Nabni-Icebergs en vue ! L’urgence n’est pas de freiner, mais d’engager de longs virages (document) - Maghreb Emergent

Nabni-Icebergs en vue ! L’urgence n’est pas de freiner, mais d’engager de longs virages (document)

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En 2012, le collectif NABNI publiait un texte sous forme d’un signal d’alarme sur la fragilité de notre situation économique et sur l’illusion de puissance que nous donnait notre « faux-matelas » de 200 milliards de dollars de réserves de change.[1] Ce texte utilisait la métaphore du Titanic qui avait coulé un siècle plus tôt au contact d’un iceberg. Entraîné à trop grande vitesse par un commandant de bord le pensant insubmersible, le navire avait engagé son virage trop tard pour éviter l’obstacle.

 

Trois  ans après, tel le commandant du Titanic qui avait ignoré sept messages-radio l’avertissant de la présence d’icebergs, notre gouvernement a ignoré les signaux qui lui sont parvenus de toute part. Le paquebot Algérie a continué sur sa lancée avec un modèle économique et social insoutenable. Un modèle basé sur des recettes incertaines d’hydrocarbures. Pas une seule réforme de fond n’a été engagée pour réduire cette dépendance. Pas une seule mesure qui aurait risqué de toucher aux rentes qui minent notre système économique et social. Rien n’a été fait durant la période d’aisance financière qui semble prendre fin. Les réformes risquent donc de devoir se faire dans un contexte de rareté.

L’effondrement actuel du prix du baril constitue une sonnette d’alarme bien plus audible que les avertissements de la société civile. Mais les erreurs qui ont été fatales au fameux navire en 1912, ainsi que celles commises chez nous dans les années 1980, nous rappellent ce qu’il ne faut surtout pas faire face à la situation actuelle : s’empresser de réduire des dépenses de développement et ne pas engager les réformes de fond. Sur l’urgence de réformer, l’Histoire semble malheureusement se répéter : aucune mesure de fond n’est annoncée, aucune ambition de changement profond n’est affichée. 

D’où ce énième appel au changement de cap, que NABNI développera et précisera durant l’année 2015.

Inutile d’espérer qu’il s’éloigne, l’iceberg est en vue—et la chute du prix du baril n’y change (presque) rien !

Aujourd’hui, la chute du prix du baril ne rend que plus visible l’iceberg. Nous faisons face, comme en 1985, à un nouveau contre-choc pétrolier. Va-t-il durer ou est-il juste passager ? cette question est presque secondaire pour notre pays : tant que nous resterons aussi dépendants de recettes d’hydrocarbures aussi fluctuantes, et que la mauvaise gouvernance qu’elles entretiennent perdure, nous ne serons pas à l’abri de graves difficultés qui nous toucheront, tôt ou tard. Cette chute des prix n’est qu’un rappel des difficultés qui nous guettent. Elle n’est pas un problème en soi, à moins qu’elle ne dure. Mais il est inutile de nous donner l’illusion que cette conjoncture est passagère en espérant un retournement des marchés. De l’aveu même du ministre de l’Energie[2], le problème n’est pas seulement celui de la chute des prix, mais surtout celui de notre capacité d’exportation à moyen-terme alors que nous consommons de plus en plus en interne, à des prix artificiellement bas, l’énergie que l’on produit. Inutile de compter sur de bonnes surprises de notre sous-sol ou de marchés internationaux toujours volatiles. Arrêtons de bâtir l’avenir du pays sur l’issue d’un « jeu de dés » qui nous serait favorable.

