Ce dossier de publications entre dans le cadre des activités du réseau de médias indépendants dans le monde arabe. Il concerne l’usage de la langue arabe de manière générale.
Shaker Jarrar (journaliste à 7iber)
« […] Les rapports de communication sont toujours inséparablement, des rapports de pouvoir qui dépendent, dans leur forme et leur contenu, du pouvoir matériel ou symbolique accumulé par les agents (ou les institutions) engagées dans ces rapports. »[1]
Pierre Bourdieu
“teklakûsh[2] !” est une phrase qui avait été prononcée en 2017 par Youssef AL Saqour, le président du club du foot Jordanien « Al-wihdât », lors de son inauguration de la présidence de ce club. En le disant, il rassurait le public que son équipe accomplirait la meilleure performance à la saison. Cette phrase a offert de la matière de dérision pour le public du club Al-faysalî , un public traditionnellement de l’Est-jordanie, en revanche, elle faisait la fierté du club Al-wihdât dont le public est essentiellement des Jordaniens-Palestiniens. Cette phrase a été graffitée sur les murs, a été utilisée comme hashtag sur les réseaux sociaux, et a fait fonction d’enseignes de magasins et commerces. Nombre de chanteurs populaires l’ont introduite dans leurs chansons.
Ce qui s’est passé tout simplement c’est que le président du club a muté le son /q/ dit « qâf » en un /k/ dit « kâf », dans la formule « teqlaqûsh », comme il est d’usage dans beaucoup de parlers de villages palestiniens. Personne n’aurait prêté attention à ce mot-phrase s’il était réalisé avec un /q/ normatif, un /g/ cairote largement utilisé par les Est-Jordaniens, quelles que soient leurs origines : paysanne, Bédouine, ou citadine, ou s’il était alors réalisé avec un coup de glotte /?[3]/ comme le fait la majorité des habitants des villes de la Palestine et du mashreq arabe. Dans ce dernier cas, les deux publics masculins se seraient moins moqués, ou se serait emparé de moins de fierté, et il se pourrait que personne ne se serait aperçu de ce mot-phrase.
Dans beaucoup de dialectes et parlers arabes, le « qâf » se voit, beaucoup plus que les autres sons, chargé de connotations sociolinguistiques. C’est un des signifiants phonétiques qui marque l’identité du locuteur, son origine, son sexe, son âge, sa génération, et sa classe sociale. Il est central dans les différents dialectes jordaniens, dans la mesure où il porte des significations sociales indiquant l’origine de la famille du locuteur, son appartenance tribale (paysan, bédouin, citadin), régionale (Jordanien ou Palestinien), sa classe sociale, son âge (enfant, jeune, âgé), et son sexe (homme, femme). Le « qâf » acquiert également sa signification, au sein des parlers jordaniens, des rôles et des fonctions différentes qu’il remplit aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée.
Le « qâf » comme phonème apparait sous quatre occurrences phonétiques différentes : comme /g/ Cairote qui n’est que le « g » français ou anglais, de sorte qu’un mot comme « qâl : a dit » devient « gâl » ; comme un coup de glotte /?/, le même mot « qâl » devient dans ce cas « ?âl » ; comme /k/ pour réaliser « qâl » comme « kâl » ; Parfois le « qâf » est préservé tel qu’il est « qâl » dans l’arabe standard[4].
L’introduction de « ?âl » à Amman a eu lieu avec l’arrivée des citadins Palestiniens et Syriens à la ville dans les années 20 et 30 du siècle précédent[5]. Ils ont été les commerçants et les fonctionnaires de l’Etat. Ils prononçaient majoritairement, hommes comme femmes, le /q/ comme /?/.[6] A l’époque, Amman était habité pour nombreuses tribus de Bédouins qui prononcent le /q/ comme /g/, comme la majorité des Est-Jordaniens actuels et qui sont à l’extérieur d’Amman.
Après le Nakba et le déplacement collectif forcé des Palestiniens, le « kâl » est entré à Amman avec les réfugiés Palestiniens, venus des régions rurales. Après 1967, des centaines de milliers s’y sont réfugiés, venus des villages, des villes et du désert Palestiniens. Certains parmi eux parlent avec le « kâl », comme la population des villages de l’intérieur et de la ci-Jordanie, d’autres parlent avec le « ?âl » comme les gens de Jérusalem, de Jaffa, et d’autres villes de Palestine. D’autres parlent avec le « gâl » comme les gens de Bersabée, et ceux du sud d’Hébron, ce qui a brisé le monopole du « gâl » par les Est-Jordaniens.
Cet article examine le dialecte des Ammaniens, les différentes transformations du « qâf » dans cette ville, et la corrélation politique, sociale, et sexuelle avec ce simple fait phonétique. Il vise à démontrer que le dialecte n’est pas simplement un outil technique de communication, mais un reflet des rapports de pouvoir dans la société où il acquiert toute sa puissance.
Samira Tawfiq et la Bédouinisation comme parcours de nationalisation
Après le coup d’état contre le gouvernement de Soulaiman AL Nabilsi en 1957, La Jordanie a connu une opération de nationalisation de l’Etat et de la société, dans le cœur de laquelle il y avait l’enjeu du dialecte. L’Etat a œuvré pour instaurer « un dialecte Jordanien » unifiant, à travers des outils populaire, notamment la chanson populaire qui s’est propagée essentiellement après la fondation de la radio Jordanienne[7], et le lancement du projet de la réanimation du folklore Jordanien. La nationalisation du dialecte avait des dimensions politiques qui tendent vers la transformation du dialecte en une espèce de langue officielle de l’Etat, tout en ignorant le fait que le dialecte est le parler d’une région, d’une ville, d’un village ou d’une tribu, qu’il est par nature plus ancien qu’un Etat-Nation, et qu’il ne pourrait pas être à sa mesure. Toute tentative de créer « un dialecte d’Etat » serait ainsi une position idéologique qui essaye de transformer le parler de sociétés de sociétés (à l’intérieur de l’Etat ou transnational au-delà d’un seul Etat) en dialecte d’Etat.
Dans son livre “les effets coloniaux : la fabrique de l’identité nationale en Jordanie »[8], Joseph Massad explique comment le processus de la nationalisation en Jordanie avait commencé suite à la sédentarisation des Bédouins avec la fondation de la principauté, la Bédouinité étant à l’époque l’ennemi numéro un pour le nouvel Etat, et pour les fonctionnaires coloniaux Anglais pour qui la Bédouinité constituait une question qui nécessite « une solution ».
Massad disait qu’aussi bien pour l’Etat émergent que pour la colonisation, il ne s’agissait pas de se limiter à l’instauration d’un ensemble de procédures administrative ayant comme finalité la gestion des affaires des Bédouins, mais plutôt de faire muter le mode de vie des Bédouins, à savoir : le nomadisme. On voulait imposer la division départementale/ régionale, moyennant d’outils de réglementation, et des lois, commençant par la loi de Supervision des Bédouins de 1929[9]. La loi visait la soumission des Bédouins (qui constituaient la moitié de la population de l’Est-Jordanie)[10], le contrôle de leurs déplacements comme s’ils étaient des « suspects de délit »[11] . La loi voulait les rendre normatifs dans le cadre de l’Etat-Nation, après avoir les « moderniser »[12]. Pour ce faire, un Général de l’armée Britannique était convoqué, John Bagot Glubb qui commanda la légion arabe de 1939-1956. Il avait travaillé en Irak pour soumettre les tribus Bédouins avant d’arriver à l’Est-Jordanie.
