Rapatriement des fonds détournés, un combat de longue haleine (contribution) - Maghreb Emergent

Rapatriement des fonds détournés, un combat de longue haleine (contribution)

Pour l’expert financier Rachid Sekkak la menace la plus grave sur l’économie algérienne est celle qui pèse sur les finances publiques, non celle liée aux recettes en devises
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Je me vois obligé de revenir sur ce dossier, pour lequel j’avais, en son temps (avril 2019), consacré un article (1), compte tenu de la conjoncture politico-judiciaire que vit notre pays, actuellement et à la faveur de laquelle un certain nombre de contributions ont été publiées par des experts autoproclamés, il me parait utile d’expliciter un certain nombre des mécanismes.

Le premier pont réside dans le fait que l’exportation des capitaux en monnaie locale ou en devises, est interdite par la réglementation des changes, sauf pour le paiement de biens et services importés et les transferts autorisés (160 euros équivalents par personne et par an) et quelques autres dépenses touristiques (2) culturelles et cultuelles (Hadj et Omra) et certains soins à l’étranger (circuits CNAS) et autres dépenses (frais de mission, foires et expositions…), à travers les circuits bancaires officiels. De même que la seule monnaie autorisée à circuler en  Algérie est le dinar algérien, à l’exclusion de toutes autres monnaies.

Ce système est appelé la convertibilité partielle accepté par le FMI, pour une durée censée être temporaire, en attendant la décision de convertibilité totale du dinar. Or, dans la pratique ce système va générer des trafics multiples et variés de la part des opérateurs économiques et des ménages pour satisfaire leurs besoins en devises convertibles qui se concentrent entre essentiellement entre l’euro, de US$, le dinar tunisien, le dirham marocain et le rial saoudien. Ces pratiques illicites, sont mises en œuvre à travers la surfacturation et les fausses déclarations, lors des opérations d’importation de biens et services, après la création d’entreprises fictives à l’étranger dans des pays peu regardant sur l’origine des ressources financières voire qui les encouragent pour en tirer des bénéfices faciles (notamment en Europe, à Doubaï et en Asie).

Elles sont également entreprises lors des voyages à l’étranger, des résidents ou non résidents et des étrangers quittant le territoire national, après se sont alimentés en devises sur le marché informel des devises en Algérie, toléré par les autorités publiques, dont le plus visible est celui de Port-Saïd à Alger centre. D’autres pratiques illicites sont à recenser, dans ce cadre, comme les commissions et autres rémunérations, liées à la corruption pour l’obtention des marchés et qui nécessitent une opération de blanchiment, doublée d’un transfert à l’étranger, ce qui va largement alimenter ce marché informel.

La lutte contre ces pratiques frauduleuses est dérisoire et même si la liste des ISTN (3), semble s’allonger (4), de jour en jour, on apprend que certaines personnes listées ont pris leurs devants (comme A. Bouchouareb), ce qui pose, avec acuité, la lancinante question de leurs avoirs multiformes (5), expatriés dans certains pays et dans des Etats-casinos (6).

L’Algérie des millions de marcheurs, se contentera-t-elle de l’emprisonnement de ceux qu’elle a « sous la main » et que certains qualifient «d’hommes de paille» (7) et de leurs biens indûment accaparés et investis, sur le territoire national ou bien devrait-elle exiger encore plus et les traquer dans les pays étrangers qui ont accueilli leur rapine (pour ceux qui n’ont qu’une nationalité) et où ils ont planqué leurs butins ? La question n’est pas facile à traiter, puisqu’elle devra faire nécessairement appel aux pays étrangers, à leurs procédures judiciaires complexes et variées, aux conventions judiciaires bilatérales et multilatérales, signées par notre pays, ainsi qu’à la jurisprudence du droit international dominant, comme les tribunaux de Genève et de New-York, notamment.

Dans certains cas, la «raison d’Etat» risque d’être invoquée, par certains pays, pour protéger ces délinquants au « col blanc » pour « service rendu » à une nation étrangère (8), ce qui, en revanche, se traduirait, pour nous, par de la haute trahison (9) ! A l’évidence, rien ne pourra se faire sans le consentement, express ou informel, des pays qui accepteront, ou non, de jouer le jeu de la transparence, en contrepartie de dividendes politiques, économiques et financiers, à négocier (10). Quant aux pays de non-droit et notamment, les monarchies du Golfe, il ne faudra rien attendre de leur part, trop contentes de «renvoyer l’ascenseur » à ceux qui les ont servis royalement, des années durant.

Les mandats d’arrêt internationaux ceux à émettre et ceux à déterrer (11), contre ces «fugitifs d’un autre temps», devront être probants aux yeux scrutateurs des juridictions des autres pays, afin qu’ils puissent être recevables et traités dans les règles de l’art en vigueur. Les juridictions nationales doivent être constituées de juges et d’enquêteurs spécialisés (12) et d’une sous-traitance d’experts séniors, capables de dénouer l’écheveau de la trame de cette délinquance financière sophistiquée et de disposer de tous les moyens procéduriers (13), matériels, financiers et technologiques, de manière à mener à bien cette mission de salubrité publique nationale.