Peut-être que le prix du baril remontera, peut-être même qu’il retrouvera un niveau élevé, peut-être que nous allons découvrir d’importantes réserves et que la baisse actuelle de la production n’est que passagère. Mais même s’il n’y avait ne serait-ce qu’une seule chance sur cent que ce scénario optimiste ne se réalise pas (c’est malheureusement bien plus probable), notre histoire douloureuse nous interdit de prendre le risque d’exposer la génération 2020 à un choc aussi désastreux que celui auquel on a fait face dans les années 1990.   Il est temps de s’imposer une nouvelle réalité, qui est probable : le déclin de la rente est peut-être engagé, il va peut-être durer. Ne tablons pas sur d’éventuelles bonnes surprises, le coût social serait bien trop élevé si elles ne se réalisaient pas. Le moment est venu de tenir un discours de vérité à la population, notamment sur la nécessité de réformes profondes, certaines pénibles à court terme, mais indispensables. Ces réformes sont absolument nécessaires même dans un scénario optimiste de retournement du marché ou de nouvelles découvertes : sans elles, nous reproduirons nos échecs passés et n’arriverons pas à réaliser le potentiel de développement que peut permettre notre sous-sol, si ses ressources étaient mieux utilisées.

Titanic 1912 – Algérie 1985 : ne refaisons pas en 2015 l’erreur de freiner sans engager de virages.

Une erreur a été fatale au Titanic: il a excessivement freiné. La perte de vitesse rendit en fait plus difficile et plus lent le virage. Freiner n’a donc fait que retarder le choc de quelques minutes, et a au contraire empêché le navire de se redresser suffisamment, offrant ainsi tout son flan à la lame de glace.

C’est exactement l’erreur commise après 1985 : l’investissement public a été stoppé net, le modèle de consommation et de redistribution financé par l’endettement était maintenu et les réformes retardées. C’est ce qu’il y avait de plus facile à faire: retarder le choc en réduisant les dépenses, sans toucher au système rentier. La suite est connue : cinq ans plus tard, le choc a été brutal. Les ajustements, qui ont été opérés sous contrainte, ont eu un coût social bien plus élevé, après que les caisses aient été vidées.

Retarder les réformes, protéger les rentes, gagner du temps et imposer à plus tard un coût social élevé, en léguant les réformes difficiles aux suivants : l’histoire des années 1980 se répétera-t-elle en 2015 ?

Les autorités font aujourd’hui face aux mêmes choix qu’hier, sauf qu’avec des caisses pleines, la tentation est encore plus grande de repousser l’échéance et d’éviter d’engager les réformes nécessaires. Le Fonds de Régulation des Recettes (FRR) est encore suffisamment bien fourni pour financer les déficits pendant peut-être quatre ou cinq ans. Les réserves de change sont aussi suffisantes pour continuer à importer autant, avec un dinar clairement surévalué et des exportations qui chutent. Il reste de la marge financière pour faire preuve de myopie, faire les choix faciles et retarder encore les vraies réformes.

Le choix actuel de maintenir l’investissement public à un niveau important et de ne pas couper dans les dépenses de santé et d’éducation est louable : on ne freinera pas de cette manière-là cette fois. Contrairement à 1985, nous en avons heureusement les moyens. Mais combien de temps pourrait-on retarder l’échéance de vraies réformes ? Le FRR et les réserves tiendront-ils trois ans ? cinq ans ? sept ans ? Inutile de spéculer et faire des projections sur ce qui se passera sur le marché pétrolier, ou sur nos capacités de production et d’exportation : cette question est secondaire et n’a pas de réponse fiable.

Ce qui est inéluctable, c’est que l’étendue des réformes à engager et le temps qu’elles mettront à montrer des effets significatifs (entre cinq et dix ans, selon les domaines), font que les calculs de court-terme n’y changeront rien. Il s’agit de d’engager urgemment un long virage. L’heure n’est plus aux ajustements conjoncturels ou aux petits arbitrages de réduction de dépenses, aux mesures d’austérité ou aux mesures administratives contre les importations ou la fuite des capitaux. L’heure est à la transformation de notre modèle économique et social, et de la gouvernance qui le sous-tend. L’enjeu est de sortir des logiques de court-terme et d’engager d’urgence un changement de trajectoire au pays qui va durer plus d’une décennie. Et là, aucun changement de cap n’est en vue malheureusement.

