Pour l’auteur*, « ce n’est pas la langue qui fait la bonne qualité d’une pédagogie ». Autrement dit, explique-t-il, « ce n’est pas en ayant recours à la darja que des programmes archaïques vont soudain se métamorphoser et permettre au pays de repêcher un système éducatif en faillite ».
Faut-il ou non utiliser la darja, autrement dit l’arabe dialectal, ou mieux encore l’arabe algérien, à l’école ? Faut-il l’enseigner ou doit-on même penser à en faire la langue d’enseignement d’autres matières y compris l’arabe classique ou littéraire ?
Depuis quelques jours, ces interrogations ont engendré un vif débat national et diverses passions sur les réseaux sociaux. Il faut dire que la question n’est pas neutre car elle renvoie à l’histoire de l’Algérie, à sa quête identitaire tourmentée ainsi qu’à des considérations d’ordre politique qu’il ne faut pas éluder.
Mais commençons par insister sur le point suivant. Ce n’est pas la langue qui fait la bonne qualité d’une pédagogie. Autrement dit, ce n’est pas en ayant recours à la darja que des programmes archaïques vont soudain se métamorphoser et permettre au pays de repêcher un système éducatif en faillite. Cela fait des années que le constat est connu.
L’Algérie a du mal à moderniser son école et à cesser de produire des légions de diplômes et de cursus qui ne servent à rien et qui, au contraire, sont le gage d’une régression permanente. Une régression qui se traduit, entre autres, par la mise à mal de la rationalité et par la diabolisation de l’esprit critique dans un contexte de bigoterie endémique. Alors oui, le secteur éducatif mérite un débat et donc d’inévitables polémiques, mais il y a certainement plus urgent que de s’écharper à propos du dialectal.
Ceci étant précisé, il est évident que l’Algérie est l’un des rares pays à avoir un vrai problème avec une langue qui est pourtant parlée par la majorité de sa population. La darja, comme d’ailleurs la langue berbère, a souffert de nombreux bannissements.
Il fut un temps, c’est moins le cas désormais, où elle était interdite d’antenne, à la radio et surtout à la télévision. Interdite aussi d’emploi à l’école où des professeurs de langue arabe à la pédagogie plus qu’approximative prenaient un malin plaisir à humilier les élèves qui l’employaient dans leurs rédactions. Avec le temps, une moindre crispation politique vis-à-vis des questions linguistiques et l’essor des nouveaux médias ont changé la donne.
C’est le cas notamment avec Internet qui permet la diffusion de vidéos en darja et qui a aussi favorisé l’émergence de l’arabezi -ou arabizi-, c’est-à-dire la langue arabe, qu’elle soit dialectale ou classique, écrite avec des caractères latins et des chiffres comme par exemple le terme 3arbiya.
La langue que nous parlons tous les jours est tout sauf menacée. Elle n’a nul besoin d’Académie, elle n’appartient à personne, elle a sa vigueur, elle capture et refaçonne tout ce qui l’intéresse puisque aucune règle ne semble la contraindre.
Dans le fond, l’idée qu’elle fasse son entrée à l’école en tant qu’outil ou vecteur pédagogique n’est pas idiote. Mais faut-il aussi l’enseigner ? Une première réponse immédiate est de demander pourquoi faire puisqu’elle s’apprend partout, dans la rue comme dans les familles. La question qui suit est, quant à elle, plus essentielle.
Qu’enseigner ? L’arabizi, l’arabish des médias ou bien la daridja du patrimoine?
Enseigner la darja ? D’accord, mais laquelle ? Celle de la rue qui tend à dériver de ce néo-algérois aux accents emphatiques et, trop souvent, d’une insupportable vulgarité ? Ou alors celle que l’on pourrait adapter de l’arabish, cette langue arabe globalisée (celle des médias satellitaires) que l’on appelle aussi arabe médian ? Ou enfin cette « vraie » darja, du moins la plus ancienne, c’est-à-dire celle qui a porté la culture populaire algérienne de la fin du dix-neuvième siècle aux premiers temps de l’indépendance ? La darja des contes, de la boqala, du chaabi, du hawzi ou même du vieux raï ?
Si c’est de cette dernière qu’il s’agit, alors il faut admettre que l’on devra ressusciter une langue perdue, peu à peu oubliée. Avant d’émettre tel ou tel avis définitif, il faudrait ainsi faire preuve d’un peu de curiosité en lisant un vieux manuel d’arabe algérien -élaboré pendant la période coloniale- ou en parcourant un dictionnaire d’arabe algérien rédigé par quelques anciens fonctionnaires des bureaux arabes.
On s’apercevra alors que nombre de termes mentionnés ne sont plus employés aujourd’hui ayant été notamment remplacés par des mots français. On peut aussi prendre la peine de lire dans le texte les proverbes maghrébins recueillis par Mohamed Bencheneb (1869-1929). La darja qui y est employée n’est plus de mise aujourd’hui sauf dans certains cercles restreints de lettrés ou d’artistes.
Plus important encore, en redécouvrant cette darja, l’on se rendra compte, contrairement aux élucubrations que l’on peut lire et entendre actuellement, que cette dernière ne renie en rien son lien de parenté avec la langue arabe classique.
L’auteur de ces lignes -qui espère que le distingué linguiste de Ténès ne froncera pas les sourcils en lisant ce texte- peut en témoigner. Les proverbes recueillis par Bencheneb sont compris de Casablanca à Mascate en passant par Le Caire ou Amman.
Nul besoin de les traduire en langue littéraire sauf quand ils contiennent un mot turc ou berbère. Voilà qui risque de déplaire à celles et ceux qui, à l’image de l’administration coloniale jadis, pensent que la promotion de la darja permet de couper les ponts avec le reste du monde arabe. En réalité, c’est bien au résultat inverse que l’on risque d’aboutir.
Morte la langue arabe comme le latin ?
Par ailleurs, il serait peut-être temps de cesser de s’en prendre systématiquement à l’arabe classique au nom de leur refus d’appartenir au monde arabe. Dans une affirmation outrancière d’une identité qu’elles définissent avant tout par ce qu’elles ne sont pas, ou ce qu’elles ne veulent pas être, certaines élites francophones nous expliquent que cet arabe classique est une langue morte (ou bien alors qu’elle alimente le terrorisme ).
Outre le fait qu’elle nie l’existence de millions d’Algériens qui maîtrisent cette langue (et cela malgré les aléas d’une arabisation catastrophique du système éducatif), cette déclaration traduit un abyssal manque de culture.
Morte la langue de Fayrouz, de Mahmoud Darwich, de Taha Hussein ou de Nizar Qabbani ? Soyons sérieux. On a le droit de plaider pour une singularité maghrébine voire méditerranéenne. On a même le droit, dans ce qui serait une sorte de rattrapage postcolonial, de se dire plus proche du monde occidental que du reste du monde arabe. Mais ce n’est pas en s’en prenant à la langue arabe classique que l’on trouvera la bonne justification pour cela.
En attendant, habbite nqoulelkoum belli ellougha hadja sérieuse, machi tmasskhire. Lazem 3aliha tekhmima sans pitié, dial les scientifiques ya chriki ! Rakoum dakkor yakhi ?
(*) Les titres et les intertitres sont de la rédaction de Maghreb Emergent.