Il s’est mis à effacer la bédouinité de Bédouins et à en fabriquer une nouvelle qui correspond au mieux avec la vision de la colonisation et l’Etat-Nation émergent, et cela à travers l’enroulement dans l’armée, et en « offrant aux dizaines de milliers de Bédouins barbares une vision d’un nouveau mode de vie ».[13] La sédentarisation des Bédouins par l’armée était violente, du fait qu’elle a saboté l’économie bédouine, a quadrillé le Bédouin, et l’a reformé selon les standards de la modernité Européenne. En outre, cette opération a fait en sorte que les Bédouins jouaient le rôle des policiers les uns contre les autres, toujours selon Massad.
Forger “la nouvelle culture Bédouine” a duré des décennies, avec des finalités politiques, et des effets sur la vie des Bédouins, leurs corps, leur alimentation, leur parole, et leurs habits. Dans les années 50 et 60 du dernier siècle, l’Etat a présenté cette nouvelle culture comme étant « la culture nationale ». Ce processus a été décrit par Massad : « La sédentarisation des Bédouins faisait partie d’une opération dans laquelle l’Etat redéfinit auprès des Bédouins la culture Bédouine, leur propre culture ; en même temps, il présente cette nouvelle définition de la culture comme étant la culture authentique Bédouine, ensuite il introduit cette nouvelle culture comme une culture normative pour toute la société, et la « vraie culture Jordanienne » »[14]
Ce que Massad décrit comme “la dé-Bédouinisation en tant que préliminaire pour la Bédouinisation de l’identité nationale Jordanienne » a eu un rôle important dans la nationalisation du dialecte par sa Bédouinisation. On le voit clairement avec l’ascension de la chanson populaire en Jordanie dans les années 60 du 20ième siècle, dont l’objectif était le façonnement de la personnalité de l’Etat Jordanien, basée sur l’unification des deux côtés du Jourdain, comme démontre le chercheur Mouhammad Al Jrebî’[15]
A l’aube des années 60, L’Etat Jordanien a attiré la chanteuse Libanaise d’origine Syrienne (de père malte et d’une mère Horani), Samira Goustine Krimona, connue sous le nom Samira Tawfiq, afin de « revivifier le folklore Jordanien avec ma propre voix » selon sa propre expression. Elle raconte dans ses interviews télévisées, comment les responsables de l’Etat et de la Radio Jordanienne lui ont appris ce qu’elle désigne tantôt par « dialecte Jordanien », tantôt par « dialecte Bédouin ». En effet, « l’artiste numéro 1 du désert », met à pied d’égalité la Bédouinité et la Jordanité, sans aucune distinction.
Elle a chanté pour la première fois lors de l’inauguration de la Radiodiffusion Jordanienne en 1959, après avoir été invitée par Salah Abou Zeid qui deviendrait directeur de la Radio Jordanienne. Elle y était parmi d’autres chanteurs et chanteuses arabes invités à l’événement de l’inauguration, mais elle n’avait pas de chance à ce moment-là, elle s’est retirée en pleurant, après avoir échoué à chanter sur scène devant le roi Hussein et un nombre de hauts responsables. Le lendemain, Abou Zeid lui a organisé une fête privée en présence d’un nombre d’artistes et de responsables de l’Etat pendant laquelle elle a performé quelques chansons et anciens mawwals irakiens. Quelques mois plus tard, elle a été invitée officiellement par l’Etat pour venir en Jordanie et promouvoir la chanson populaire ; cette dernière étant devenue un outil politique important pour Bédouiniser le dialecte et le nationaliser.
A travers Samira Tawfiq, l’Etat a popularisé ce style de chant comme étant « chant Bédouin », après l’échec des premières tentatives de diffuser des chansons avec les styles musicaux Bédouins traditionnels (Shrûqî, hjênî, hîdâ’). Cet échec est dû à l’hégémonie des chansons Egyptiennes, irakiennes, et libanaises, et au fait que la population citadine Jordanienne ne trouvait pas très plaisant et agréable ce type de chant dont les mots, provenus des parles Bédouins de la Jordanie[16] ; sont parfois difficiles à comprendre. Avec des directives des hauts responsables de l’Etat (d’origine paysanne ou citadine), un nombre de poètes à la tête desquels se trouve Rachide Zeid AL Kelani[17] (d’origine citadine), ont travaillé à rassembler et réécrire un folklore populaire inspiré essentiellement du folklore paysan Jordanien et Palestinien, avec quelque lexique Bédouin. Les mélodies et les compositions musicales étaient au goût des habitants des villes. Par la suite ce folklore a été diffusé comme étant « Bédouin ».
Le “qâf” s’est vêtu d’une grande importance dans ces chansons. Le dialecte y était celui des citadins[18], mais avec une grande attention accordée à la nécessité de switcher le « qâf » en /g/ cairote, Est-jordanien en général, et non seulement Bédouin. Le compositeur Ruhi Chahin donne un exemple important de la centralité de ce son dans la chanson Jordanienne populaire, il rappelle comment les responsables d’Etat qui supervisaient la production de la chanson à la Radio Jordanienne demandaient explicitement le /g/ dans la performance des chanteurs. « Quand la Radio se trouvait à Ramallah, on parlait le dialecte blanc de « ?âl », lorsqu’on est arrivés à Amman, les grands responsables se sont mis à superviser l’enregistrement des chansons, et ils réclamaient une chanson Jordanienne avec « gâl », parmi eux je me rappelle de Wasfi Altalli, et Haza’ Al majali » se souvient toujours Ruhi Chahin.
Les chansons de Samira Tawfiq ont contribué à charger le “qâf” réalisé /g/ avec une quantité considérable de signes de bédouinité. Il y avait la tente à poils de chameau, le rabâb, le café, la cardamone, le chameau, le cheval, et les habits Bédouins. Parallèlement, il y a eu une performance spéciale au niveau de la chorégraphie, tout en attirant l’attention sur les robes de Samira Tawfiq, conçues par le créateur Libanais William Khoury comme un habit Bédouin. Tous les éléments étaient entendus comme appartenant à un mode de vie Bédouin. Mustapha AL khashman, chercheur en poésie Bédouine, raconte : « Les chansons de Samira Tawfiq étaient présentées comme Bédouines, or elles étaient composées par des paysans, Wasfi Al Talli, et Habes AL Majali et d’autres. La poésie Bédouine a son propre lexique, différent. La parole dans les chansons de Samira Tawfiq était catégoriquement paysannes, en termes de parole, de mélodie, et de danse. Rien de Bédouin. D’ailleurs les chants des Bédouins ne contiennent pas de danse, un peu de Dabkeb avec des mouvements de pieds, en revanche, pas de sauts dans l’air »[19].