L’urgence est d’engager immédiatement un profond virage économique dont les effets paieront plus tard: dans le court-terme, nous ne pouvons que subir l’inertie et les mauvais choix passés.

Le virage économique à prendre devra être amorcé par un plan d’urgence 2015 – 2017 qui marquera les premiers jalons du changement de cap et jettera les fondations d’une transformation profonde de notre ordre économique. Contrairement au discours ambiant qui se focalise sur une réduction des dépenses publiques, l’objet du plan d’urgence que publiera Nabni prochainement n’est pas de proposer une simple stratégie de réduction des dépenses ou des importations. Il s’agit d’identifier les réformes nécessaires et fondamentales, de court terme, qui permettront de créer les conditions d’une sortie de l’économie de rente. Il s’agit aussi de s’inscrire dans la durée et de penser la sortie de l’économie de rente sur environ quinze ans : c’est l’horizon sur lequel on doit penser notre transition fiscale, notre transition budgétaire, la diversification des exportations et la ré-industrialisation du pays. Répondre à des problèmes conjoncturels de court-terme sans opérer les vrais changements est futile. Les solutions à nos problèmes économiques mettront du temps à faire leurs effets. Dans le court-terme, on ne peut malheureusement que subir les mauvais choix d’hier, et en atténuer l’impact social autant que possible.

L’iceberg économique n’est pas seul : d’autres enjeux sont tout aussi proches et menaçants—engager les virages pour les éviter offrira de formidables opportunités de progrès social.

La conjoncture actuelle concentre les débats sur la transition économique, les difficultés budgétaires, et notre dépendance aux recettes des hydrocarbures. Mais des transitions tout aussi urgentes et majeures s’imposeront au pays au cours des deux prochaines décennies, sans quoi la transition économique, seule, échouera. Pour ne citer que celles que nous devrons engager le plus rapidement possible :

Une transition énergétique: en changeant notre mix de consommation énergétique et nous engager résolument dans le développement d’énergies renouvelables ; en imposant l’efficacité énergétique dans l’industrie, le transport et la construction ; et en augmentant les prix à la consommation de l’énergie.

Une transition de notre système de redistribution sociale : en allant vers plus d’équité et de ciblage des transferts et subventions en faveur des plus nécessiteux ; en repensant notre système de  protection sociale et des retraites, de manière à tenir compte notamment de la part croissante de la population qui est aujourd’hui employée dans l’informel, sans aucune couverture sociale ni retraite.

Une transition de notre système de santé publique, qui tienne compte du vieillissement de la population, de l’émergence de nouvelles pathologies et de nouveaux besoins de services aux personnes du troisième âge. Tout cela en repensant le système de financement de notre santé publique, qui est aujourd’hui non soutenable, pour continuer à améliorer la qualité de l’offre de soins pour tous.

Une transition environnementale et de développement durable : notre pays souffre par exemple d’un stress hydrique des plus sévères et la situation s’aggravera durant les décennies à venir. Une nouvelle approche du développement durable et de la gestion des ressources (en particulier hydriques) s’impose urgemment. Mettre l’environnement et le développement durable au centre de nos politiques publiques implique aussi une nouvelle approche d’aménagement du territoire, des politiques de la ville et du développement de nouveaux ensembles urbains pour faire face à l’urbanisation croissante.

Autant de virages, auxquels il faut ajouter celui de l’éducation et l’économie du savoir, qui dessinent les changements fondamentaux et structurels à opérer sur un horizon de 15 ans pour répondre aux grands défis auxquels le pays fait face,  et éviter les « icebergs » vers lesquels nous nous dirigeons actuellement.

Cette modernisation du système économique et social du pays devra s’appuyer sur les nouvelles technologies de l’information et pourra constituer une formidable opportunité de développement de ce secteur économique. Ces technologies pourraient permettre un bond en avant dans des domaines tels que l’éducation, la santé, l’administration publique ou même le ciblage des aides sociales.

