Le professeur Abderrezak Dourari* tente dans cette contribution, de répondre aux questions suivantes : quelle autorité de normalisation pour la langue amazighe, quel corpus de référence et pour quel marché linguistique ?
La création néologique fait partie intégrante du processus de normalisation[1] des langues de moindre diffusion et conditionne même leur passage à l’écrit et leur insertion dans les domaines où elles n’ont pas développé de tradition d’usage. Elle en constitue même le point nodal sans lequel tout le processus risque de trébucher d’autant qu’aucune langue ne peut, aujourd’hui, comme aux 17ème, 18ème et 19ème siècles, jouir, ipso facto, du privilège de langue unique d’une nation ou d’un Etat, pensés à l’époque comme des unités politiques et identitaires[2].
Aujourd’hui les langues de moindre diffusion qui aspirent à l’usage écrit dans les domaines formels (scientifique, administratif, médiatique, judiciaire, politique…), sont d’abord confrontées à plusieurs autres langues concurrentes puissantes, qui détiennent une forte tradition dans ces domaines élaborés, avant d’être confrontées à ces domaines de l’activité humaine face auxquels elles manifestent une carence terminologique sérieuse. Cependant, les langues véhiculaires de ces domaines même « étrangères » sont coprésentes et sont d’autant plus puissantes qu’elles ne sont pas perçues par leurs utilisateurs comme des langues exogènes, susceptibles d’attirer un quelconque danger à l’identité ; mais comme de simples moyens pratiques de communication et d’accès direct au savoir scientifique et philosophique moderne très évolutif dans ces langues et inexistant dans les langues maternelles. On parle d’ailleurs de plus en plus de sciences de la complexité[3] étant donné l’invasivité des nouvelles technologies et le bouleversement épistémologique des frontières des sciences. (Imad Salah)
Le lien longtemps posé entre la langue et l’identité ou, plus prosaïquement, entre la perte de la langue et la perte de l’identité, n’est plus aussi évident comme il l’était au 19ème et 20ème siècle. On le voit très bien aujourd’hui, les questions identitaires et nationalistes relèvent des préoccupations conservatrices et rétrogrades. Mouloud Feraoun, après Kateb Yacine et Malek Haddad…, qui avait souffert de la perception de l’identité des Algériens autochtones par les Européens d’Algérie, à l’époque de la colonisation et de l’Algérie française, nous en donne un enseignement fondamental : l’identité ce n’est pas seulement l’image fantasmée ou proclamée de soi-même, mais bien celle qui résulte d’une dialectique avec celle que l’autre nous renvoie[4].
Aujourd’hui, la communication est internationalisée, notamment avec la prégnance de l’Internet et l’invasivité des TIC qui internationalisent même les émotions[5] et les systèmes de valeur (voir les droits de l’homme, les libertés démocratiques, l’égalité des femmes, l’Etat de droit, les vedettes de cinéma et de football, et même l’érotisme…).
La tendance dominante n’est plus au monolinguisme et au repli identitaire. L’internationalisation des pratiques économiques entraîne une concurrence rude entre les langues du monde pour se positionner comme grande langue de diffusion et de transaction. Certaines langues comme l’espagnol, l’anglais, le français …ont un poids reconnu par tous. Il va de soi que, comme pour l’économie, il n’existe pas de main invisible (Adam Smith) qui régulerait par magie le marché linguistique et qu’une dose de keynésianisme linguistique semble y être nécessaire.
Au delà des contraintes étatiques et institutionnelles qui, généralement, pourraient brider le développement des langues de moindre diffusion, ou au contraire le soutenir, il existe des forces encore plus féroces qui menacent ces langues sous la bannière de la globalisation. Pierre Bourdieu[6] et L. J. Calvet ont développé les notions de marché linguistique et de bourse des langues. Ces notions renvoient à la disponibilité de plusieurs usages linguistiques pour les locuteurs selon les classes sociales, le rapport au pouvoir et à la violence symboliques. Nous visons ici, plus particulièrement, la situation de plurilinguisme. La diversité de l’offre des langues dans une société entraîne naturellement la concurrence entre elles. Il en résultera une possibilité de choix, une variabilité de la cotation sociale de celles-ci et ipso facto une hiérarchisation de la demande.