Une fois Samia Tawfiq avait maitrisé la prononciation du « qâf » à la Bédouine imaginée, elle a commencé à se concevoir comme une vraie Bédouine « authentique », née et élevée au désert. Dans une de ses interviews, elle dit : « Mon âme est Bédouine, ma sensibilité, mes émotions, ma psyché est Bédouine, comme si j’étais née au désert ». Elle se vante de sa maitrise le /g /, à l’encontre des Beyrouthins. Elle dit dans une autre interview : « pendant une de mes tournées à Beyrouth, l’audience criait « Nescafé Nescafé » réclamant la chansons « versez le café ! », Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’ils veulent, un spectateur m’a éclairci alors en disant : « on voudrait la chanson de ?ahwe (avec le ?âl), j’ai donc répliqué : ?ahwe ??? c’est quoi ?ahwe ma foi ! Dis plutôt gahwe (…), ils étaient incapables de dire gahwe (…), tu sais, à partir du français, tu dois leur apprendre le Bédouin »
Il est clair que le dialecte Bédouine chez Samira Tawfiq n’est autre chose que le renversement du /q/ en /g/ cairote. Autrement, elle ne sait prononcer aucun autre son comme le font les Bédouins en Jordanie, bien qu’elle dise qu’elle avait appris « le dialecte » au terme d’un mois, et qu’elle l’a tellement maitrisé qu’elle était capable de corriger à la chorale. Or dans une de ces performances, quand elle s’est mis à chanter la chanson « weh ‘a Ramallah : où vas-tu ? A Ramallah ? », elle a amalgamé et neutralisé beaucoup de sons et de contrastes phonétiques, comme le font les habitants du Mashreq en général.
Pour résumer, Bien qu’il n’y ait pas ce qu’on pourrait appeler « le dialecte Jordanien », ni d’ailleurs le dialecte « Palestinien », ou « Libanais », (car les régiolectes et les parlers sont multiples dans le même pays et parfois commun avec d’autres régions dans d’autres pays), Il y a eu des tentatives de nationaliser le dialecte Bédouin et l’exporter comme étant le dialecte national. La chanson De Samira Tawfiq a eu un rôle important dans cet enjeu, le « qâf » y était le pivot, malgré le fait que sa réalisation comme /g/ n’est pas réservé aux Bédouins, il est même multiple chez les Bédouins[20] eux-mêmes. A titre d’exemple, les Oudwan et Bani Hasan prononcent le « qâf » comme un / j / normatif.
Le “qâf” après les années 70 : Les dynamismes de la force et la répartition du travail
Avec les débuts des années 70, la cartographie du « qâf » à Amman était, à quelques exceptions près, ainsi : Les Jordano-Palestiniens d’origine rurale, hommes comme femmes, parlent avec le « kâl », les Jordano-Palestiniens d’origine citadine, aussi bien que les Est-Jordaniens d’origine citadine et installés à Amman, hommes comme femmes, parlent avec le « ?âl », Les Est-Jordaniens originaires de tribus Bédouines mais installés à Amman, hommes comme femmes, parlent avec le « gâl ».
Nombreux chercheurs[21] se mettent d’accord sur le fait que le conflit politico-militaire entre les différentes factions Palestiniennes d’un côté et le régime Jordanien d’un autre côté a eu beaucoup d’impacts sur les parlers d’Amman. Ce conflit a reclassé, redéfinit même les parlers, de point de vue social et politique, ce qui a changé l’usage du « qâf » dans la sphère publique et privée et a redessiné la cartographie de nouveau.
Dans son livre «A War of Words: Language and Conflict in the Middle East», Yasser souleiman se base sur un ensemble d’études et de recherches en Linguistique de terrain, effectuées dans les années 80. Ces études observent les changements phonétiques qu’a connu le « qâf » dans la prononciation des jeunes générations, et non seulement chez les personnes âgées. Il démontre comment les hommes Jordano-Palestiniens ruraux se sont déplacés du « kâl » vers le « gâl », les hommes Jordano-Palestiniens citadins et Est-Jordaniens citadins, quant à eux, ont bougé du « ?âl » vers le « gâl ». En revanche, les femmes Jordano-Palestiniennes d’origine rurale, elles ont changé leur « kâl » en « ?âl », Les Est-Jordaniennes d’origine rurale ou Bédouine, elles aussi ont changé leur « gâl » en « ?âl ». Les citadines Est-Jordaniennes, et les Jordano-Palestiniennes d’origine citadine ont obstinément réservé leur « ?âl »[22]. La déviation féminine vers le « ?âl » est connu dans les études sociolinguistiques sous le nom de « citadinisation féminine », ou « la féminisation de la parole »[23], notamment parce que le « qâf » dans les années 70 s’est mis à référer à des nouvelles définitions. Le « ?âl », comme le démontre les études utilisées par Souleiman, était vu à ce moment-là comme étant « gentille », « douce », et « féminin »[24] ; le comparant au « kâl » ou au « gâl ». En contrepartie, le « gâl » est devenu le signifiant de la masculinité, et le virilisme national comme le démontre Massad de son côté.
Par conséquent, le « qâf » a subi à Amman une opération de répartition linguistique genrée : On a d’un côté des hommes, de tout profil social et régional confondu qui parle avec le « gâl », et des femmes, de tout profil social et régional confondu qui parle avec le « ?âl ». Or une analyse qui se base exclusivement sur les nuances langagières genrées n’avancerait pas une explication solide et cohérente de ce qui s’est passé réellement. Souleiman pose un ensemble d’arguments et de questions qui démontrent l’insuffisance de cette piste d’explication, à titre d’exemple : pourquoi l’homme Jordano-Palestinien a changé du « kâl » vers le « gâl » et non pas vers le « ?âl », vue que les relations de forces sont entre le « kâl » et le « ?âl », ce dernier ayant tout le poids symbolique de la supériorité citadine par rapport au « kâl » paysan, inférieur dans la hiérarchie sociale ? Des données similaires avaient poussé le paysan Palestinien vers le « ?âl » et non pas vers le « gâl », comme il est de pratique chez les gens de Bethléem et du Golan, lorsqu’ils commencent à fréquenter respectivement la population de Jérusalem, et de Damas. Il en est de même pour les Est-Jordaniens et les Jordano-Palestiniens citadins dont le « ?al » est également considéré comme supérieur dans la hiérarchie sociale dominante, en tout cas supérieur au « gâl » qu’ils ont adopté depuis les années 70. Et si le « gâl » est vêtu de tant de virilisme, pourquoi les hommes Jordano-Palestiniens, paysans comme citadins n’ont-ils commencé à intérioriser ce critère qu’à partir des années 70 et pas avant ?
