séquestration du CO2 produit (appelé hydrogène bleu), qui fera office de « carburant de transition ». On notera d’ailleurs que seulement moins de 1% de l’hydrogène produit en Europe est vert. Toutefois, le recours à l’hydrogène bleu peut être beaucoup plus nocif par rapport au gaz fossile, notamment pour le chauffage. Les groupes gaziers européens tentent ainsi de susciter un engouement pour l’hydrogène, afin que les demandes en électricité verte nécessaires pour l’hydrogène vert passent au galop et que l’UE, ou le monde entier, soit forcé à l’utilisation de l’hydrogène bleu qui puisse être légitimée en cas de pénurie d’électricité verte. De la sorte, ce qui était censé être « un carburant de transition » risque de se transformer en réalité en « carburant de destination ».
Lors de son dernier discours sur l’état de l’Union Européenne, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, a annoncé la création d’une Banque européenne de l’hydrogène avec un fond public qui s’élève à 3 Milliards d’euros pour couvrir les coûts faramineux de l’hydrogène. Ce fonds est censé couvrir les écarts initiaux qui séparent les coûts de production et les prix de vente. Cela interroge frontalement la pertinence et l’intérêt qu’il y aurait à rassembler une telle cagnotte lorsque le vieux continent est en pleine crise du coût de la vie et que les facteurs énergétiques augmentent exponentiellement. Les programmes massifs d’isolation des logements et la lutte contre la pauvreté énergétique ne sont-ils pas plus prioritaires ?
Admettons que l’UE puisse couvrir totalement les frais de ses consommateurs. On peut se poser dès lors la question de savoir s’il ne serait pas plus judicieux pour des pays comme le Maroc, l’Algérie et l’Egypte d’assurer leur propre objectifs en matière d’électricité renouvelable plutôt que de subvenir aux besoins énergétiques européens ? Que l’Europe puisse mener à bien ses objectifs au détriment des pays nord-africains est non seulement absurde mais aussi indignant. Pourtant c’est bel et bien le dessein que se sont fixées plusieurs multinationales européennes (Vitol, ENI and Siemens et d’autres) lorsqu’il s’agit de produire et acheminer de l’hydrogène de l’Afrique du Nord à l’aide des fonds publics européens. Cette poussée en faveur de l’hydrogène vert constitue un parfait exemple d’accaparement néocolonial des ressources permises notamment par les connivences secrètes qui lient les multinationales européennes et les leaders politiques avec les élites locales.
Il faut dire que l’intérêt manifeste pour l’hydrogène de la part de l’UE ne se limite guère au territoire nord-africain. L’UE ambitionne de créer un marché mondial de l’hydrogène afin d’assouvir ses propres besoins, et ce, en érigeant le développement juste et durable dans le monde, en écran de fumée. Des pays comme le Chili et l’Afrique du Sud sont également touchés par la quête européenne de l’hydrogène vert. L’exemple des accords de libre échange fait aussi valoir nettement que derrière le discours de coopération mutuelle, se tient en fait un commerce unilatéral, allant de la périphérie au centre. Les accords de libres échanges ont d’ailleurs prouvé leur capacité en termes de destruction environnementale, sociale et économique. Serait-il juste que des individus et des collectifs soient forcés à voir leurs terres et leurs eaux détruites et accaparés par des mégaprojets visant à produire de l’hydrogène vert pour l’UE ? La ruée vers le profit des entreprises européennes phagocyte le danger posé d’une part par un extractivisme prédateur, et imposé d’autre part aux communautés locales. Ainsi, l’industrie européenne aspire moins à ouvrir la voie à un authentique développement durable, que de favoriser la position de l’UE sur la scène internationale, tout en légitimant ses importations.
Afin de rompre catégoriquement avec la reproduction du modèle énergétique néocolonial qui s’étaye sur la domination des peuples du Sud, l’UE devrait abandonner tout aussi catégoriquement ses objectifs chimériques d’importation d’hydrogène, en s’employant à recentrer le regard sur les investissement qui promettent énergies renouvelable mais aussi efficacité énergétique.
[i] Au regard de leur proximité du continent Européen, du fort potentiel énergétique, des faibles coûts ainsi que des situations économique et politique des pays, l’Afrique du Nord répond nettement aux besoins dictés par ce nouveau plan, REPowerEU.