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Opinions

Pourquoi Bernard-Henri Lévy reste inaudible pour les Palestiniens et pourquoi il faut s’en féliciter (contribution)

Par Yacine Temlali
novembre 12, 2015
Pourquoi Bernard-Henri Lévy reste inaudible pour les Palestiniens et pourquoi il faut s’en féliciter (contribution)

« Ce qu’il ne faudrait plus entendre sur l’“Intifada des couteaux” », tel est le titre d’un éditorial de Bernard-Henri Lévy, publié par Le Point du 20 octobre dernier*.

 

 

Au  risque de surprendre certains lecteurs, je suis d’accord avec une partie du chapeau de l’article que publie Bernard-Henri Lévy : « Il est inacceptable de renvoyer dos à dos les kamikazes et leurs victimes. » A une condition, inverser sa logique. Même si toute agression contre un civil est moralement condamnable, on ne peut mettre sur le même plan les actions d’un occupant et les réactions de l’occupé. Les attentats commis par le Front de libération nationale algérien (FLN) contre des cafés étaient certes moralement condamnables, mais on ne peut les mettre sur le même plan que les crimes de l’armée française. Les attentats commis par le Congrès national africain (ANC) contre des civils blancs étaient certes moralement condamnables, mais on ne peut les mettre sur le même plan que les crimes du régimes de l’apartheid. C’est toujours la violence de l’occupant qui est à la source de la violence de l’occupé.

Mais, pour BHL, il faudrait condamner les actions des dominés, et rester silencieux devant les exactions des dominants. On ne l’a jamais entendu s’élever contre les attaques commises par les colons, contre les crimes de l’armée israélienne (« la plus morale du monde », selon lui). C’est même perché sur un char israélien que BHL entre dans Gaza lors de la guerre de 2008-2009, pour « rendre compte » du conflit (1) .

Ces remarques étant faites, je reprends ici le texte intégral de son éditorial (sur fond coloré) et y réponds : « Inaudible, de plus en plus inaudible, la formule “loups solitaire” au sujet de ces poignées, peut-être demain de ces dizaines et, après-demain, de ces centaines, d’assassins de juifs “likés” par des milliers d’“amis”, suivis par des dizaines de milliers de “twittos” et connectés à une constellation de sites (l’“Al-Aqsa Media Center”, la page “La troisième intifada de Jérusalem”…) qui, pour partie au moins, orchestrent le ballet sanglant. »

Pour BHL, c’est la haine des juifs qui nourrirait cette « Intifada rampante ». Comme Nétanyahou sans doute, il est convaincu que ce sont les Palestiniens qui ont poussé Hitler à engager sa politique génocidaire !

Or, en Palestine, ce sont des Israéliens qui sont visés, non des juifs. Et s’il y a parfois une ambiguïté, c’est que, comme BHL ne le sait sans doute pas, il n’y a pas de nationalité israélienne en Israël. On est juif, musulman ou chrétien. C’est Israël qui se définit comme un Etat juif et qui fait la confusion entre ses citoyens et les juifs… Qu’il y ait de l’antisémitisme dans le monde arabe, sans aucun doute. Mais les Palestiniens se révoltent contre ceux qui les occupent, ceux qui les expulsent, ceux qui les tuent. Si les occupants avaient été Turcs ou Indiens, la réaction des Palestiniens aurait été la même. Est-elle déraisonnable, immorale, choquante ? Qu’il est facile de son bureau à Paris de donner des leçons d’éthique à ceux qui subissent le pire.

« Inaudible, de plus en plus inaudible, le refrain sur la “jeunesse palestinienne échappant à tout contrôle” quand on a vu la série de prêches, opportunément mis en ligne par le Memri, où des prédicateurs de Gaza, poignard à la main, face à la caméra, appellent à descendre dans la rue pour supplicier le maximum de juifs, faire couler le maximum de sang ; ou quand on se souvient de Mahmoud Abbas lui-même, il y a quelques semaines, au début de la séquence tragique, trouvant d’abord “héroïque” l’assassinat des époux Henkin en présence de leurs enfants, puis s’indignant de voir des juifs “souiller” de leurs “pieds sales” l’esplanade des Mosquées et, dans la même déclaration, décrétant “pure”, à l’inverse, “chaque goutte de sang” de “chaque chahid” tombé pour Jérusalem.