Selon Massad, les changements linguistiques qui ont touché le « qâf’ à Amman sont dus aux conséquences politiques des événements de septembre 1970, au moment où la figure Palestinienne est devenue « l’autre » dans le cadre du projet de nationalisation continue. Souleiman raconte comment ses collègues et amis étudiants, hommes Jordano-Palestiniens, à l’Université Jordanienne en 1970, se sont mis au « gâl », à la place du « ?âl » et surtout à la place du « kâl ». Il l’observait quotidiennement lors du contrôle des cartes d’identité par les forces de sécurité tout au long de la rue qui s’étend de la place « al-madina » jusqu’à l’Université Jordanienne. Il se souvient également de son petit frère qui avait 11 ans en 1970, quand il a commencé à utiliser le « gâl » dans la sphère publique, bien qu’il ne soit pas utilisé dans la famille[25]. Ces observations confirment ce que dit Massad : « Avec la nationalisation du dialecte et sa sexualisation, les jeunes hommes palestiniens et Est-Palestiniens citadins qui utilisaient le « ?âl » à la place du « qâl » avant la puberté, se mettaient au « gâl » dès la puberté, comme confirmation de leur acquis en matière de masculinité »[26]. Souleiman indique que l’étiquette ethnolinguistique : « Belge[27] », avec quoi on désignait les Jordano-Palestinines, une étiquette chargée de significations identitaires et de dichotomies hiérarchiques, avait ses effets sur les nouvelles répartitions du « qâf » à Amman. Cette description avait tracé les frontières entre les Est-Jordaniens d’un côté et les Jordano-Palestiniens d’un autre côté, comme étant deux groupes, respectivement endogène et exogène. L’étiquette en question avait ancré « les différences relationnelles avec le pouvoir institutionnel, les palestiniens étant décrits comme un groupe dépendant et les Jordaniens comme étant un groupe dominant ». De cette manière-là, le « gâl » a acquis un capital symbolique qui représente le parler du groupe dominant[28].
Parallèlement, un autre facteur économique a creusé ce clivage de pouvoir entre les deux parlers. Il s’agit de la répartition du travail sur une base identitaire et régionale pour des raisons politiques. Le « gâl » est devenu le parler des responsables de l’Etat. Le secteur public, après septembre 1970, est devenu l’institution des hommes Est-Jordaniens. Le « gâl » est devenu le parler de l’homme appartenant aux forces sécuritaires, du fonctionnaire dans l’administration, du militaire, et du juge. Par conséquent, le « gâl » a acquis sa force symbolique du fait qu’il est le parler de l’institution, le parler masculin plus précisément. Dans ce contexte de Bédouinisation, le « ?âl » serait jugé de féminin ou féminisant, à l’origine, ce jugement se base sur le regard des Bédouins vis-à-vis des citadins. Ces derniers sont jugés comme étant « moins virils », et moins courageux, ayant abandonné leurs armes à la recherche du confort et du luxe dans leurs demeures. Ce nouvel ordre, selon Massad, a féminisé les jeunes hommes Jordano-Palestiniens citadins, ce qui les as poussé à « prononcer le « gâl » à la place du « ?âl » en compagnie des hommes adultes, dans une tentative de confirmer leur masculinité »[29].
Le « ?al » des femmes, prestige ou travail ?
Du côté des femmes, il serait trompeur de choisir la facilité d’une généralisation telle que : « le « ?âl » est devenu le dialecte des femmes à Amman ». Dans un article intitulé : The Lifecycle of Qaf in Jordan, la chercheure Inam AL Weer explique le choix des femmes, aussi bien Est-Jordaniennes que Jordano-Palestiniennes, d’origine paysanne et Bédouine, d’utiliser le « ?âl » comme une tentative de récupérer un certain prestige, ou statut. Etant donné qu’elles sont toutes privées de tout pouvoir dans la vie publique, elles ont adopté le « ?âl » qui est lié dans les imaginaires à un certain symbole social, inspiré des grandes villes du levant, à savoir : Damas, Beyrouth, et Jérusalem[30]. Se basant sur l’étude de AL Weer, Nahed Hatr déduit que « les femmes marginalisées politiquement, font usage du « ?âl », dans leur représentation des parlers Syriens, Libanais, et Palestinien citadin », il les charge de la responsabilité « d’entraver l’évolution naturel du dialecte d’Amman du « gâl », du fait qu’elles ne sont pas « intégrées » dans la sphère publique. Selon lui, « elles laissent chez leurs enfants des amalgames dialectales les empêchant d’une pleine intégration et évolution politique ».
Or Al Weer avait ôté la classe sociale comme facteur essentiel dans l’étude des dialectes. Elle a ignoré le « kâl » et ses locuteurs, ce qui l’a conduit à des conclusions hâtives, sur la base desquelles Hater construit toute une analyse, et blâme les femmes de ne pas avoir adopté un dialecte que les hommes dominants ont transformé en un dialecte exclusif, propre à eux. Répondre à la question pourquoi les femmes Jordano-Palestiniennes paysannes ont adopté le « ?âl » et abandonné le « kâl », aiderait à comprendre comment le « ?âl » a eu cette hégémonie chez les femmes à Amman. A mon avis, il ne s’agirait pas de la non-agentivité et de la non-intégration des femmes dans la vie publique, mais bien le contraire.
Il était possible pour le régime politique de remplacer toute l’équipe bureaucratique d’hommes Jordano-Palestiniens par une équipe Est-Jordaniens exclusivement, ce remplacement n’était pas du tout aisé quand il s’agissait de femmes pour des raisons socio-économiques. Parmi les femmes travailleuses dans les années 70 et les années 80, la majorité étaient Jordano-Palestiniennes citadines qui parlent avec le « ?âl », et qui avaient reçu une éducation précoce, à l’encontre des Paysannes et des Bédouines Est-Jordaniennes, et Jordano-Palestiniennes. La femme enseignante aux débuts des années 70 et des années 60, aurait eu fini ses études aux années 50 ou 60, en effet, les études étaient plus accessibles aux citadines qu’aux rurales en Jordanie.
Suheir Salti AL Tall, explique dans son livre introductions à la question de la femmes et des mouvements féministes en Jordanie, que les chances de la fille Jordanienne rurale ou Bédouine pour faire des études étaient nettement inférieures à celles de la fille citadine, dans la mesure où la scolarité obligatoire décrétée dans les années 50 signifiait l’obligation de l’Etat à garantir des places destinées à des effectifs pour les écoles primaireset les collèges, mais ne signifiait aucunement l’obligation des parents à envoyer leurs filles aux écoles[31]. Aux années 70, le pourcentage des inscrites dans les différentes phases de l’éduction atteint 47%[32] dans des villes comme Amman, Zarqa, et Irbid. On est là devant un grand pourcentage, si on le compare aux autres chiffres d’inscrites dans d’autres communes du Royaume. La Jeune femme rurale ou Bédouine interrompait ses études après la scolarité obligatoire pour différentes raisons, toujours selon AL Tall. Parmi ces raisons, on peut citer le fait que la jeune femme qui désirait continuer ses études au lycée, se trouvait obligée de se déplacer quotidiennement au centre du Muhafaza (gouvernat) : « les frais des transports quotidiens cumulés aux frais de la scolarité dans un lycée poussaient beaucoup de femmes aux limites de la scolarité obligatoire »[33]. Les conditions sociales de l’époque faisaient en sorte qu’on préfère en matière de dépenses, si le choix s’impose, d’investir dans l’éducation des garçons, plutôt que celle des filles. En outre, il se trouvait que la fille rurale interrompait ses études pour contribuer et apporter à l’économie familiale. Même celles qui s’engageaient dans une scolarité au collège, et au lycée, se trouvaient contraintes à une formation discontinue, dictée par les saisons agricoles, ou les moissons, ce qui ramenait en fin de compte à l’interruption des études[34].