L’étude du marché linguistique s’inscrit nécessairement dans le cadre des problématiques de la sociolinguistique car la langue est prise non pas en elle-même et pour elle-même (F. De Saussure) ou comme faculté génératrice biologiquement fondée et propre à l’espèce (Noam Chomsky) mais dans son inscription sociétale et transactionnelle et c’est cette dernière qui détermine les besoins d’expression des locuteurs compte tenu de la nature des transactions et des agents impliqués. Ce qui entraîne, sur le long terme, une spécialisation des usages linguistiques.
S’il était encore possible d’observer dans les siècles passés, des sociétés entièrement recluses sur elles-mêmes, contenues dans la limite de leurs frontières terrestres et de leur langue tribale, suggérant l’image d’une discontinuité de l’espace transactionnel humain dans lequel la communication serait impossible sans interprète; aujourd’hui, les différentes sociétés s’ouvrent les unes sur les autres et sur l’espace mondial par le truchement de la maîtrise de plusieurs hyperlangues de communication internationale et transfrontalières (ouvrant la voie à une société mondialisée de la communication et de l’information)[7]. C’est la conséquence du marché globalisé (Commerce, échanges culturels, Internet, réseaux sociaux, mobilité humaine, mariages mixtes, mobilité des idées…) dont la concurrence de ses segments constitutifs entraîne celle des langues coprésentes, et cette dernière entraîne, en bout de course, une stratification socio-fonctionnelle des langues et des variétés[8] non pas seulement à l’échelle d’une société unique (aux frontières poreuses) mais aussi à l’échelle mondiale (SMSI)[9].
Spécialisation des langues à des situations sociolinguistiques
La spécialisation des usages ne peut venir de la projection d’une décision prise par une autorité politique par anticipation. Elle est le plus souvent le résultat des choix pragmatiques récurrents et des pratiques des locuteurs (habitus) en rapport avec des situations sociolinguistiques particulières.
Le choix d’une variété pour un usage particulier (spécialisé) ne résulte pas toujours et uniquement de l’intuition du locuteur. Il est souvent conditionné par des circonstances qui déterminent l’intuition elle-même, mais aussi de la pression des contraintes d’une politique linguistique: ce sera une intervention extérieure au marché en tant que tel et dont la finalité est d’influer sur la tension qui relie l’offre à la demande, ce alors que, en général, le choix des variétés et la spécialisation des usages résulte de circonstances complexes liés à la dynamique de la société[10].
Une Étude[11] menée sur des parents d’élèves à Rio de Janeiro en 2007 montre que:
– 80% voudraient qu’ils apprennent l’anglais;
– 30% l’espagnol et
– 25% le français, alors que cette langue est hors champ dans ce pays!
La politique linguistique dans les Etats jacobins tend à imposer l’usage d’une variété privilégiée, officielle, et c’est cela qui créé volontairement un déséquilibre dans le jeu de concurrence des langues.
Langues minorées/langues de moindre diffusion
L’Etat pèse de sa toute puissance pour favoriser une variété et minorer les autres: c’est le privilège de la langue officielle. En France, il en a résulté sur le long cours le triomphe du français sur les langues régionales. En Suisse, un équilibre favorable à l’anglais tient entre les différentes langues officielles (V. Lûlig, Samy Lûdwig) ; dans l’UE l’anglais triomphe concrètement sur le français et l’allemand lors même que les langues officielles de cette union sont, au plan légal, le français, l’allemand et l’anglais ! Mais la langue anglaise, dont le pays représentant (la grande Bretagne) n’est ni membre de Schengen, ni de la zone euro, se taille une place de choix : celle de langue véhiculaire au détriment des langues des deux pays qui forment l’attelage de l’UE (la France et l’Allemagne).