Insupportable et, surtout, irrecevable, le couplet connexe sur la “désespérance politique et sociale” expliquant, ou excusant, ces actes criminels quand tout ce que l’on sait des nouveaux terroristes, de leurs mobiles et, souvent, de la fierté des proches transmuant, après leur mort, le crime en martyre et l’infamie en sacrifice est beaucoup plus proche, hélas, du portrait-robot du djihadiste parti se sacrifier, hier au Cachemire, aujourd’hui en Syrie ou en Irak. »

Rappelons d’abord que le Memri est une officine de propagande israélienne, dirigée par un ancien officier. Ce que certains médias ont souligné durant ce qu’ils ont appelé l’Intifada des couteaux, c’est qu’il n’y avait pas de direction politique palestinienne, contrairement à la situation lors de la première et de la seconde Intifada. Mais il est vrai que la société palestinienne, et pas seulement les prédicateurs fous, sont aux côtés des jeunes. Non par amour du sang, non par antisémitisme invétéré, mais simplement parce qu’elle comprend le désespoir des jeunes et qu’elle ne supporte plus la prolongation indéfinie de l’occupation. Et la glorification des martyrs est commune à toutes les sociétés qui se battent (ou qui sont en guerre). Rien d’exceptionnel.

« Pas sûr, du coup, que soit toujours approprié le mot d’intifada pour désigner ce qui ressemble davantage à un énième épisode de ce djihad mondial dont Israël est une des scènes, mais une des scènes seulement. »

Comme si BHL avait jamais considéré l’Intifada comme une action justifiée. Qu’il nous explique comment devraient agir les Palestiniens après des décennies d’occupation et de colonisation.

D’ailleurs, et il s’agit là de l’essentiel du propos de BHL, ce qui expliquerait la révolte palestinienne, ce ne serait pas l’occupation, que BHL se garde bien de dénoncer, ce serait le fanatisme, ce serait le fait qu’« ils nous haïssent, non pas à cause de ce que nous faisons, mais à cause de ce que nous sommes », comme l’expliquait le président George W. Bush au lendemain des attentats du 11-Septembre. D’où la référence au djihad mondial. Qu’importe que les autorités israéliennes elles-mêmes affirment que la plupart des responsables des attaques sont souvent peu religieux et sans affiliation politique (2) .

Les Palestiniens qui détournaient des avions dans les années 1970 ne le faisaient pas au nom du djihad ; à l’époque, les semblables de BHL dénonçaient le terrorisme financé par les Soviétiques. Et quand dans vingt ou trente ans les Palestiniens continueront leur combat, ils le feront sans doute au nom d’une autre idéologie. La seule chose certaine, c’est qu’ils ne renonceront pas.

« Pas sûr que les doctes analyses sur l’occupation, la colonisation, l’intransigeance netanyahesque expliquent encore grand-chose d’une vague de violences qui compte au nombre de ses cibles prioritaires les juifs à papillotes ; donc les juifs les plus visiblement et ostensiblement juifs ; donc ceux que leurs assassins doivent tenir, j’imagine, pour l’image même du juif et qui, soit dit en passant, se tiennent parfois eux-mêmes à grande distance de l’Etat d’Israël, quand ce n’est pas en sécession ouverte avec lui. »

Je ne sais pas où BHL a vu que c’étaient des juifs à papillotes ou religieux qui étaient visés. Mais on sait depuis longtemps que les rapports qu’il entretient avec la vérité sont assez flexibles, comme le montrent ses pseudo-reportages sur la Géorgie ou sur l’Algérie.

« Pas sûr, d’ailleurs, que la question même de l’Etat, celle des deux Etats et, donc, du partage négocié de la terre qui est, pour les modérés des deux bords, la seule question qui vaille, ait quoi que ce soit à voir avec cet embrasement où le politique cède la place au fanatisme, voire au complotisme, et où on décide de poignarder un passant, n’importe quel passant, à l’aveugle, du fait d’une vague rumeur rapportant que l’on aurait ourdi le plan secret d’interdire à tout jamais l’accès au troisième lieu saint de l’islam. »

Mais BHL ne nous explique pas à quel moment la « modération » a permis aux Palestiniens d’avancer vers la création d’un Etat indépendant. S’il est vrai que ce qu’il appelle le fanatisme progresse, on pourrait poser l’équation de la manière suivante, que j’ai rappelée à plusieurs reprises : « Les Israéliens n’ont pas voulu le Fatah, ils ont eu le Hamas ; ils n’ont pas voulu le Hamas, ils auront Al-Qaida et demain l’Etat islamique. »

« Pas sûr, en d’autres termes, que la cause palestinienne gagne quelque chose à cette montée aux extrêmes — et sûr, absolument sûr, qu’elle a tout à y perdre ; que ce sont les esprits raisonnables qui, en son sein, achèveront d’être laminés par ce déferlement ; et que ce sont les derniers partisans du compromis qui, avec ce qui reste du camp de la paix en Israël, paieront au prix fort les imprécations irresponsables des imams de Rafah et Khan Younès. »

Quand a-t-on entendu BHL se préoccuper de la cause palestinienne ? Quand a-t-il publié un éditorial sur la violence des colons ? La seule chose qui l’intéresse, prétend-il, c’est la paix. Mais la paix à l’israélienne, une paix dans laquelle les colonies ne seraient pas démantelées, une paix qui signifierait que la sécurité d’un Israélien vaut la vie de dix Palestiniens.

