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Nouvel et la Casbah : l’arbre qui cache la forêt d’un urbicide non déclaré (Contribution)

Par Maghreb Émergent
décembre 26, 2018
Nouvel et la Casbah : l’arbre qui cache la forêt d’un urbicide non déclaré (Contribution)
La venue de l’architecte français mondialement connu J. Nouvel a sonné comme un tonnerre dans un ciel sombre pour certains ou comme un éclair dans un ciel serein pour d’autres.

Parmi les positions critiques, la première réaction à chaud et sous forme de pétition est venue d’un groupe d’universitaires et d’intellectuels (elles), artistes, historiens (ennes)  et architectes-urbanistes[1]. Leur cri d’alarme s’adresse à J. Nouvel,  non à l’autorité qui lui a fait appel, en convoquant leur fibre patriotique et en s’exprimant par l’affect et l’émotionnel à défaut d’une attitude critique urbaine et architecturale. Une autre réaction est venue d’un des spécialistes de la Casbah, Jaâfer Lesbet[2], en qualité de « sociologue-architecte et enfant de la casbah »,  qui s’est démarqué du « patriotisme mal placé » de cette pétition et adresse sa critique aux autorités algériennes qui verseraient aujourd’hui des larmes de crocodiles sur un patrimoine qu’ils auraient laissé dépérir depuis l’indépendance du pays. Là aussi, la référence à une critique urbaine et architecturale qui tracerait un horizon, un projet et un devenir à la ville d’Alger est absente.

En réalité, cette  « critique opératoire »[3], est absente à tous les niveaux. Elle n’existe ni dans le bureau du maitre d’ouvrage qui est la Wilaya d’Alger, ni dans les valises de J. Nouvel. Comme l’a signalé à juste titre l’architecte Achour Mihoubi, « la démarche de faire venir un architecte, de renom certes, sans projet révélé ni programme, est d’une vacuité totale » [4].

Y a-t-il un projet pour la Casbah ?

Essayons donc d’anticiper et de tracer une critique…opératoire sur cette casbah.

La réussite de tout projet passe par son intégration dans son territoire environnant et la ville existante. Seulement, cette intégration est avant tout physique et spatiale, c’est-à-dire de l’ordre morphologique et structurel à travers les parcours structurant la ville.

La ville de Tunis est de ce point de vue un exemple éclairant à plus d’un titre. L’ancienne ville, appelée « Médina », est intégrée à son territoire urbain et le centre de la ville, qui est le boulevard Habib Bourguiba, par le prolongement d’une manière continue et direct de ce parcours central qui structure Tunis dans le centre de l’ancienne ville par le biais de la rue Djamâa Ezzitouna ; rue qui traverse la cité historique de l’ancienne porte « bab elbahr » vers la porte Bab elmanar, là où se concentrent les fonctions administratives de la ville. Ce parcours centralisant passe par l’édifice de la Zitouna qui lui donne sa plus value symbolique et esthétique. Ce parcours est actuellement l’élément structurant de la Médina et qui pourrait être celui qui a vu la naissance de la ville c’est-à-dire son parcours matrice[5]. Cet itinéraire urbain et architectural se prolonge d’ailleurs sans discontinuité de la fin de boulevard H. Bourguiba par la ligne de métro à ciel ouvert dans le reste du territoire jusqu’à La Goulette et Sidi Bousaid. Les fonctions et les édifices qui les abritent viennent consolider cet ensemble.

Ce ne sont pas les fonctions ni les édifices, aussi important soient-ils, qui génèrent une structure. Ce sont les parcours et les routes qui structurent le territoire urbain et qui l’inscrivent dans la durabilité. Les fonctions et les édifices viennent les consolider en leur donnant la plus value esthétique, architecturale et fonctionnelle nécessaire.

De ce point de vue, les édifices et ensembles architecturaux qui se veulent structurant construits à Alger ces dernières années, de la grande mosquée à l’université de Said Hamdine et à l’opéra de Ouled Fayet, ou encore les grands ensembles d’habitation,   aucun ne donne une plus value à la ville. Les deux premiers butent sur l’autoroute. Le troisième s’isole dans les vergers et les terres agricoles. Quand à l’habitation elle étale la ville sans but.