Ce qui est présenté ici comme menaces d’avenir si rien n’est entamé aujourd’hui, constituent en effet des opportunités majeures si les virages sont pris : en termes de développement économique, d’emploi, et de bien-être pour nos concitoyens. L’alternative à l’iceberg est une Algérie meilleure, pour tous, où notre idéal de progrès et de justice sociale est renforcé.

Afin de contribuer à recentrer les débats sur ces enjeux fondamentaux de moyen-terme, Nabni publiera au cours de l’année 2015 des propositions sur certains de ces Virages, en décrivant les réformes pour mener à bien ces transitions à un horizon de 2030. Ces Virages s’inscriront dans le prolongement du plan d’urgence. L’articulation des mesures de court-terme avec une vision de plus long-terme est absolument essentielle : c’est ce qui a fatalement manqué à toutes les tentatives passées.

Point de virage sans réparer le système de navigation et de gouvernance.

Malgré des réalisations indéniables, malgré les montants colossaux d’investissements publics et les transferts sociaux généreux mais insuffisamment ciblés, rien n’arrive à réduire le fossé créé entre l’Etat et le citoyen, ni à rétablir une confiance rompue de longue date. Ce constat nous commande de changer fondamentalement d’approche dans l’action de l’Etat, et dans sa relation au citoyen. Il est urgent de changer de voie pour rétablir la confiance, pour refonder le contrat social qui nous unit et pour reconstruire le lien entre l’Etat et les citoyens. Ce lien essentiel a malheureusement été perverti par la mauvaise gestion de la rente et son cortège de corruption et de clientélisme qui ont généré de profonds travers dans le fonctionnement de l’Etat, et par ricochet, de la société.

La réforme de la gouvernance constitue le socle du changement de cap auquel nous appelons, et que nous développerons plus en détail. Il s’agit d’engager la transition vers un Etat de DROITS, qui soit Détaché de la rente, Redevable, Ouvert, Inclusif, Transparent et Stratège. Seules ces transformations, et plus généralement, la démocratisation de l’Etat, permettront de réduire ce fossé entre gouvernants et citoyens. Elles sont d’autant plus nécessaires que des réformes difficiles nous attendent. Celles-ci ne seront possibles que si la confiance et la légitimité des institutions sont pleinement rétablies.

Aussi, mettre en œuvre, dans l’urgence, un plan de transformation économique et social qui s’étalera sur plusieurs années, nécessite de penser le « comment » de la mise en œuvre, et de s’inspirer des expériences de pays ayant eu à mener de telles réformes dans le passé, en adoptant des modes d’organisation du changement qui soient efficaces et qui tiennent compte de la réalité de nos capacités humaines et institutionnelles. Dans ce domaine non plus, rien ne semble changer actuellement.

 

Il faut engager ces transformations immédiatement : elles sont urgentes, pas parce que le prix du baril s’est écroulé, mais parce qu’elles mettront du temps à faire leurs effets. La chute du baril n’est qu’une sonnette d’alarme malheureuse. L’urgence et le besoin d’entamer ces changements, tout comme leur contenu, restent exactement les mêmes que lorsque le baril était à $120. La différence est qu’à ce prix-là, s’ils ne remontent pas ou que notre production n’augmente pas, nous risquons bientôt de ne plus avoir les moyens de réformer sans coût social élevé. Peut-être que le seul aspect « positif » de cette nouvelle sonnette d’alarme est de faire prendre conscience de l’urgence de ces changements fondamentaux, afin de ne pas léguer ces chantiers et des caisses vides à la « génération 2020 », en lui imposant un ajustement qui risque d’être bien plus douloureux et brutal que si nous l’entamions aujourd’hui.



[1]« L’illusion de puissance ou le «matelas imaginaire» des 200 milliards de dollars : l’Etat n’en dispose pas”, – date de publication disponible sur www.nabni.org, comme toutes nos publications.

[2] Discours d’In Salah, 8 janvier 2015 : citations de www.tsa-algerie.com

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