C’est dire que lorsque le marché décide en pays démocratiques, l’écueil juridique est presque impuissant. Les vociférations des partis de droite, notamment, n’y règle rien. Au plus seront-elles comptées parmi les vaines tentatives d’influer sur les règles du marché linguistique. Ce n’est, par conséquent, pas par hasard qu’ils se mettent à apprendre l’anglais et l’utilisent, avec facilité même.
Les langues dans le monde et leur utilisation (baromètre des langues du monde)
Sur les 7000 langues utilisées dans le monde (200 écrites) on note une répartition très disparate :
- 30% en Afrique
- 33% en Asie
- 3% en Europe
Mais leur utilisation se présente ainsi :
- 0.2% parlées par 44.3% de la population mondiale
- 1.2% parlées par 38%
- 95% parlées par 5%
Ces chiffres montrent que la tendance semble être plutôt en faveur d’une réduction du nombre de langues parlées dans le monde au profit de certaines autres qui semblent s’universaliser de plus en plus. Ainsi pourra-t-on avoir un score de 9.068 pour l’anglais, classé N°1 ; 7.806 pour l’espagnol, classé n°2 ; 7.733 pour le français, classé n°3…dans le baromètre des langues du monde.
Ce constat est-il alarmant ? Justifie-t-il les efforts titanesques de certains groupes et Etats pour maintenir en vie leurs langues perçues comme identitaires ? La clause culturelle introduite par la France dans les échanges occidentaux dominés par les USA, de même que la diversité linguistique, corollaire de la diversité écologique, pourront-elles inverser la tendance mondiale?
Il est difficile d’avoir une vision claire des réponses à ces questionnements. Mais il existe cependant une évidence. Les hommes et les Etats ont le droit de protéger leur patrimoine et leurs langues. Celles-ci doivent bénéficier de toutes les aides nécessaires à leur survie mais ne doivent surtout pas subir de processus méthodique visant à accélérer leur disparition.
Plurilinguisme sociétal et monolinguisme officiel
Après avoir tenté de décrire schématiquement le contexte linguistique dans le monde d’aujourd’hui, afin de relativiser notre propre subjectivité et d’éviter de n’entrevoir les faits qu’à travers le miroir de notre ego hypertrophié et nos émotions, vue la sensibilité des questions linguistiques, revenons aux questions qui se posent en Algérie.
La situation sociolinguistique de l’Algérie a été l’objet de plusieurs descriptions plus ou moins complètes. Un consensus relatif s’en dégage. Cette question a fait l’objet d’une synthèse assez intéressante de la dynamique Chachou Ibtissem dans son récent ouvrage[12]. Outre la permanence de la domination du paysage linguistique réel par l’arabe algérien (ou maghrébin), selon Gabriel Camps[13], depuis le 13ème siècle J.-C, du fait qu’il garantit la communication intensive sur tout le territoire et se retrouve même au-delà en Tunisie et au Maroc, la société algérienne connait de nombreuses variétés de Tamazight (tachelhit, tumzabit, tachaouit, taqbaylit, tahaggart, tazenatit, tachenouit, tagrengrent…). Ces langues maternelles des Algériens occupent le terrain des relations intimes et personnelles et de la communication quotidienne. Deux langues se partagent le terrain du domaine formel : le français et l’arabe scolaire. Aucune des deux n’est une langue maternelle.
Les langues maternelles ont toujours été désavantagées, durant la période coloniale (avantage au français) et durant l’indépendance (avantage à l’arabe scolaire).
Ce fait n’a pas empêché la formation d’une conscience linguistique nationale très tôt dans le mouvement national révolutionnaire qui a atteint son summum dans la Crise PPA-MTLD 1949 où se sont affrontées deux conceptions de l’Algérie : Algérie arabe Vs Algérie algérienne tranchée, sous le colonialisme, ensuite durant l’indépendance, sous la dictature du FLN-parti-Etat, au profit de l’Algérie arabe. Cette posture de déni de réalité et d’identité à l’algérianité, et à l’amazighité provoquera les mouvements de revendication identitaire amazighe postindépendance suscités par la peur de la perte de soi. La politique d’arabisation conservatrice brutale et arrogante a défiguré le paysage culturel et scientifique en emportant sur son passage destructeur la langue française autant que la langue arabe scolaire elle-même.
