"Sans leaders, le Hirak n'atteindra pas ses objectifs" (Pr. Cherif Dris) - Maghreb Emergent

“Sans leaders, le Hirak n’atteindra pas ses objectifs” (Pr. Cherif Dris)

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Cherif Dris, professeur de sciences politiques à l’école supérieure de journalisme et des sciences de l’information (université d’Alger) nous parle, dans cet entretien, du Hirak algérien devenu une force  avec laquelle le pouvoir doit désormais compter et un mouvement revendicatif  mettant en relief toutes les lacunes des partis d’opposition.  

Maghreb Emergent : Durant ces derniers mois, le Hirak a réagi, de façon régulière, aux grandes décisions, notamment économiques annoncées par le pouvoir. Ce mouvement populaire est-il en train de s’installer dans la durée comme une force d’opposition ? Le gouvernement le perçoit-il déjà de cette manière ?

Pr. Cherif Dris : En fait, la réponse est oui et non. Ce soulèvement populaire a vu le jour  pour contrecarrer un plan visant la reconduction d’un président pour un cinquième mandat dans des conditions que l’écrasante majorité des Algériens rejetait. Il y a eu beaucoup d’ingrédients qui ont fait que les Algériens s’opposent à ce plan, mais  personne ne s’attendait à ce qu’il y ait une marrée humaine dans les rues du pays et que les Algériens allaient sortir par millions pour exprimer leur refus.

Il est vrai qu’une partie des revendications du Hirak a été satisfaite, à savoir la mise en échec du projet du cinquième mandat, mais l’objectif  du départ du système n’a pas été atteint.

Aujourd’hui, le pouvoir algérien utilise le Hirak pour se ressourcer et se relégitimer mais, en aucun cas, il ne fait d’efforts pour satisfaire toutes ses revendications, dont la revendication essentielle relative à un vrai  changement du régime. Un changement non pas de personnes, mais de pratiques.

Incontestablement, le gouvernement se trouve dans une situation intenable. Il a face à lui un soulèvement populaire, une dynamique de contestation qui s’est installée dans la durée, depuis le 22 février 2019.  Il est vrai que l’évolution du mouvement est saccadée. Le Hirak, ce n’est plus ces millions de personnes qui sont sortis au tout début.  N’empêche que cette dynamique populaire qui a faibli en intensité traduit une seule chose, c’est que la contestation est en train de s’installer comme une lame de fond, comme une variable structurante avec laquelle le pouvoir doit compter.

Toutes les décisions, qu’elles soient en rapport avec le gaz de schiste, la réforme de la loi sur la retraite, la réforme de la loi sur la santé, sur les impôts, et plus récemment la décision de supprimer l’IRG pour les revenus inférieurs à 30.000 dinars, prévues dans le plan d’action du gouvernement, témoignent d’une certaine tentative de satisfaire quelques revendications du Hirak.

Mais, soyons clairs, le pouvoir est en train de faire en sorte qu’il y ait une segmentation des revendications, en répondant essentiellement aux revendications de type social et économique. Il s’agit, pour lui, de faire  croire que le Hirak ne veut pas un changement d’ordre politique mais un changement d’ordre social et économique. On a comme l’impression qu’il y a une perversion de la contestation. Le pouvoir veut la vider de tout son sens politique et l’insérer dans un schéma typiquement socio-économique.

Et même si le pouvoir a promis de réviser la Constitution, il ne donne pas de garanties réelles concernant sa volonté d’aller vers un changement démocratique.

Quelles sont aujourd’hui les chances du Hirak d’atteindre les objectifs qu’il s’est assignés?

Si on observe les expériences simlilaires au Hirak algérien à travers le monde, on constate que les mouvements qui ont réussi sont des mouvements structurés qui ressemblent plus à des actions politiques, avec un leader, des revendications bien claires et une méthodologie de travail pour faire aboutir des revendications.

En Algérie, nous assistons beaucoup plus à des mobilisations éparses. Vous avez chaque vendredi, et chaque mardi, des gens qui sortent, brandissant, il est vrai, des revendications très politiques, très cohérentes pour certaines, mais qui traduisent aussi des positions et des ralliements idéologiques très différents. Vous avez des laïcs, des nationalistes, des conservateurs, des islamistes…En fait c’est un espace très fragmenté. Est-ce que ce mouvement très fragmenté qui constitue un moyen de pression sur le pouvoir peut aboutir ? Non. Il a besoin de devenir un mouvement compact, structuré et collectif. Les gens qui sortent les vendredis doivent inventer de nouvelles modalités de mobilisation. Il faut qu’ils se structurent en vue de permettre l’émergence d’acteurs et de leaders. C’est indispensable. Sinon, le Hirak ne pourra pas peser de son poids. Il continuera à exercer des pressions, il sera une variable prise en compte par le pouvoir mais ce ne sera pas une variable déterminante.

Les mouvements de transition vers la démocratie, que ce soit en Amérique Latine, en Afrique, en Asie ou dans certains pays arabes, nous enseignent que la transformation démocratique n’est jamais venue directement d’un mouvement populaire. Il faudrait qu’il y ait une interface, un intermédiaire qui aura la mission d’agréger toutes les attentes de la population. Imposer au pouvoir algérien de négocier une sortie de crise parait être, en l’état actuel des choses, une perspective très lointaine.

Dans les expériences de transformation démocratique, le changement démocratique et, notamment ce qu’on appelle les transitions pactées, les choses se sont faites à travers des acteurs intermédiaires. Cela a été le cas en Espagne, avec les forces de gauche, en Amérique Latine, aux philippines en Corée du Sud et en Tunisie avec le quartet du dialogue national. Dans ces pays, il y a eu une interface entre le peuple et le pouvoir politique qui a mené la transition et qui a permis un atterrissage en douceur.