« Irrecevable encore, la formule “cycle de violences ”, ou “spirale des représailles”, qui, en renvoyant dos à dos les kamikazes et leurs victimes, entretient la confusion et vaut incitation à recommencer. Insupportable, pour la même raison, la rhétorique de l’“appel à la retenue”, ou de l’invitation à ne pas “enflammer la rue”, qui renverse, elle aussi, l’ordre des causes et fait comme si le militaire ou le civil en situation de légitime défense avaient les mêmes torts que celui qui a pris le parti de mourir après avoir semé la plus grande terreur autour de lui. »

Légitime défense ? cela ne vous dit rien ? Le droit du colon français en Algérie abattant le paysan qui lui résiste ; le droit du colon en Afrique du Sud de riposter aux insolences d’un Noir ; le droit du colon en Australie d’exterminer les autochtones sauvages qui refusent de l’accueillir à bras ouverts. Les autochtones ont toujours été des sauvages aux yeux de ceux qui venaient leur prendre leur terre et souvent leur vie.

 

Etranges indignations embarrassées

 

« Etranges, oui, ces indignations embarrassées et dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elles seraient probablement plus fermes si c’était dans les rues de Washington, de Paris ou de Londres que l’on se mettait à occire le premier venu ou à lancer des voitures béliers sur les arrêts de bus. Plus qu’étrange, troublante, la différence de ton entre ces réactions et l’émotion mondiale, la solidarité internationale sans faille ni nuance, suscitées, le 22 mai 2013, par la mort d’un militaire, en pleine rue, à Londres, assassiné à l’arme blanche et selon un scénario pas très différent de celui qui a cours, aujourd’hui, à Jérusalem et Tel-Aviv. »

La différence, et elle est de taille, entre les deux situations, c’est que le soldat britannique assassiné n’occupait pas un pays étranger.

« Insupportable encore que la plupart des grands médias ne portent pas aux familles israéliennes endeuillées le dixième de l’intérêt qu’ils portent aux familles des Palestiniens. Et insupportable enfin, la petite mythologie en train de se constituer autour de cette histoire de poignards : l’arme du pauvre, seulement ? celle dont on se sert parce qu’elle est là, sous la main, et qu’il n’en est point d’autre ? Quand je vois ces lames, je pense à la lame de la mise à mort de Daniel Pearl ; je pense à celle des décapitations d’Hervé Gourdel, James Foley ou David Haines — je pense que les vidéos de Daesh ont, décidément, fait école et que l’on se trouve là au seuil d’une barbarie qu’il faut inconditionnellement dénoncer si l’on ne veut pas qu’elle exporte partout, je dis bien partout, ses procédures. »

Un intérêt aux victimes palestiniennes ? Rappelons, pour mémoire, que dans les mois qui ont précédé les derniers événements, nombre de Palestiniens ont été tués, blessés, arrêtés, chaque semaine, sans que les médias s’en préoccupent vraiment. C’est quand il y a des victimes israéliennes que les médias occidentaux s’intéressent à la Terre sainte. Durant le mois d’août 2015, selon un rapport des Nations unies (PDF), sept Palestiniens ont été tués en Cisjordanie (en fait neuf, car deux ont succombé à leurs blessures). Des morts ordinaires qui n’émeuvent jamais BHL.

Et BHL ne dit jamais rien non plus sur les innombrables crimes que « nous », les Occidentaux, commettons en Afghanistan ou en Irak, aux pays détruits (dont la Libye), aux centaines de milliers de réfugiés. Il ne rappelle pas que l’Etat islamique n’existerait pas si les Etats-Unis n’avaient pas envahi l’Irak. « Nous » sommes toujours innocents. Et si l’assassinat de Hervé Gourdel ou James Foley sont des crimes, que faut-il dire des bombardements indiscriminés que les drones américains effectuent à des milliers de kilomètres des frontières des Etats-Unis, au Yémen ou en Afghanistan ?

 

Notes

 

(1) Voir « Libérer les Palestiniens des mensonges de Bernard-Henri Lévy », 10 janvier 2009.

(2) « Israël : la déroutante “Intifada des couteaux” », lefigaro.fr, 24 octobre 2015.

 

(*) Journaliste et écrivain, Alain Gresh a publié plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient dont nous citerons De quoi la Palestine est-elle le nom? (Editions Les Liens qui libèrent, 2010), Israël, Palestine : Vérités sur un conflit (Editions Fayard, 2001) et Les 100 portes du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Éditions de l’Atelier, 1996). 

Cet article a été publié initialement sur le blog de son auteur Nouvelles d’Orient. Il est publié ici avec l’accord de l’auteur.

 

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