Le retard des Est-Jordaniennes rurales et Bédouines d’entreprendre un parcours d’études standard, en comparaison avec les Jordano-Palestiniennes a un fond économique, et il ne s’agit certainement pas de clichés de supériorité que les Palestiniens aiment diffuser, motivés par des tendances chauvinistes. L’éducation n’a pas de valeur en soi, si ce n’est par le capital économique qu’elle ajoute, et par la suite par le capital social. Quand le Jordanien Bédouin ou paysan avait une structure économique stable qui assurait son suffisance à l’époque, il était plutôt logique qu’il ne chercherait pas une nouvelle structure et qu’il ne contribuerait pas lui-même à saboter son propre système en envoyant ses filles vers un autre milieu (moderne et citadin) qui représenté son opposé. Quant au Jordano-Palestinien dont l’environnement économique avait été détruit par l’occupation, n’avait d’autre choix que le fondement et l’intégration d’une autre structure et d’un autre environnement qui assurerait pour lui la survie. Ce sont des faits confirmés par Al Tall qui dit que 71% de l’ensemble des femmes travailleuses en 1975 étaient d’Amman[35], de majorité Jordano-Palestiniennes.
Les jeunes femmes éduquées ont bénéficié du développement de la formation professionnelle au niveau du lycée, et de l’introduction de nouvelles filières au début des années 70, telle que les métiers d’infirmiers, de poste, de couture, et les métiers d’esthétique. Elles ont profité également de la création des écoles de filles où le nombre des inscrites a augmenté de 497 en 1970, jusqu’à 2831 en 1978[36]. La Jordanie a connu une expansion dans la création des BTS post-bac, cette expansion était aussi qualitative, dans la mesure où ces instituts ont ouvert plus de choix dans les métiers. Cela a fait en sorte que les inscrites dans ce type d’éduction intermédiaire ont augmenté de 419 en 1970, pour atteindre 3423 en 1978[37]. Selon AL Tall, le pourcentage des employées dans le secteur des services et de l’administration générale seulement, soit dans les ministères du secteur publique était en 1975, de l’ordre de 23% de l’ensemble des forces féminines du travail. Le ministère de l’éducation employait environ 12 milles enseignantes, techniciennes, et de secrétaires. Le ministère de la santé employait environ 1600 femmes[38].
D’après cette trajectoire sociale et économique de l’évolution de l’Etat Jordanien, on pourrait dire que le « ?âl » a eu son agentivité sociale du fait qu’il représente le dialecte des enseignantes, des infirmières, et des universitaires. Force est de constater que les boursières du ministère de l’éducation supérieure, expatriées pour faire des études à Damas, Beyrouth, et au Caire, dont le nombre a augmenté de 62 étudiantes en 1966, pour atteindre 5000 étudiantes boursières en 1978[39], étaient majoritairement Citadines et étudiaient dans des villes où femmes et hommes parlent avec le « ?âl »
Ma mère, d’une famille Palestinienne paysanne expulsée par Israël en 1948, d’un des villages détruits de Jénine, s’est réfugiée à Amman et habité AL mahatta (la gare de Hijaz), dans le quartier AL Ma’ayneh, là où son père travaillait sur le chemin de fer. Elle me raconte comment elle avait commencé de changer du « kâl » vers le « ?âl » au milieu des années 70 sous l’influence de ses maitresses citadines de l’école, elle se rappelle toujours de leurs noms de familles qui trahissent leurs origines citadines. Un ami qui a été hospitalisée pendant trois mois, à l’hôpital militaire de Marka au début des années 70 me raconte comment toutes les infirmières à l’hôpital, Est-Jordaniennes comme Jordano-Palestiniennes, faisaient usage du « ?âl », malgré le plurilinguisme de Marka, où on pourrait trouver toutes les variétés du « qâf ». Les infirmières faisaient leurs études à la faculté de la princesse Mouna à Marka, étaient logées dans la résidence des infirmières, et effectuaient leurs stages à l’hôpital militaire sous la supervision de médecins hommes Est-Jordaniens ou Jordano-Palestiniens, citadins, ayant reçu leur formation dans les pays arabes, les Etats-Unis, ou en Grande Bretagne. Ils parlaient bien évidemment avec le « ?âl », ce qui a impacté les infirmières d’origine non-citadine pour qu’elles adoptent le « ?âl » dans la vie publique.
Si la répartition du travail et d’autres facteurs politiques ont imposé l’hégémonie du « gâl » chez les hommes, comme étant le dialecte de l’institution et des hommes de l’Etat, la répartition du travail a joué un rôle dans l’hégémonie du « ?âl » chez les femmes. Les femmes actives dans l’espace publique, celles qui travaillent comme infirmières, enseignantes et d’autres métiers et qui parlent avec le « ?al » étaient vues par les autres femmes comme bien placées dans la hiérarchie sociale, avec un statut social moderne, parallèlement le « gâl » était vue comme le dialecte des hommes. De cette façon, le « ?âl » a eu son agentivité sociale et son pouvoir symbolique que les autres femmes cherchent à posséder.
Il est important de rappeler que la télévision a contribué à consacrer l’hégémonie du « ?âl » chez les femmes, comme étant plus prestigieux que le « kâl » et le « gâl ». La plupart des séries télévisées des années 80 montrait la femme qui prononce le « ?âl », une femme moderne, active dans la vie publique. C’était le cas du personnage de l’enseignante dans la série « AL ‘ilmu nurun : le savoir est une lumière », un rôle interprété par l’actrice Abir Issa, ou les jeunes femmes dans la série « Haret Abou Awwad : le quartier d’Abou Awwad », et la série « ‘lewa wa al ayâm : ‘lewa et les jours ». A l’aube des années 90, le « ?âl » a été définitivement consacrée comme étant le dialecte des femmes d’Amman. Un des signes précurseur de ce statut définitif était son adoption par toutes les présentatrices de la très populaire émission « yes’ed sabahak : Bonne journée à toi », commençant par Juman Majli la première présentatrice de l’émission, passant par Mountaha Al Ramhi, arrivant à Lana AL Quasous.
L’évolution des dialectes et des sociolectes non sexualisés vers des parlers nationalisés et sexualisés a eu ses effets sur les liens linguistiques à Amman, ses significations et ses charges sociales et politiques. Cela est tangible dans la vie quotidienne et les échanges qu’on entretient les uns avec les autres.
L’adoption et le switching : le « qâf » quotidien
Le « kâl » a sévèrement régressé après le penchement des hommes vers le « gâl », et les femmes vers le « ?âl », le dominé adopte les symboles, les signes et la langue du dominant comme dit Bourdieu[40]. Il sera donc possible que le « kâl » disparaît complétement sur le marché des parlers à Amman, après le départ des femmes âgées parmi les Jordano-Palestiniennes, et après que la chaine « Ru’ya » cesse de les inviter pour exposer leurs robes de paysannes, comme partie du patrimoine, et pour statuer leur dialecte comme un dialecte ancien « obsolète et démodé ».
