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Opinions

Rubato autour du mouvement d’attraction au langage (opinion)

Par Maghreb Émergent
septembre 8, 2016
Rubato autour du mouvement d’attraction au langage (opinion)

Il est urgent de sortir de l’idéologisation de la langue pour proposer une véritable politique langagière. C’est à matérialiser cette volonté que Nouria Benghebrit, actuelle Ministre de l’éducation semble s’atteler. Sa première réforme en ce sens a cherché à consacrer une pratique depuis longtemps instituée; celle de l’utilisation de la daridja dans le préscolaire et les deux premières années du primaire pour aider à l’apprentissage de la langue arabe*.

Comment définir notre rapport à la langue et au langage ? Les réflexions autour de cette question appellent généralement à la concrétisation des revendications linguistiques, berbérophone notamment. L’officialisation sous-réserve du tamazight dans les amendements constitutionnels de février 2016 est d’ailleurs un aboutissement partiel de cette requête.

L’approche adoptée ici et qui trouve son essence dans un vécu personnel cherchera à aborder cette problématique selon un angle qui met la lumière non pas sur l’aspect formel du choix linguistique, déjà commenté par de nombreux spécialistes, mais plutôt sur la nécessité de faire du langage une passerelle vers la libération de la parole et le rehaussement de l’estime de soi.

En Algérie, la politique linguistique adoptée par les pouvoirs publics a longtemps été utilisée comme un instrument servant à manipuler et à fixer les vertiges d’une identité brisée. L’imposition de l’arabe classique en tant que langue officielle d’enseignement, vecteur d’affirmation d’une identité nationale non aliénée et libérée de l’ex-colonisateur, a surtout été vécue comme génitrice du complexe développé vis à vis du langage, au vu du décalage existant avec les langues maternelles.

Ce détachement linguistique est allé de pair avec une renonciation graduelle à la recherche dans la religion musulmane et donc dans la langue du Coran d’une élévation spirituelle permettant à chacun de se donner s’il souhaite, la possibilité de s’engager dans un processus de vérité. Ainsi et à l’ère des littéralistes, la langue arabe classique a opéré un glissement dans notre imaginaire pour devenir peu à peu un lieu où seule la dualité halal/hram trouve une place. Une langue qu’on a voulu compresser bien que sur le terrain du réel, le langage lui, continue à respirer et à transposer les racines de notre socle commun. D’ailleurs, cet agent de transmission ne prend pas forme en daridja uniquement mais également en berbère et en français.

Qu’il est triste donc de voir que le développement de cette richesse a été hypocritement mis à l’écart par les gouvernements successifs. Hypocritement car comme l’a joliment souligné Lyes Salem dans son dernier long métrage L’Oranais, nommer les choses en arabe ou en français (en l’occurrence une scie métallique) n’allait pas suffire à les faire fonctionner.

Yassine Temlali dans son entretien avec Libre Algérie en mai dernier l’a clairement démontré ; il est urgent de sortir de l’idéologisation de la langue pour proposer une véritable politique langagière. C’est à matérialiser cette volonté que Nouria Benghebrit, actuelle Ministre de l’éducation semble s’atteler. Sa première réforme en ce sens a cherché à consacrer une pratique depuis longtemps instituée; celle de l’utilisation de la daridja dans le préscolaire et les deux premières années du primaire pour aider à l’apprentissage de la langue arabe. Interpellée violemment et peu soutenue par la classe politique algérienne, les réactions épidermiques à la réforme de la Ministre en plus de leur aspect fortement misogyne, révèlent les difficultés que nous avons à nous situer face au langage, et au delà à trouver la voie qui nous amènera vers la libération de notre propre expression.

A un niveau plus personnel, lorsque confrontée à l’exercice médiatique ou comme ici, quand je souhaite exprimer une idée, le choix de la langue se pose immédiatement. La réponse que j’y ai apportée dans un premier temps s’orientait systématiquement vers la langue la moins angoissante, en l’occurrence le français. Si l’interview ou l’intervention devait absolument se dérouler en arabe, je proposais jusqu’à très récemment en dernier recours, l’anglais. Parfois, la stratégie fonctionnait. D’autres fois, j’étais « acculée » à parler une langue que je pratique pourtant depuis toujours.

Peu à peu, le questionnement sur ma condition linguistique non pas d’un point de vue théorique mais à partir d’une situation empirique m’a amené à entreprendre une danse renouvelée avec l’arabe. A l’intérieur de ce mouvement où je continue à défaire le nœud que constitue le choix du système linguistique, pouvoir exprimer une idée claire me semble être en réalité le seul enjeu véritable.