Personne ne comprendrait, en effet, que cette opération soit bâclée ou négligée, pour une quelconque raison, sauf à considérer que des «complicités internes» tentent de la neutraliser.

Ce potentiel existe, j’ai eu à le côtoyer pendant plusieurs semaines, dans le cadre d’une formation (14) et il ne demande qu’à être mobilisé et qu’à exercer son métier, en toute conscience et en toute indépendance, dans le cadre des lois de la république. Ceci d’autant qu’il s’agit de sommes impressionnantes, dont personne aujourd’hui ne peut avancer le moindre chiffre ou statistiques fiables (15), tant la rapine a été érigée en instrument de gestion de l’économie nationale.

Une stricte évaluation des « dégâts » subis, par notre économie et au détriment du Trésor public (16), nous semble être une revendication sociale, toutes catégories confondues, qu’aucun futur pouvoir ne pourra éviter de traiter, pour quelques raisons objectives et encore moins subjectives. J’avais, en son temps, rejeté l’idée même de toutes formes d’«amnistie fiscale», qui, en fait, cachait mal l’objectif réel et qui consistait à «effacer», par la loi, toutes les formes de délinquances «au col blanc» (17). Il me paraissait clair que cette procédure serait d’une extrême gravité, vis-à-vis de l’éthique et de la morale, dans le monde vaseux des affaires et créerait un précédent incommensurable sur tous les opérateurs économiques qui ont agi sainement, dans le cadre des lois régissant ce domaine.

Je n’ai, malheureusement, pas été suivi par mes pairs, qui avançaient l’argument fallacieux, d’une condition sine qua non pour que se réalise le retour des capitaux volés, depuis l’indépendance et même avant ! Moult exemples avaient été proposés, pour justifier cette démarche, initiée dans d’autres pays, comme les USA, la France, la Belgique, le Luxembourg… sans pour autant répondre à mon argumentaire. Fallait-il recycler l’argent sale, issu du vol, des détournements, de la drogue, de tous les trafics (matériels, financiers, humains…) et transformer notre pays en une immense machine à laver et de blanchiment, de manière à ce que ces ressources soient réinvesties, sur notre territoire, en projets d’investissements rentables ? Certains n’ont pas hésité à faire ce grand écart et risquent aujourd’hui de resurgir pour se transformer en défenseur des oligarques qui ont pillé, le pays, soit en développant leurs nuisances apologétiques de la démarche, soit carrément en sabordant le processus des poursuites judiciaires, relatif aux biens mal acquis (18) dans notre pays et à l’étranger.

Ce même prétexte a été développé, s’agissant du marché informel naissant, à cette époque, le considérant comme un moindre mal, «créateur d’emplois»…

Où en sommes-nous, aujourd’hui, qu’il représente 60% du PIB ? Le dossier est sensible et les enjeux colossaux donc la prudence doit être de rigueur, pour ne pas tomber dans les travers des règlements de comptes, sans pour autant renoncer à assainir résolument l’économie de notre pays, dans le cadre des lois de la république.

Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé

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(1) « Rapatriement des fonds de la mafia politico-financière », Jeudi 11 avril 2019. Le Matin DZ.

(2) A titre d’exemple, les autorités touristiques tunisiennes déclarent qu’un Million à un Million et demi d’algériens par an, séjournent sur son territoire. Si chaque algérien dépense 1.000 Euros par an (c’est un minimum), on peut évaluer ce besoin entre 1 à 1,5 Milliard d’Euros ! De même, le quota national de passeport Hadj, attribué par l’Arabie Saoudite, est de l’ordre de 20.000 à 30.000 (avec l’émigration et les hors quotas). En plus des frais légaux attribués par l’état, si chaque futur hadji emporte avec lui 200 Euros, ce besoin en devises est de l’ordre de 4 à 6 Millions d’Euros, sans compter l’Omra !  

(3) L’administration de la Justice gagnerait à rendre la procédure de L’ISTN transparente, dans le cadre des lois de la république, afin de la crédibiliser. Dans le cas contraire, elle tournerait aux règlements de comptes entre les clans du pouvoir.

(4) L’interdiction de sortie du territoire national est une mesure conservatoire légale, exorbitante et temporaire, qui permet à la justice de maintenir, à l’intérieur du pays, toute personne suspectée, dans une affaire criminelle. Elle est prononcée par le juge, en attendant que l’information judiciaire aboutît à son inculpation ou à son innocence, ce qui entraînera sa levée. L’opacité dans la procédure actuelle, de la mise en œuvre de l’ISTN, laisse comme un goût de «deux poids, deux mesures» et de traitement sélectif, puisqu’un nombre de 300 personnes est annoncée mais invérifiable.  