Il arrive souvent dans la vie quotidienne à Amman qu’on ait cette alternance dans le deux sens entre le « gâl » et le « ?âl », et moins souvent avec le « kâl ». D’après Massad, « il serait amusant de suivre les flottements et les incertitudes dans les dialectes de tous et chacun, qu’ils soient hommes Jordano-Palestiniennes, ou femmes et hommes Est-jordaniens, citadins et nationalistes, notamment quand la réalisation du « qâf » glisse d’un /g / vers /? /. En effet, il n’est pas facile de porter le nouveau masque national tout le temps »[41]
Il existe d’autres switchings corrélés à de nombreux paramètres sociaux qui portent sur la nature de la conversation, les positions respectives des interlocuteurs dans la hiérarchie sociale et politique, leurs besoins aussi bien matériels que symboliques, e leurs sexes respectifs. Si les échanges conversationnels a comme objectif le consentement mutuel, ou au contraire la soumission, changerait les données et impacterait le switching. Swithcher le « qâf », selon Souleiman, dépend de l’échange social qui circule dans nos relations sociolinguistiques quotidiennes, au sein de la binarité « coût/ intérêt ».
J’aimerais évoquer quelques exemples des variantes alternées du « qâf » dans la sphère publique ou privée à Amman, tirés de mes propres observations et celles de mes amis. Nos observations ne sont pas basées sur des méthodologies scientifiques empiriques, avec toutes mes réserves sur ces méthodologies. Un jeune homme parle avec sa compagnie masculine avec le « gâl » et pourrait tout à fait mépriser celui qui utilise le « ?âl » féminin ou féminisant, parmi les hommes ; or ce même jeune homme pourrait tout à fait avoir recours au « ?âl » avec les jeunes femmes. Le « ?âl » avec les hommes atteint à sa virilité, tandis qu’avec les femmes, ce même « ?âl » revêtit sa personne d’une couleur citadine/civilisée. En effet, les jeunes hommes pensent que les femmes à Amman le préfèrent. Il en est du même quand il s’agit d’un entretien d’embauche dans une entreprise privée, ou dans un ONG, les jeunes hommes préfèrent prendre l’allure du moderne/civilisé avec le « ?âl ».
Le switching entre les différentes allophones[42] du « qâf » prendrait d’autres formes, plus complexes, dans certains contextes. Un de mes amis alternait merveilleusement bien et tous les jours entre le « kâl », le « gâl », et le « ?âl ». Chez lui c’est le « kâl » familial qui règne, au quartier, il parle avec le « gâl » (pour être intégré en tant qu’homme), et dans son école privée où il est boursier, il cache sa condition social derrière le « ?âl ». Ma mère fait la même chose, elle cause avec notre primeur de légumes en utilisant le « kâl », afin d’accentuer une certaine affinité sociale et le décourager à augmenter les prix ; lors des fêtes des mariages organisés à l’Ouest d’Amman, elle parle avec le « ?âl » pour dissimuler sa classe sociale et les stigmates du dialecte des paysans.
J’étais le témoin d’une seule exception à ce tableau général, et c’était à Amman. Dans cette expérience, le « kâl » féminin est vu très positivement à ce point que la locutrice ne se montre pas prête à l’abandonner : c’était une amie Jordano-Palestinienne d’origine rurale, qui parle avec le « kâl » et s’attire l’admiration des hommes autour d’elle. En effet, elle était moderne, d’un niveau d’études supérieur, parle l’anglais couramment, autonome économiquement, issue de la classe moyenne, et travaillant dans un organisme international. Dans ce cas de figure, le « kâl » ajoute de l’attractivité à la personne, aux yeux des hommes Jordano-Palestiniens. Pour ces derniers, mon amie représente l’association idéale entre le modernisme et la tradition, avec une langue soutenu, civilisé, mais gardant des « reliques de la patrie ». Il n’en serait rien de toutes ces valeurs ajoutées si mon amie habitait dans un des camps d’Amman ou dans un quartier populaire.
Les femmes qui parlent avec le « gâl » ou le « kâl » à Amman ; seraient obligées à un moment ou à un autre, de switcher vers le « ?âl » pour pouvoir être acceptées dans leur contexte social sexualisé. Le regard porté sur le « gâl » comme étant un sexolecte masculin, n’est pas réservé aux hommes. Beaucoup de femmes ont le même regard. Une amie Est-Jordanienne, d’origine rurale me racontait comment tout au long de sa scolarité, elle adoptait le « ?âl » à l’école et le « gâl » à la maison, pour égaler ses collègues, dont les origines sont Syriennes et Palestiniennes citadines. La mère d’un autre ami, enseignante dans une école privée, habitait un des camps d’Amman pour les réfugiés Palestiniens. D’origine rurale, elle était obligée de switcher quotidiennement entre le « kâl » et le « ?âl », entre chez elle et l’école. Aujourd’hui, elle se trouve obligée d’opter pour le « ?âl », car sa fille refuse qu’elle parle avec sa petite fille avec le « kâl », considérant que ce n’est pas un dialecte convenable par lequel on s’adresse aux enfants. La fille craint que sa propre fille s’imprègne du dialecte du « kâl », et de toutes ses connotations comprises au sein de la société Ammanienne.
Les jeunes femmes Jordano-Palestiniennes d’origine rurale se vexent quand leurs propres mères parlent avec les petits enfants en prononçant le « kâl ». De même, certaines femmes Est-Jordaniennes, et résidentes Amamniennes d’origine rurale, se fâchent lorsque leurs pères s’adressent avec les petites filles avec le « gâl », mais cela ne les dérange pas si l’adressé est un petit garçon. Il importe à ce moment de la discussion d’ajouter une précision : l’hégémonie masculine sur le « gâl » est propre à Amman. Dans les autres muhafazat du royaumme, la femme utilise le « gâl » sans que ça soit vu comme manque de féminité ou s’imposant dans un milieu d’hommes.
Par ailleurs, il est tout à fait compréhensible que les locuteurs du « kâl » l’abandonnent, étant donné les secousses qu’il avait subies, matérielles et symboliques. Ce qui reste intriguant, en revanche, c’est le changement du « ?âl » vers le « gâl » chez les locuteurs mâles de la classe moyenne et supérieure à Amman, si ce n’est un des signes du virilisme. Dans la série Jinn[43] , on a pu regarder un nombre d’acteurs qui parlaient avec le « gâl » quand ils se mettent en colère et veulent exhiber leur virilité. Le « ?âl » continue à être décrit comme « douce », « féminine », et « féminisé ». Ainsi le profil homosexuel dans une des séries Jordaniennes télévisées, il serait difficile qu’un tel personnage parle avec le « gâl ».
