Raouf Farrah décrypte les motivations du "Maréchal" Haftar et la situation en Libye - Maghreb Emergent

Raouf Farrah décrypte les motivations du “Maréchal” Haftar et la situation en Libye

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Raouf Farrah, analyste politique et chercheur dans le domaine du conflit, sécurité et criminalité transnationale au Maghreb et au Sahel, revient dans cet entretien accordé à Maghreb Émergent, sur les déclarations de l’homme fort de l’Est libyen, le maréchal Khalifa Haftar qui accuse l’Armée nationale populaire (ANP) d’incursion en Libye et qui a menacé l’Algérie.

Quelle est votre lecture par rapport aux dernières déclarations du maréchal Haftar?

Les propos du maréchal Haftar doivent être interprétés à l’aune de son agenda politique et des enjeux politico-sécuritaires actuels en Libye. Pour faire simple, ses déclarations répondent à deux préoccupations majeures. Premièrement, le chef de l’armée nationale libyenne (ANL) lorgne et aspire à contrôler la région stratégique de l’ouest libyen (Tripolitaine) – il est principalement présent à l’est de la Libye (Cyrénaïque)- mais n’y arrive toujours pas. Par ces propos peu diplomatiques, il veut consolider les quelques bases qu’il détient dans la Tripolitaine et le Fezzan en faisant appel à l’artifice de la menace extérieure. Deuxièmement, Haftar se doit de redorer son blason militaire et politique, émoussé par des problèmes de santé, des avancées militaires limitées et une rentrée politique de tous les enjeux. Il est important de rappeler que ces déclarations interviennent à un moment critique dans la Libye post-Kadhafi, marqué par une nouvelle guerre entre la myriade des milices à Tripoli, l’entérinement de la nouvelle constitution libyenne et la possibilité d’élections à court terme.

Plus généralement, la situation n’est pas au mieux pour Haftar. L’ANL est davantage une addition de milices et bataillons aux allégeances incertaines qu’une véritable armée. La ville phare de Benghazi n’est toujours pas totalement sécurisée par les hommes du maréchal, et son combat contre les islamistes de la ville de l’est de Derna a duré plusieurs années. Si le maréchal Haftar a promis de « marcher sur Tripoli » pour libérer la capitale des milices qui gouvernent la ville, toute porte à croire qu’il n’en a tout simplement pas les moyens.

Par conséquent, les déclarations de Haftar sont plutôt l’expression de son incapacité à surmonter ses propres défis internes. Ils ne peuvent avoir comme conséquence que son isolement diplomatique, même si les divergences entre Haftar et l’Algérie ne sont pas une nouveauté. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’armée algérienne n’a jamais conduit d’opérations secrètes ou d’infiltrations déclarées à la frontière libyenne durant les derniers mois.

Que serait la réaction du côté algérien à votre avis?

Traditionnellement, la diplomatie algérienne fait preuve de discrétion en ce qui a trait à la gestion de ce genre d’incident diplomatique, et privilégie les communications par ses propres réseaux internes. Mais dans le cas libyen, l’Algérie ne reconnait officiellement que le gouvernement d’union nationale (GUN) mené par Fayez- al-Saraj, qui d’aucun considère qu’il entretient des relations directes avec Haftar et son armée. Si le GUN a rapidement qualifié les propos de Haftar d’”irresponsables”, l’Algérie a logiquement adressé un message politique et non militaire, déclarant que rien ne pouvait porter atteinte aux “relations fraternelles” entre les deux pays. La réponse de l’Algérie est par conséquent cohérente et rationnelle.

Quel mal pourrait atteindre l’Algérie suite à ces déclarations ?

Paradoxalement, les propos du maréchal arrangent les autorités algériennes sur plus d’un point. L’Algérie a besoin de justifier sa présence massive le long de la frontière libyenne – plus de 30 000 soldats algériens postés- tout autant que ses dépenses militaires colossales (environ 10% du PIB) dans un contexte de crise économique. De plus, ces propos confortent la solution prônée par la diplomatie algérienne : soit une « solution politique » inclusive pour sortir la Libye de la crise. Ils offrent à la diplomatie algérienne un argument supplémentaire pour discréditer, du moins officieusement, le maréchal Haftar ; un homme jugé belliqueux, opposé aux solutions pacifiques, au dialogue politique et qui a toujours entretenu une relation ambigüe avec l’Algérie.