Mais revenons aux enjeux de la Casbah.   

Les discours dominant sur la Casbah sont tantôt sociologique tantôt culturaliste ou les deux à la fois. Ce serait la population qui squatte aujourd’hui la Casbah qui l’utilise comme espace de transit dans l’attente d’une promotion sociale dans la ville moderne qui bloquerait son développement ! Mais sociologiquement la société change et ses besoins aussi. Ce ne sont pas les besoins, abstraitement définis comme l’a fait le Corbusier, qui créent la ville. Celle-ci obéit à sa propre logique qui est essentiellement territoriale et crée ses propres besoins. Sa structure morphologique reste. C’est ce qui est durable. La société en revanche est en éternelle transition. Même la société coloniale n’a fait que « transiter » en quelque sorte. Elle a en revanche laissé des structures morphologiques durables, comme la société qui a occupé Alger avant elle; structures qu’il faudra aujourd’hui consolider, réhabiliter ou au besoin restructurer.

Quand au discours identitaire, il ne constitue pas en tant que tel un projet pour la ville. Qu’on décrète que la Casbah n’est plus « Ottomane » pour rompre avec l’historiographie ancienne et construire un nouveau récit national autour du triptyque désormais constitutionalisé « arabité, berbérité et islamité » est juste valable pour  remplir conjoncturellement une fonction idéologique, même si elle peut conforter la société dans son identité mythique et qui est changeante par ailleurs !

Mais le devenir de la ville se construit en partant de sa territorialité et de son historicité.

Territorialement, la vielle ville d’Alger est rattachée à son environnement par le parcours Bab Azzun-Bab El oued qui l’a traverse du sud au nord, par le parcours qui traverse la ville basse, de la place de martyres jusqu’à la mer à l’est, au lieu actuellement occupé par la marine, et vers l’ouest d’autres parcours, qui ont perdu aujourd’hui leurs fonctions, lient la ville de la place des martyres vers Bab Jedid et le palais du Dey sur les hauteurs,  pour aller structurer tout le territoire du sahel sur les hauteurs de Elbiar, château-neuf, dely Brahim jusqu’a la ville de  Douera.

Historiquement, la Casbah est rentrée dans la modernité au 19° siècle par effraction, au même titre que le Paris d’Hausmann, Barcelone de Cerda et Istanbul des « Tanzimat ». Mais, à la différence des ces villes, l’extension du 19° siècle isole l’ancienne ville de son territoire naturel.

Le boulevards Ourida Meddad au sud,  qui s’est construit sur les traces de l’ancienne muraille et du ravin, l’isole malgré sa monumentalité  (ou à cause d’elle). Seule la porte Bab Azzoun qui se prolonge dans l’actuelle place « port said » maintient le lien urbain. Au nord, le boulevard  Verdun (actuel rue Abderrezak Haaddad)  avec son escalier rectiligne et  raid isole d’avantage la ville de son extension vers l’oued l’mkessel. Quand à la partie est, vers la marine, quartier complètement détruit,  ni les hypothèses de Le Corbusier, ni le projet réalisé de Tony Socard n’on permit d’établir une harmonie égale à l’ancienne. L’actuel  boulevard 1° novembre, fruit de la structuration faite par l’architecte moderne Tony Socard, a juste réussit maladroitement à dédoubler le parcours structurant Bab Azun – Bab eloued et sert aujourd’hui à désengorger difficilement le flux de voitures.

Voila pour ce qui est de l’héritage colonial.

Quand à l’Algérie indépendante, les principales hypothèses concernant la Casbah sont élaborées conformément à la démarche qui est préconisée dans l’élaboration du PUD et du COMEDOR[6] ; Ce dernier étant un instrument spécifique à la ville d’Alger. Or ces instruments procédaient par catégories fonctionnelles, sociales et économiques où la méthodologie d’approche des centres historiques se retrouve conditionnée et subordonnée à celle de l’urbanisme. La forme urbaine est la grande absente, et par conséquent  la configuration typologique des tissus anciens et de son bâti est la grande oubliée.