Dans certains contextes, le « gâl » est jugé selon des critères générationnels, liés à la modernité, en plus du critère du genre. Ma mère qui switch et change souvent de registre, par nécessité ou par timidité, ne cache pas son dépit lorsque mes neveux dont la mère de est d’origine Bédouine Est-Jordanienne, utilisent le « gâl » dans leur parole. Elle est convaincue que le « gâl » est le symbole de la Bédouinité et qu’il n’est pas fait pour les enfants citadins. De ce fait, ma mère est complice[44] avec la tendance évolutionniste moderniste qui voit dans la Bédouinité un système obsolète « arriéré », c’est le même regard que portent les citadins sur le système rural paysan. Quant à mon père, cela ne lui importe que très peu, comme s’il avait intériorisé le « gâl » sans aucun questionnement.
Comme j’ai démontré tout au début de l’article, cette conviction de la corrélation entre la Bédouinité et le « gâl » est très contextualisé dans l’histoire mais ne reflète nullement la réalité. La réalité est que le dialecte de la population d’Amman qui fait usage du « gâl » na’ rien à voir avec le vrai dialecte Bédouin, sinon la réalisation du « qâf » en /g / Cairote, comme fait la majorité des Bédouins. Le dialecte Bédouin est exclu de l’espace publique à Amman, dans la mesure où il n’est pas le dialecte des hommes d’affaires de la ville, ni celui des ministres et des premiers ministres, ni même celui des émissions télévisées, de la publicité, et des feuilletons (à l’exception des feuilletons Bédouins qui est représentés de point de vue passéiste), dans lesquels le dialecte Bédouin fait partie du passé[45], inexistant dans la vie présente à Amman et incompréhensible des habitants d’Amman qui voient son locuteur en tant qu’ étranger, par rapport à la ville mais aussi par rapport au pays. L’ancien responsable de l’organisation pour les spécifications et la normalisation[46], Haïdar Al Zeben (d’origine Bédouine) dans un entretien avec Toni Khalife[47], raconte comment il s’est déguisé une fois pour contrôler une station d’essence : « j’avais reçu beaucoup de plaintes contre cette station, j’ai décidé donc de porter ma robe de Bédouin et mon shemagh et je m’y suis rendu en parlant mon dialecte de Bédouin, il a alros cru que je suis étranger en jordanie ; il a donc essayé de me duper, et j’ai pu le tenir dans le flagrant délit »
Conclusion
Il existerait peut être deux transformations dans les deux décennies à venir : d’un côté un développement dans l’usage de « ?âl » chez les hommes Est-Jordaniens et Jordano-Palestiniens, notamment au sein de la classe moyenne et supérieure, et chez les fonctionnaires de certains secteurs commerciaux. Dans les dernières années, avec la montée du secteur privé et la régression du secteur publique, beaucoup d’hommes employés dans les banques et les entreprises, ont adopté le « ?âl » comme complément de leur anglais dans les relations de travail. On pourrait observer également que beaucoup de travailleurs pauvres, de classe moyenne inférieure sont poussés d’avoir recours de plus en plus au « ?âl », pendant le temps du travail. Nombreux chauffeurs de « Karim »[48] m’ont raconté que le « ?âl » est plus approprié dans le travail, car il est plus « chic » et « moins brutale ». Il en est de même pour ceux qui travaillent dans les restaurants luxueux, dans l’organisation des mariages, dans les centres commerciaux, dans certaines chaines télévisées, des radios, et les travailleurs dans le secteur du service en général.
Ailleurs, en dehors d’Amman, on peut retrouver le même schéma. Il y a un peu de temps, j’étais dans un des restaurants touristiques à Ajloun, les serveurs parlaient avec le « ?âl ». J’ai posé la question à un d’entre eux, originaire d’Anjara, il m’a répondu que la direction demande aux employés d’être les plus polis possible avec les clients, d’autant plus que ces derniers viennent d’Amman. Cette directive a été traduite par l’usage du « ?âl ». Quant à Petra et Wadi Rum, le « gâl » préserve son attractivité aux yeux des touristes orientalistes et les demandeurs de « l’expérience de la Bédouinité ». Ainsi, je ne crois pas que le jeune homme Ajlouni et ses collègues changeront vers le « ?âl » complètement. Le « gâl » dans les autres régions en dehors d’Amman reste stable et hégémonique. Or l’alternance entre le « ?âl » et le « gâl » à Amman, chez certains travailleurs au secteur privé, les pousserait ultérieurement à être arrêté définitivement sur le « ?âl ».
Par ailleurs, et dans d’autres contextes, on commence à voir le « ?âl » écrit[49] tel qu’il est prononcé sur les enseignes et les menus, on trouve actuellement « ?ahweh tel » au lieu de « qahwhet tel ». Après la domination de l’anglais sur les cafés d’Amman ouest comme étant la langue « moderne », on témoigne maintenant d’un retour vers l’arabe parler citadinisé, ou Libanisé, écrit, afin de le distinguer du fusha, vu par certains comme la langue « de traditions et de patrimoine ». Le fusha à l’écrit est utilisé par les petits commerçants locaux dans les quartiers populaires.
E, revanche, nous observons depuis deux décennies, qu’un plus grand nombre d’Est-Jordaniennes à Amman, surtout les jeunes, se sont mises au « gâl » dans l’espace publique, comme dans l’espace privée. Dans un livre sorti en anglais en 2001, Massad souligne qu’à l’époque certaines féministes Est-Jordaniennes ont commencé à utiliser le « gâl » pour « confirmer l’égalité par rapport à ce nouveau trait national Jordanien »[50]/ En plus, le développement de l’éducation et l’augmentation des forces féminines travailleuses avaient leurs effets sur la présence des Est-Jordaniennes, originaires de l’éxtérieur d’Amman, et qui utilisent le « gâl » à Amman. Cela a encouragé positivement les Est-Jordaniennes Ammaniennes d’adopter elles aussi le « gâl » dans l’espace publique. Ce « gâl » au féminin constituerait probablement une transgression féminine du dialecte masculin à Amman.
Pour
conclure, le « qâf » à Amman n’est pas un « qâf »
éternel arrêté et figé, mais un « qâf » historique qui change
selon les relations de force à l’intérieur des structures sociales, politiques et
économiques changeantes. Ce qui reste important à retenir, c’est que les dialectes
ne portent jamais de traits essentialiste. Et si on écarte les imaginaires
nationalistes, on verra les parles en Jordanie beaucoup plus larges et étendus
que ce qui était pré-tracé par l’Etat
national, et on réagirait avec moins de crispations.
[1][1] Bourdieu, Pierre, le symbole et le pouvoir, Traduction de Abdel Al salam binabd Al Ali. Dar Tubqal, 2007. Il s’agit de traduction d’un ensemble de textes de Bourdieu, qui traitent le pouvoir symbolique et la langue : Leçon sur la leçon, ce que parler veut dire, sur le pouvoir symbolique, le langage autorisé, capital symbolique et classe sociale.