Car au fond, si le langage est un arc, ses nombreuses formes, des flèches, seul compte la justesse du tir et son but, c’est à dire le sens qu’il cherche à produire. Le grand poète sufi Rumi s’exprime sur ce sujet dans le Livre du dedans en ces termes « le tréfonds (sirr) de l’être doit être prospère parce qu’il est comme la racine d’un arbre ; bien qu’elle soit cachée, son effet se manifeste à l’extrémité des branches. Si une ou deux branches sont cassées mais que la racine est robuste, elles poussent de nouveau. Mais si la racine est endommagée, il ne reste ni branche ni feuille. »

Si l’on considère la racine comme étant l’origine du sens et la langue comme un moyen visant à le rendre intelligible et beau, il est possible de postuler le dépassement de la question linguistique telle qu’envisagée aujourd’hui, c’est à dire selon le paradigme de la spécificité au profit d’une approche plus globale, visant à réfléchir aux moyens permettant à chaque algérien d’avoir confiance en sa capacité d’expression.

Pour atteindre ce but, il faudrait encourager le secteur éducatif à réfléchir en plus de la déculpabilisation nécessaire vis à vis des langues maternelles à introduire des ateliers d’écriture et de lecture, dédiés à encourager la clarification des idées des étudiants autour par ex. de sujets d’actualité. La seule exigence linguistique pourrait être que les élèves et le professeur se comprennent. Bien évidemment, la responsabilité de l’enseignant serait ici immense mais cette libération de la parole aurait pour effet de créer un nouvel état; celui d’un être capable de s’envisager non pas à la voix passive, comme c’est souvent le cas dans nos écoles, mais en tant que personne responsable face au monde impliqué et exprimé dans le langage.

C’est en filigrane ce que défendait Ibrahim Omar Fanon -dont le prénom de naissance Franz est peut être plus connu-, lorsqu’il tenta d’analyser dans Peaux noirs, masques blancs (1952) le rapport aliéné du colonisé au langage, le lien de soutènement entre la langue et la collectivité. Si tout le raisonnement de Fanon se situe vis à vis de la langue de l’ancien colon, il révèle néanmoins une vérité encore palpable aujourd’hui; pour que le colonisé ou l’ex-colonisé se situe face au langage, il doit dépasser le sentiment d’infériorité qu’on lui a inculqué pour tenter de le dominer et aller à la recherche de son expression propre, voie unique vers le renversement de la situation de parole.

Un autre cheminement complémentaire, peut être exploré. Celui-ci est poétique et se veut être un acteur essentiel du terrain de l’imaginaire labouré dans notre pays, partout et tous les jours. Dépeint dernièrement à Alger avec finesse et profondeur dans Fi rassi rond-point de Hassen Ferhani, la poésie irrigue notre culture depuis toujours sous différentes formes. Kateb Yacine y a d’ailleurs apporté un souffle essentiel par son engagement au développement d’un théâtre populaire, en trois langues.

Nous voudrions ici défendre l’idée que le rap est une autre forme d’expression essentielle, bien que marginalisée, agissant dans le sens de la libération du langage. Mouvement appartenant à la culture du dominé qui a trouvé sa voix ; le hip hop, le rap a pour spécificité de traiter du réel sans faux semblant et en surfant tout en rythme et en métaphore et grâce à un flow de mots et punchlines sur l’océan de la langue du Présent.

C’est donc une autre voix qui devrait être entendue car souvent puissante dans la forme et le fond. Incarnée par des groupes mythiques comme MBS (Le Micro brise le silence) ou Intik, on la retrouve aujourd’hui chez des rappeurs comme Diaz ou Freekence. Le duo de Boumerdès a sorti en 2012 un album intitulé « Etat d’urgence ».

Le morceau Hess Etakalid redonne non seulement la voix à la sagesse des générations qui nous ont précédées mais traite surtout du présent; d’un pays qui a perdu ce qui a fait son âme au profit du business, de l’effacement de la mémoire et de l’oubli de traditions ancestrales. Quant à Diaz, il vient de signer une collaboration brillante avec Donquishoot appelée la Bataille d’Alger dans laquelle les rappeurs appellent à se souvenir du courage de Ali La Pointe pour reprendre la lutte et affronter les difficultés que rencontre aujourd’hui le jeune algérien.

Petite apostrophe, cette tribune cherche surtout à adopter un paradigme différent à l’intérieur de la grande question linguistique en Algérie. Il en faudra encore beaucoup pour arriver à une réponse globale correspondant aux attentes des générations passées, présentes et futures.

Dans cette quête, il nous semble que chaque génération doit pouvoir exprimer son sentiment, son expérience personnelle vis-à-vis du langage et de l’expression… c’est ce que nous avons tenté de faire modestement ici. En espérant qu’à partir de ce point, le dialogue soit un peu plus ouvert et que les jeunes notamment se sentent concernés activement par cette problématique essentielle…

 

(*) Yasmine Kacha est responsable du bureau Afrique du Nord de Reportes sans frontières (Tunis).

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