Mais, l’urbanisme selon les hypothèses du PUD est essentiellement pensé pour contenir la trame industrielle à l’échelle territoriale dans une vision « dévellopmentiste » du pays.  « Les biens patrimoniaux aujourd’hui disparus, ou réduits à l’état de ruines  », écrit Y. Ouagueni[7], « ne sont pas le résultat de l’incurie, ou simplement de la négligence ou encore de l’absence de moyens humains ou matériels, mais bien la conséquence d’une vision exagérément tournée vers le futur ». Cette vision du futur est soutenue par l’idéologie du triomphe du progrès technologique. Elle est au service d’un  projet « développementiste » qui,  malheureusement, est trop imprégnée de préjugés à l’égard du patrimoine historique et de la tradition d’une façon générale.

Cette contradiction n’est évidement pas une spécificité algérienne. Elle est celle qui a structuré toute la pensée « moderniste » du développement humain depuis le 19° siècle. La ville comme lieu de discours et de communication, selon M. Tafuri,  est traversé par « les deux courants principaux de l’art et de l’architecture moderne (…) on retrouvera toujours la même opposition dialectique, entre ceux qui tentent de se prolonger au plus profond du réel pour en connaitre les valeurs et pour en assumer les misères, et ceux qui veulent se projeter au-delà du réel, pour connaitre ex-novo de nouvelles réalités, fonder de nouvelle valeurs et ériger de nouveau symboles publics »[8].

Le PUD et le COMEDOR sont des avatars de la charte d’Athènes reprenant les hypothèses du deuxième courant (cité par Tafuri) où le futur est centré sur le progrès technologique. Ainsi, l’exemple de «  l’Atelier Casbah », crée dans le cadre du COMEDOR se voit prendre en charge de nombreux projets ponctuels dans le cadre de la « mise en conformité de la Casbah aux normes d’habitabilité » inspirées de la planification des ZHUN[9].

Le patrimoine n’a pu jouer le rôle de référent indispensable pour l’amélioration du cadre social, économique et urbain du citoyen. II était plutôt vécu comme un fardeau inutile et encombrant qui entrave la marche vers le « développement et le progrès». Des équipements, dans le sens Moderne du terme, seront insérés dans le corps vif du tissu de la Casbah, selon une logique qui s’appuie sur deux logiques : 1- la disponibilité d’assiettes foncières résultant de la démolition d’agrégats anciens jugés précaires, 2- des modèles définis par une « grille théorique des équipements » et non la typologie historiquement et territorialement établit sur le site en question[10] .

La crise environnementale et écologique d’aujourd’hui réactualise le premier courant qui tente d’aller au plus profond du réel sans cependant avoir les outils mésologiques nécessaires, du moins ici en Algérie.

 

De quel réalité s’agi-il ?

Cette réalité est d’ordre territorial et morphologique, comme nous l’avons signalé plus haut. C‘est à partir de cette réalité, historiquement établit, que des hypothèses de développement économique et social peuvent être élaborées. Une intervention au niveau global passe par la réhabilitation des parcours structurant la Casbah et qui l’a rattache à son territoire. Si le tronçon « Place des Martyres-Bab azzoun » est plus ou moins conservé qui nécessite une rénovation, le trançon « Place des martyres Bab eloued » est à réhabiliter. Ce qui mettra en valeur, et donnera une nouvelle signification à des édifices comme Dar ElHamra qui reste assez isolé par la perturbation engendrée par le projet de Tony Socard. Exemple de bâtiment qui a une valeur symbolique qui, si l’on croit la presse, il est déjà dans le carnet d’esquisse de J. Nouvel ! Cette action reposera la question du gouffre de l’ilot Lallahoum ! Les autres parcours à réhabiliter, à ce niveau global, sont la rue de la Marine qui a disparu, et l’incontournable lien avec les hauteurs de Baab Ejdi et le palais du dey qui est totalement perturbé et difficile à définir !