 (5) Au-delà des avoirs en numéraires, ces ressources peuvent revêtir la forme d’actions ou d’obligations ou tous autres formes de placements, de participations dans les Fonds propres des entreprises, d’acquisitions de biens meubles ou immeubles, d’objets prisés et de biens précieux…  

(6) Tout le monde se souvient de la liste de noms d’algériens (et binationaux) pris dans la nasse, de ce qui était convenu d’appeler les « Panama’s papers » et qui n’avait abouti à pratiquement aucune poursuite judiciaire. Voir : www.elwatan.com//actualite/panama papers-ali-benouari-epingle-en-attendant-ali-haddad-15-05-2017.

 (7) On entend souvent dire, dans notre pays, que derrière chaque oligarque se cache un général. Les événements politiques majeurs, qui se déroulent, aujourd’hui, tendent à crédibiliser cette impression populaire puisqu’un certain nombre de généraux sont en fuite à l’étranger et que les noms d’autres, sont prononcés devant les juridictions. Ceci dit l’amalgame n’est pas permis dans ce genre d’affaires.

 (8) A l’instar du tunisien Z. Benali, de sa famille et de sa belle-famille et d’autres, réfugiés en Arabie Saoudite et ailleurs dans les pays du Golfe.

(9) Des accusations étayées par des faits probants ont été portées contre C. Khelil et notamment par un tribunal italien, suite à quoi, un mandat d’arrêt international est lancé contre lui. Il sera annulé pour vice de forme et lui permettra de retourner en Algérie avec tous les honneurs dus à son rang d’ex-ministre. Après le départ du Président A. Bouteflika, il s’expatriera une seconde fois, sentant certainement le vent tourné et un second mandat d’arrêt international fut émis à son encontre.

(10) L’enquête menée par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dite de Sonatrach 1, 2, 3, 4, ainsi que sa filiale Brown and Root Condor (BRC), s’est intéressée aux pots-de-vin versés par une filiale de la société italienne ENI à des cadres de Sonatrach, avec des rétro commissions. Au total, plusieurs personnes morales (Saipem, Orascom Industrie, SNC-Lavalin) ont été impliquées et notamment par le parquet de Milan. Des personnes physiques sont mises en cause, comme M. R. Hameche (en fuite), le propre neveu de C. Khelil et F. Bedjaoui (en fuite), décrit comme « le cerveau de la corruption », ainsi que C. Rahal, ancien vice-président de Sonatrach chargé de la commercialisation et de Mme N. Meliani-Mihoubi, directrice d’un bureau d’études privé. Seuls les lampistes ont été accusés.

(11) La dernière déclaration, franche et directe, d’A. Gaid-Salah, Général de corps d’armée et vice-ministre de la défense, relative à la réouverture des dossiers, déjà jugés, comme celui de Sonatrach, va dans le sens des revendications populaires ! La faisabilité de la procédure de cette déclaration est plus complexe à mettre en œuvre.

(12) Les services de sécurité (ex-DRS, DGSN et Gendarmerie) auraient tout intérêt à introduire, dans leurs institutions de formation, l’intelligence économique et la veille stratégique (IE/VS), pour combattre cette délinquance nouvelle qui porte plus préjudices à notre pays que celle classique !

(13) La Convention des Nations Unies contre la corruption (CNUCC), trace un cadre définissant les normes anti-corruption et lui donne une dimension transnationale. Ratifiée par 170 pays, elle établit des normes, des principes, des pratiques et des processus  communs, à l’effet de lutter contre la corruption, en facilitant la coopération internationale (dès qu’un État a ratifié la CNUCC il est lié par les normes qu’elle contient). L’Algérie, qui a ratifié cette Convention, a promulgué la loi n ° 06-01 du 20 février 2006 sur la prévention et la lutte contre la corruption.

(14) J’avais été sollicité, par le Ministère de la Justice, il y a plusieurs années, pour la formation d’une trentaine de magistrats (programme du PNUD), dans le domaine monétaire et financier et du blanchiment.

 (14) A cet endroit je m’élève contre les chiffres avancés par certains experts autoproclamés. Certains avancent le chiffres de 400 Milliards de US$, d’autres renchérissent à 500 Milliards de US$ voire 700, sans que personnes ne puissent démontrer la pertinence de ces chiffres! Je rappelle à toutes fins utiles qu’aucune université au monde ne délivre un diplôme… d’expert.

(15) L’indigence des moyens humains et matériels de « l’Agent judiciaire du Trésor », au sein du Ministère des finances, est à souligner à cet endroit.

(16) A cet endroit, un débat apaisé doit être engagé, me semble-t-il, sur l’opportunité d’amendement du code pénal, en la matière, qui privilégie, à mon avis, actuellement, la peine carcérale au détriment de celle financière (confiscation des biens mal-acquis, amendes, remboursement…). Le déséquilibre est flagrant entre les deux sanctions.

(17) La campagne sourde sur le risque d’arrêt des entreprises appartenant aux oligarques emprisonnés, tient de la même logique, puisque certains proposent que ces entreprises soient gérées par leurs oligarques et non par les administrateurs désignés par la justice, à titre conservatoire.

 

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