Quelle place occupe le maréchal Haftar en Libye ?

Je crois que malgré tous les défis auxquels Haftar fait face, il demeure un acteur central de l’échiquier libyen. C’est un militaire charismatique issu de la tribu des Ferjani (proche de Syrte) qui a réussi à s’imposer en cyrénaïque, en constituant un état-major opérationnel axé sur la lutte contre les différents groupes terroristes et islamistes. Plusieurs puissances étrangères lui apportent un appui militaire, financier et diplomatique de haut calibre, notamment les Émirats arabes unis et l’Égypte. Sans eux, Haftar aurait beaucoup moins d’influence sur le terrain. Même s’il demeure à ce jour un homme ayant des velléités politiques, son hospitalisation en France après un AVC grave en avril 2018 nuit désormais à sa stature politique. Sa maladie a suscité de tumultes débats sur sa succession et galvaniser certains groupes armés. Aujourd’hui, le maréchal continue son combat militaire en étant plus affaiblie qu’auparavant. Il est entouré de ses fils comme conseillers et aspire encore à incarner la solution en Libye.

Parlez-nous de la situation en Libye actuellement …

La Libye est un pays fragmenté sur le plan politique et sécuritaire où aucun acteur ne peut revendiquer une légitimité nationale. À ce jour, au moins deux gouvernements se concurrencent. À l’ouest, le gouvernement d’union nationale, reconnu officiellement par la communauté internationale, contrôle très peu de quartiers de la capitale et la Tripolitaine. Il a été longtemps défié par le gouvernement non officiel du salut national (NSG), dirigé par Khalifa al-Ghoweil, un islamiste revenu en force en 2016 par deux tentatives de coup d’État. À l’est, le gouvernement d’al-Bayda, surnommé gouvernement de Tobrouk, est une autorité politique aux mains du maréchal Haftar. Mais le vrai pouvoir en Libye est morcelé, émietté entre les mains d’une myriade de milices, bandits armés et groupes extrémistes qui peuplent ce pays désertique, riche en ressources et en proie à tous les abus.

Tout indique que l’année 2018-2019 est celle de tous les enjeux. Les cartes politiques, sécuritaires, et financières sont déjà en train de se redistribuer à Tripoli, au Fezzan mais aussi à l’est. L’échec  des Accords de Skhiret (2015), les désaccords au sujet de la nouvelle constitution, la fragmentation sécuritaire, et l’insistance des puissances étrangères – surtout la France- pour l’organisation hâtive d’élections (décembre 2018) sont des facteurs qui vont créer plus d’incertitude et violence.

Quelle est la capacité de nuisance de Haftar par rapport à l’Algérie ?

Il parait invraisemblable que le maréchal Haftar puisse envisager une quelconque opération, directe ou indirecte, contre l’Algérie. Ceci marquerait sa mort politique et militaire et ne serait pas accepter par ses soutiens à l’étranger. D’un point de vue opérationnel, Haftar ne contrôle pas les zones frontalières allant de Ghadames à Ghat en Libye. Par conséquent, sa capacité de nuisance demeure très faible.

Est-ce que l’Algérie s’intéresse réellement de près à ce qui ce passe en Libye?

Oui, l’Algérie suit de très près l’évolution de la crise libyenne. Une dégradation de la situation sécuritaire dans le sud-ouest libyen aurait un impact direct sur les dispositifs et les actions menés par l’armée algérienne tout au long de la frontière. Sur le plan politique, Alger a été constante sur le dossier ; elle y défend une solution politique inclusive, juste, construite par les Libyens, et qui va dans le sens de ses intérêts sécuritaires, soit la « stabilité » à ses frontières. Pour cela, elle tente d’orchestrer des rapprochements politiques et communautaires par ses réseaux d’influence, et jeter les bases d’un long processus de réconciliation nationale – une solution peu appréciée par certains acteurs internationaux-. Toutefois, je reste convaincu que l’Algérie ne joue pas pleinement le rôle qui pourrait lui revenir. Une diplomatie plus proactive et plus engagée publiquement combinée à une communication politique plus subtile positionnerait l’Algérie comme un acteur capable, avec tous les Libyens, de construire une solution régionale face aux défis structurels de la crise actuelle. L’Algérie a les moyens de mener à bien cette mission.

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