Le manque identitaire et le sentiment d’oppression: éléments du marché
Le marché est certes d’abord constitué de composants objectifs liés à la facilitation des transactions et c’est bien pour cela qu’il a été constaté depuis longtemps déjà que plus la ville est grande, plus elle s’arabisait (en algérien). Mais le marché est aussi composé d’éléments subjectifs. Le sentiment de manque identitaire en est un sérieux élément. Le marché linguistique algérien se constitue autour:
1. Du besoin d’un véhicule d’expression commun (efficacité d’insertion économique, sociale, culturelle…)
2. Du besoin d’élaboration symbolique: pouvoir, identité et subjectivité
La Réactance à l’oppression identitaire entraîne le rejet des symboles hégémoniques ainsi que la distinction de soi par différentiation linguistique, culturelle (autonomisation linguistique, historicisation…). Cette attitude entraîne elle-même une volonté d’élaboration linguistique et culturelle:
- Hisser sa langue, sa culture, sa subjectivité au niveau des autres langues coprésentes
- Assurer le passage à l’écriture
- Opérer des choix graphiques (par différenciation)
- Unifier les variétés de tamazight (minimiser les différences)
- Créer de la Néologie, des dictionnaires spécialisés tout en opérant par purification lexicale des emprunts (maximaliser les différences)
- Etablir des grammaires, des métalangages quitte à susciter une hypertrophie néologique
- Réaliser une certaine création littéraire (écrite)
- Présence sur l’Internet, etc.
En somme, tout est fait pour rendre visible Tamazight sur tout support relevant du domaine formel sans ménager sa monture[14] ! Tant et si bien que le résultat est angoissant : c’est une langue artificielle (novlangue) dépourvue de fonctionnalité que peu de personnes comprennent et utilisent. En voulant forcer son entrée précipitamment dans le domaine formel et s’y affirmer, on finit par le couper de ce qui l’a toujours maintenu en vie – le domaine inter-personnel-, sans pour autant garantir sa fonctionnalité dans le domaine formel où il est confronté à la concurrence sérieuse de l’arabe scolaire (administration, religion, médias) et du français (université, médias, relations diplomatiques) bien assises dans leurs positions historiques acquises.
Le cas de l’amazigh marocain standardisé[15] (et artificialisé étant le produit de laboratoire fait de la synthèse de trois variétés : le tamazight, le tachelhit, le tarifit avec des néologies, et non pas la langue maternelle naturelle de marocains), dont l’enseignement est obligatoire, qui fait face à un rejet significatif par les enseignants et les élèves marocains, est à méditer quant aux conséquences néfastes de décisions glottopolitiques intempestives et volontaristes ne tenant compte que de paramètres subjectifs.
Stratégies de normalisation et philosophie politique
Les décisions glottopolitiques ne sont pas exemptes d’objectifs politiques et philosophiques. Au 19ème. et 20èmes. Siècles, la nécessité ressentie d’unifier un peuple en une nation pour fonctionner comme une unité politique dans un Etat-nation, poussait à la normalisation-standardisation d’une langue pour servir de langue commune à tous. L’unité politique, nationale et linguistique était perçue comme une nécessité inéluctable (un peuple uni comme un seul homme, disait-on). Les dialectes régionaux étaient combattus comme des résidus féodaux attentatoires à l’unité désirée et à la modernisation. Ce fut le point de vue de la Révolution française. Ce fut le cas aussi en Algérie.