Ces actions qui relève de la responsabilité de l’Etat et des pouvoir publics, ouvre la voie sur le niveau privé qui est le lot, c’est à dire le sol parcellisé. Ici il faut noter une autre erreur de méthode. Il ne s’agit pas de considérer le micro-lot et la parcelle urbaine du point de vue juridique et de la propriété qui est souvent présenté comme un obstacle insurmontable. Il s’agit de la prendre comme unité morphologique d’intervention de base où se joue le rapport entre forme architecturale et la structure urbaine, sans quoi la casbah n’aurait pas existé.

Contrairement à la ville du 19° siècle où le lot est séparé des son bâti, car il est devenu, entre temps, un objet marchand, dans la Casbah la parcelle entretien un lien organique avec son bâti, comme l’œuf et la poule, on ne sait pas qui est le premier ! Ce rapport au lot est fondamental, sinon on produirait le modèle abstrait insignifiant qu’a tenté l’architecte Léon Claro dans la maison du centenaire ou encore celle de l’opération de logement HBM sur le boulevard Verdun (actuel rue Abderrezak Haaddad).

Ici s’ouvre un autre chapitre sur la prise en charge architecturale de ce site historique qui ne peut être développé dans les limites de cette contribution.

Ces quelques lignes se veulent un cadre hypothétique, en insistant sur certaines articulations essentielles de façon à fournir des éléments de réflexion au débat et aux analyses plus détaillées.            

Nadir Djermoune, architecte/urbaniste, institut d’architecture et d’urbanisme, université saad Dahlab, Blida.

Le 25-12-2018

[1] « Casbah d’Alger : « Lettre ouverte à Jean Nouvel », in L’humanité, du 20-12-2018,

[2] Dj. LESBET, « Casbah D’Alger : le temps des hyènes », in, El Watan, du 23-12-2018 ;

[3]Expression empruntée à l’historien de l’architecture italien, M. TAFURIi, qui veut dire une critique « qui ne se situe pas au niveau des abstractions de principe », mais « la « projetation » d’une direction poétique précise, anticipée dans ses structures et que révèlent des analyses historiques programmées et déformées ». M. TAFURI, Théories et histoire de l’architecture, édit. S.A.D.G, Paris, 1971, P. 189.  Le terme « projetation » est un terme italien qu’on pourrait traduire en français par « un projet qui définit une direction dans l’avenir ».

[4]  A. MIHOUBI, Point de vue :  « Non M. Nouvel, vous n’êtes pas le bienvenu », in, El Watan, 21-12-2018,

[5] Pour cette approche dite « morphologique » et les termes qui l’accompagne, voire, les écrits de l’architecte italien G. CANNIGIAa, notamment ses cours à l’université de Rome, « Composition architecturale et typologie du bâti », édit. Ville recheche et diffusion, Paris, 2000.

[6] Voir sur cette question, R.S.BOUMEDIENNE, Le Commedor, une aventure humaine et intellectuelle, édit. Alternatives urbaines, Alger, 2018 ;

[7] Y. OUAGUENI, L’état du patrimoine en Algérie, un constat mitigé, in XIII° Assemblée générale de l’ICOMOS, Madrid, 01-05-2002.

[8] M. TAFURI, Projet et utopie, édit. Dunod, Paris, 1979, P. 22.

[9] ZUHN, Zone d’habitat urbaine nouvelle, version algérienne du « zoning » prôné par la charte d’Athènes et les CIAM).

[10] Voir sur cette question, L. ICHEBOUDEN, « La casbah d’Alger : la sauvegarde et les acteurs »,  in, Patrimoine et développement durables dans les villes historiques du Maghreb,  colloque, sur la patrimoine matériel organisé par L’UNESCO, Rabat, 2003, P.P. 114-125. ,   ou encore  Y. OUAGUENI, « la prise en charge des sites historiques d’Eldjazair, un chantier en devenir », ibid, P.P.126- 136 ;

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