[2] Il s’agit de l’impératif négatif du verbe s’inquiéter à la deuxième personne du pluriel : « Ne vous inquiétez pas ! ». Ce qui rend la phrase anecdotique, c’est le fait que le phonème /q/ contenu dans le verbe soit prononcé avec la variante /k/. L’article expliquera par la suite toutes les sensibilités sociolinguistiques sous-jacentes à la multiple variation phonétique du phonème /q/. (Traductrice)
[3] Le coup de glotte est une consonne dont on peut observer sa présence subtile devant des /a/ initiales dans un mot –(Traductrice)
[4] Dorénavant, pour faciliter la lecture, je vais référer aux différents parlers en utilisant le mot « qâl », « gâl », « kâl », « ?âl ».
[5] Yasir Suleiman, A War of Words: Language and Conflict in the Middle East, Cambridge University Press, 2004 p.g 102.
[6] Les explications sont multiples à propos de l’origine de cette mutation. Selon Hadi AL Alwi, elle relève d’une origine Andalouse. Supposant que ce changement existait dans le dialecte arabe andalou, AL Alwi pense qu’il revient à un parler d’un clan ancien de l’arabe, étant donné que le dialecte de l’Andalousie est composé de cinq dialectes de tribus arabes qui s’étaient installées en Espagne. Voir Hadi Al Alwi :
هادي العلوي، المعجم العربي الجديد، دار المدى للثقافة والنشر، بيروت، 2014، ص 38-39
[7] Concernant l’Histoire de la Radio, voir Amer Abou Jableh :
عامر أبو جبلة «مسيرة إذاعة المملكة الأردنية الهاشمية ودورها الثقافي (1956-1996)»، دراسات في تاريخ الأردن الاجتماعي، مؤلف جماعي، دار سندباد للنشر، عمّان، 2003.
[8] Massad, Joseph (2001). Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Columbia University Press.
[9] Cette loi a été abolie en 1976.
[10] Joseph Massad indique que les Bédouins nomades constituaient en 1922 46% des Est-Jordaniens. Ils comptaient environ102 milles habitants sur 225 milles, selon les estimations de « Niabet al ‘asha’er ». Ces chiffres n’incluent pas la région qui s’étend de Ma’an jusqu’au Aqaba, qui a été intégré à l’Est-Jordanie en 1923, et qui compte une des plus grandes tribus de Bédouins, la tribu AL-Hwetât.
[11] Massad, Joseph, P.112.
[12] Massad, Joseph, P.107.
[13] Massad, Joseph, P.261.
[14] Massad, Joseph, p.133.
[15] AL Jrebî’, Mouhammad (2003), la Radio Jordanienne aux années 50 et 60 : la sphère politique et la cristallisation de la personnalité nationale Jordanienne, études dans l’Histoire sociale de la Jordanie, ouvrage collectif, Dar Sindibad, Amman.
محمد الجريبيع، الإذاعة الأردنية في الخمسينيات والستينيات: المجال السياسي وبلورة الشخصية الوطنية الأردنية، دراسات في تاريخ الأردن الاجتماعي، مؤلف جماعي، دار سندباد للنشر، عمّان، 2003، ص 775.
[16] Massad, Joseph, p.141
[17] Il était parmi les compositeurs qui ont écrit les plus pour Samira Tawfiq, pour plus de détails, voir Ra’ida Ahmad (2017), « Samira Tawfiq et son rôle dans la diffusion de la chanson Jordanienne », in La revue Jordanienne pour les arts. Vol 10, n° 3 pp. 271-296
رائدة أحمد، «سميرة توفيق ودورها في نشر الأغنية الأردنية»، المجلة الأردنية للفنون، مجلد 10، عدد 3، 2017، ص 271- ص 296.
[18] Pour plus de détails sur les différences entre les parlers Bédouins et les parlers citadins, voir Ibrahim Anis (1992), sur les dialectes arabes, Caire. PP 90-138
إبراهيم أنيس، في اللهجات العربية، مكتبة الأنجلو مصرية، القاهرة، الطبعة الثامنة، 1992، ص 90-138.
[19] Pour d’amples détails, voir Mustapha AL khachman (2011), la brise du pays, études en langues et patrimoine, ministère de la culture, Amman
مصطفى الخشمان، نسائم الديار، بحوث في اللغة والتراث، وزارة الثقافة، عمّان، 2011.
[20] Mustapha, Al Khashman (2014), le vocabulaire populaire traditionalel à Maan. Ministère de la culture. pp. 8-9
مصطفى الخشمان، المفردات الشعبية التراثية في محافظة معان، وزارة الثقافة، عمّان، 2014، ص 8-9.
[21] Joseph Massad, Yasser Souleiman, Inam Al weer.
[22] Yasir Souleiman, pp 96-136
[23] Yasir Souleiman, P.108
[24] Yasir Souleiman, p.108.
[25] Yasir Souleiman, pp 114-115
[26] Joseph Massad, P.448
[27] L’origine de cette appellation reste inconnue (Traductrice)
[28] Yasir Souleiman, pp 116-118.
[29] Joseph Massad, P. 447
[30] The Lifecycle of Qaf in Jordan, Enam Al-Wer et Bruno Herin, 2011, p.g 70-71.
[31] Suheir, Salti Al Tall(1985), Introductions à la question de la femme et des mouvements féministes en Jordanie, La société arabe pour les études et l’édition. Beyrouth. p 54
سهير سلطي التل، مقدمات حول قضية المرأة والحركة النسائية في الأردن، المؤسسة العربية للدراسات والنشر، بيروت، 1985، ص 54.
[32] Idem.
,[33] Suheir, Salti Al Tall, p.63
[34] Suheir, Salti Al Tall, pp. 64-65
[35] Suheir, Salti Al Tall, p.79
[36] Suheir, Salti Al Tall, pp. 55-56
[37] Suheir, Salti Al Tall, pp. 57-58
[38] Suheir, Salti Al Tal, pp. 71-74.
[39] Suheir, Salti Al Tal, pp. 60-61
[40]Pierre, Bourdieu (1981) Questions de sociologie. Minuit
[41] Joseph, Massad, p. 449
[42] Nous utilisons le terme “allophone” dans le sens phonétique, une variante phonétique d’un archiphonème (Traductrice)
[43] Jinn est une série Netflix en langue arabe tournée en Jordanie en 2019 (Traductrice)
[44] Bourdieu explique dans son “le symbole et le pouvoir” comment le pouvoir symbolique est par nature un pouvoir invisible, et ne peut pas s’exercer sans la complicité de ceux qui n’avouent pas leur soumission à ce même pouvoir.
[45] Cette vision passéiste folklorique est partagée par certains intellectuels. Voir Hani, Al ‘amd (2001), les chansons populaires en Jordanie, ministère de la culture, Amman. P. 79
[46] L’équivalent d’AFNOR en France (traductrice)
[47] Présentateur Libanais connu (traductrice)
[48] L’équivalent d’Uber en Jordanie.
[49] D’habitude, les variantes phonétiques du phonème /q/ dans les différents dialectes arabes, sont propres à l’oral, et dès qu’on passe à l’écrit, le « qâf » réapparait comme lettre. Dans l’exemple posé ci-dessus, une volonté de transparence entre l’oral et l’écrit est à noter. L’écriture devient une translittération/ (traductrice)
[50] Joseph, Massad, p.448.