Aujourd’hui ces idées politiques ont fait leur temps. Les décisions glottopolitiques visent aussi au maintien des langues régionales et de moindre diffusion comme patrimoine de l’humanité. On peut donc envisager l’aménagement de Tamazight[16] compte tenu de 3 objectifs différents mais complémentaires:
- 1. Monolinguisme tamazightophone national ou international
C’est la mise en place d’une norme linguistique unifiée pour toutes les fonctions sociales, pour toutes les régions d’un pays et pour tous les pays où tamazight est présent: pan-amazighité (utopique)
2. Monolinguisme régional
Ce serait la mise en place d’une norme élaborée par variété de tamazight distinctive d’une communauté linguistique régionale particulière. Elle aboutirait à la formation d’une société de communautarismes linguistiques tamaztightophones juxtaposés avec en sus la disparition des langues algériennes autres que tamazight (utopique)
3.Plurilinguisme national global
Cet objectif glottopolitique aboutirait à une perception de tamazight comme langue maternelle élaborée d’une région intégrée à un tout sans exclure l’idée qu’une autre langue assure la communication intensive à l’échelle du pays et où d’autres langues encore assurent la communication au niveau du domaine formel: stratification socio- fonctionnelle des usages non figée.
L’image sera celle d’une société globale plurilingue où la citoyenneté signifie entre autres l’acceptation et le respect des différences y compris linguistiques, sans pour autant en constituer une fin en soi, ni que le positionnement socio-fonctionnel actuel des langues en présence soit définitif (réaliste)
Création néologique et visée téléologique
L’observation des langues du monde, comme la langue arabe classique[17], montre que le processus de sa normalisation avait commencé vers la fin du 8ème siècle de l’ère chrétienne (2ème. de l’hégire) et n’avait été provisoirement parachevé qu’au 14ème siècle avec la grande œuvre lexicographique d’Ibn Mandhûr Al-maghribi avec son fameux Lisân al- ‘arab, référence obligée à ce jour. La langue française aurait connu un parcours assez long. Il commence avec François1er et continue à ce jour avec des académies et des institutions dictionnairiques aussi brillantes que le Larousse, Le Robert…
Quant à tamazight, langue polynomique qui nous concerne ici, il faudra bien qu’on commence. Mais cette dernière jouit-elle des mêmes conditions que la langue française ou allemande des siècles passés ?
Cependant retenons qu’on ne normalisera pas et ne standardisera pas de la même façon (quantité et qualité) selon chaque cas présenté plus haut, du moins sur les court, moyen et long termes :
Pan-amazighité monolingue: demande néologique maximale (couverture de tous les domaines); autonomisation maximale (cas1) et unification des variétés
>>>> La langue sera endocentrique, intéroceptive et artificielle à un très fort taux. Toutes les variétés seront convoquées à l’effet d’obtenir une norme unifiée et des capacités lexicales suffisantes. La fonctionnalité, notamment politique, permettrait l’adhésion des locuteurs sur le long terme par réapprentissage de la variété standard (le cas de l’hébreu en Israël) en rupture brutale avec le plurilinguisme actuel, au fur et à mesure que les objectifs politiques visés sont réalisés et reçus de manière satisfaisante par les divers actants sociaux.
Plurilinguisme national et citoyenneté: la demande de normalisation lexicale est progressive (création néologique ciblée: extéroceptive) (cas3) dans la mesure où la fonctionnalité sociale de tamazight est perçue comme évolutive mais sans exclusive des autres langues et variétés coprésentes (peacemeal engineering, Karl Popper).
>>>> La langue reste naturelle et proche de ses locuteurs, c’est-à-dire de sa source vitale.
Décision de normalisation cohérente
Toute décision de normalisation (glottopolitique), quel que soient par ailleurs ses objectifs politiques, ne peut se faire de manière intuitive. Elle doit être fondée sur une étude :
1) de l’Etat actuel de la langue (corpus oraux, corpus écrits, corpus lexicographiques, emprunts, dictionnaires anciens et nouveaux, création néologique)
2) de l’Etat de la demande langagière des locuteurs
3) des représentations socio- langagières des locuteurs
4) des représentations des formes citoyennes de vie commune (communauté politique)
Etude de la réception des néologismes
Pour le moment, et concernant Tamazight en Algérie, et quels que soient les objectifs qui lui sont fixés au plan glottopolitique, une pause critique est nécessaire où il faudra:
- Evaluer la cohérence interne des métalangages et des terminologies néologiques existants
- Evaluer la compréhension et l’utilisation des néologismes par types d’utilisateurs
- Evaluer le degré de diffusion des néologismes selon les espaces de la société langagière.
Comprendre le recul de l’attractivité des enseignements de la langue tamazight[18]
L’objectif étant de garder le souci permanent de ne pas couper le cordon ombilical qui relie la langue normalisée à ses utilisateurs, faudra-t- il alors se demander par exemple ce que sont devenus les acquis scolaires (l’enseignement se fait dans les départements de tamazight depuis 1990 à Tizi-Ouzou et 1992 à Bedjaïa ; alors qu’à l’école, c’est depuis 1995) :
- Que deviennent les acquis néologiques scolaires des élèves après l’école?
- Que deviennent les savoirs des enseignants de tamazight en dehors des cours de tamazight?
- Pourquoi Tamazight intéresse moins d’apprenants, moins de wilayas qu’au début ?
- Rationnaliser la stratégie de normalisation en la rapprochant de la société langagière réelle et de ses besoins
Une langue normalisée= langue artificielle
On pourra ainsi estimer avec objectivité ce que gagnerait tamazight à s’éloigner de ses locuteurs et évaluer son entrée dans le domaine formel où elle doit faire face à la concurrence rude (favorable ?) avec le français et l’arabe scolaire.
Les cas de Rio de Janeiro et des langues officielles de l’UE …cités plus haut sont peut-être une approximation de la réponse à ces questions lancinantes au-delà des mesures coercitives demandées par les militants pour compenser le manque d’adhésion en lieu et place d’une réflexion scientifique profonde et sérieuse qui pourrait mener à un aggiornamento mental, linguistique, sociolinguistique et pédagogique profond. La coercition est le contraire de la demande sociale volontaire et l’adhésion spontanée.
Conclusion
Cette réflexion sur le processus d’élaboration symbolique d’une langue nationale-Tamazight- langue transfrontalière maternelle de plusieurs millions d’âmes au Maghreb et au Sahara, nous montre qu’un ensemble d’éléments méthodologiques sont inéluctables afin d’encadrer un tel processus. Cette élaboration symbolique nous semble devoir se soumettre et tenir compte à trois autorités fondatrices :
1. de l’autorité d’une instance scientifique et morale chargée d’initier, de gérer et de coordonner le processus en mutualisant les efforts de recherche et de normalisation, (Académie, Institut)
2.de l’autorité d’un corpus de cette langue scientifiquement recueilli, et
3. de l’autorité (de l’étude) d’un marché linguistique réel qui définit les horizons visés par le processus de normalisation
Nous citerons, pour finir, encore un proverbe kabyle pour souligner la difficulté que rencontre tamazight dans son processus de normalisation actuel, notamment en raison de l’expurgation des emprunts d’origine arabe:
‘aggu rnuyas tazla w sawen[19]
Ce proverbe est cependant contrebalancé par un autre, optimiste, pour montrer les horizons qui s’ouvrent:
« mentif win iyumi gran wussan,
wala win iwumi zwaren »[20]
(*) Titulaire d’un doctorat en analyse du discours soutenu à l’Université de la Sorbonne en 1993, le professeur Abderrezak Dourari dirige depuis début 2005 le Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement du tamazight au ministère de l’Education nationale. Il a publié plusieurs ouvrages en France et en Algérie.
[1] Il s’agit aussi de normalisation du lexique, de la morphologie, de la syntaxe, de l’orthographe, de la graphie et de la phonétique
[2] Comme en Allemagne où l’équation posée par Herder d’une langue, d’une nation et d’un Etat avait été la pierre angulaire du système politique de l’Allemagne naissante et avait mené à l’unification de l’Etat et de la langue.
[3] Brian Castellani, Frederic Hafferty, Sociology and complexity science, A New Field of Inquiry, Springer-Verlag Berlin, 2009
[4] Mouloud Feraoun dans le Journal (Enag Ed., Alger, 2011, p103) nous dit :
« Quand je dis que je suis français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent ; je m’exprime en français, j’ai été formé à l’école française. J’en connais autant qu’un Français moyen. Mais que suis-je, bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il existe des étiquettes, je n’aie pas la mienne ? Quelle est la mienne ?qu’on me dise ce que je suis ! Ah ! Oui, on voudrait peut-être que je fasse semblant d’en avoir une parce qu’on fait semblant de le croire. Non ce n’est pas suffisant. »
[5] Anna Werzibska, Emotions across languages
[6] V. son Ce que parler veut dire,
[7] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, Ed. Du Seuil, 2006 ; voir aussi ses Le sacre du citoyen, (1992) ; Le peuple introuvable, (1998) ; et La démocratie inachevée, (2000), Gallimard.
[8] J. A. Fishman, Sociolinguistique,
[9] Deux sommets ont eu lieu l’un à Genève en Décembre 2003 et l’autre à Tunis, en Novembre 2005 préparés par l’Union Internationale des Télécommunications et de l’UNESCO, où il a été constaté la domination de l’anglais et des intérêts mercantiles des multinationales.
[10] C’est pour cela que nous soulignions dans un article dans le quotidien algérien El-Watan l’absurdité de la politique linguistique de l’Etat algérien centrée sur l’imposition de l’arabe scolaire.
[11] Baromètre des langues de Louis-Jean Calvet mis à jour annuellement et consultable sur le Net. Fondé sur les critères: 1) nombre de locuteurs, 2) Entropie, 3) Véhicularité, 4) officialité, 5) traduction comme langue source, 6) traduction langue cible, 7) Prix littéraires internationaux, 8) Articles Wiki, 9) Indice de développement humain, 10) Taux de fécondité, 11) Taux de pénétration Internet
[12] La situation sociolinguistique de l’Algérie, L’Harmattan, 2013
[13] Les Berbères, Mémoire et identité, Actes Sud, 2007
[14] Selon le proverbe français : « qui veut aller loin, ménage sa monture »
[15] V. Mena Lefkioui, Universita di Milano-Bicocca/Ghent University, « La question berbère : Politiques linguistiques et pratiques langagières », in Langues et cité, le berbère, N°23, p4, Aout 2013, note 2où elle dit : « Il importe toutefois de remarquer que, dans la nouvelle Constitution marocaine, il est question d’une seule langue berbère- appelée Tamazight- bien qu’en réalité il existe plusieurs langues berbères au Maroc et que le projet d’une langue berbère unifiée et standardisée- un des objectifs principaux de l’IRCAM-est loin d’être menée à terme ».
[16] Tamazight est dénomination au singulier d’une réalité linguistique plurielle. C’est une langue polynomique.
[17] A distinguer de ce j’appelle l’arabe scolaire contemporain. Il s’agit de la norme construite entre le 8ème et le 10ème siècle J.-C. au moment où a eu lieu le recueil du corpus et sa description par lesdits grammairiens arabes anciens. La norme lexicographique de référence fut parachevée au 14ème siècle J.-C. dans le Lisân al-‘arab d’Ibn Mandhûr qu’aucune œuvre n’a surclassé depuis. Pour plus d’information voir mon « L’impéritie de la lexicographie arabe face à l’expansion néologique des langues de créativité scientifique », in, Langues et linguistique, Revue internationale de linguistique, N°32, 2013 p79
[18] Le constat a été fait en Algérie par le CNPLET et le HCA, mais il est le même en émigration en France, v. Kamal Nait-Zerrad, Inalco Paris, « L’épreuve facultative de berbère au baccalauréat », in Langues et cité, le Berbère, N°23, Aout 2013, p5 où il dit « Le nombre total de candidats (…) en berbère est passé de moins de 1500 en 1995 à plus de 2000 en 2006. Il a diminué progressivement ensuite pour se tasser à environ 1300 en 2012 »
[19] *proverbe kabyle: =déjà fatigué et forcé de remonter la pente en courant.
[20] Karima Baha, Inzan d yefyar, Tizi n Tira, Un3, 2011, p52 (=il vaut mieux celui à qui il reste des jours meilleurs que celui pour qui ils sont déjà passés)