Il faut noter, et c’est très important, que la structuration du Hirak ne sert pas les intérêts du pouvoir. Le pouvoir est toujours enfermé dans une logique de solutions imposées d’en haut. Il est enfermé dans une logique de réformes et non pas celle de la réforme. Il reproduit les mêmes modalités aux fins de reproduction autoritaire du régime. Donc, il n’est pas dans son intérêt d’avoir en face de lui des forces organisées et structurées qui l’obligeraient à se départir de son statut de détenteur du pouvoir et à aller réellement vers la négociation.

Qu’est-ce qui a fait justement que le Hirak ne se soit pas structuré après une année d’existence ?

C’est la conjonction de deux facteurs. Le premier c’est que nous avons en face de nous un pouvoir qui a fait en sorte d’imposer sa feuille de route, le 2 avril le jour où le commandement de l’armée a exigé l’application de l’article 102 et a pris en charge le management de la crise politique.

Il y a une volonté de la part du pouvoir politique de ne pas laisser le Hirak se structurer. Par exemple, des demandes relatives l’organisation de conférences ont été rejetées par la wilaya d’Alger. Les services de la wilaya sont dans une logique de blocage afin d’empêcher que le Hirak puisse s’organiser et se structurer.

D’autre part, à l’intérieur même du mouvement populaire, il y a un certain dogmatisme et un certain radicalisme, il faut le souligner. Certains au sein du Hirak  pensent que ce mouvement  n’a pas besoin de leaders, affirmant que toute volonté de le structurer et de l’organiser  reviendrait à le diluer et à l’affaiblir.

A chaque fois que des forces ont tenté d’émerger, non pas pour s’ériger comme représentants du Hirak, mais seulement pour proposer des feuilles de routes cohérentes, elles ont été torpillées par certains au sein du Hirak  qui considèrent que la pérennité du mouvement était conditionnée par l’absence  d’une tête. Et à mon sens,  raisonner de la sorte ne rend pas service au Hirak. 

Le Hirak a-t-il besoin de temps pour atteindre un certain degré de maturité avant de se structurer ?

L’une des plus grandes vcictoires du Hirak c’est d’avoir réconcilié l’Algérien avec la politique. Le Hirak a ausi permis à l’Algérien de se réapproprier l’espace public.

Par ailleurs, le changement est un mouvement lent et il nécessite de la patience. Toutes les expériences nous montrent que les mouvements de transformation démocratique ont connu un rythme d’évolution saccadé. Je pense que les Algériens doivent faire preuve de patience, car ils ont face à eux un régime politique qui existe depuis 1962. Un régime bien enraciné de manière verticale à travers les institutions de l’Etat et de manière horizontale à travers ses relais au sein de la société, via des procédés de clientélisation. Il est illusoire de penser que l’Etat pourrait être changé en un an ou deux. Cela demande du temps. Le Hirak a besoin de maturation, d’une structuration, il a besoin aussi de passer à une autre forme de mobilisation.

Sortir les mardis et les vendredis c’est bien, cela signifie qu’il y a une occupation de l’espace public, mais cela ne suffit pas. Il faudrait que les Algériens apprennent à se montrer moins radicaux et moins dogmatiques. Changer le régime nécessite, bien entendu, de s’entendre sur le contenu de ce changement et de ne pas vouloir changer le régime en faisant tomber l’Etat. Il faut faire la distinction entre l’Etat et le régime.

Le Hirak est un mouvement qui a besoin de maturation. Les Algériens doivent faire preuve de beaucoup de patience. On ne change pas un régime qui s’est enraciné depuis 1962 du jour au lendemain. Donc, la pression populaire doit continuer mais elle doit passer à une autre étape.

Le mouvement doit garder son caractère pacifique, mais ce pacifisme doit se décliner par de nouvelles initiatives, par la création d’une sorte de réseautage, de structures pyramidales, d’alliances, d’ententes entre acteurs politiques et acteurs civils parce que le problème qui se pose au sein du Hirak c’est qu’il n a pas rejeté uniquement le régime mais aussi les acteurs de l’opposition. Les partis de l’opposition doivent aussi apprendre de leurs erreurs et faire de l’autocritique, un aggiornamento de leur travail.

En fait, le soulèvement populaire a mis à nu cette sphère partisane qui a démontré ses limites. Les acteurs de l’opposition doivent faire en sorte de se redéployer à travers la remise en cause de certaines stratégies, de certaines modalités qu’ils ont adoptées pour  se rapprocher davantage des citoyens. Ils doivent jeter des passerelles avec les acteurs de la société civile. 

Les partis d’opposition n’ont pas été définitivement rejetés par les acteurs du Hirak, selon vous?

Ils sont certes rejetés, mais bien moins que le pouvoir. Le pouvoir a fait en sorte que les gens croient que le Hirak a rejeté tout le monde, les partis du pouvoir comme ceux de l’opposition.

Le pouvoir et ses relais, à la fois politiques et médiatiques, ont bâti un récit du Hirak consistant à dire que finalement ce mouvement a rejeté tout  le monde et pas uniquement le pouvoir.

Les partis d’opposition sont dans une position délicate. Le Hirak a discrédité la politique telle que pensée par le pouvoir mais a créé, en même temps, un vide que les partis de l’opposition n’arrivent pas à combler, non pas parce que le Hirak les a rejetés mais parce que ces partis  n’arrivent pas à faire leur autocritique, à se réinventer et à se régénérer en changeant leurs méthodes de travail.

J’ai eu l’occasion d’assister à des réunions  où ces partis étaient représentés, et ce que j’ai pu déceler c’est que certains de ces partis croient que le changement doit être uniquement l’œuvre des partis politiques et que les acteurs de la société civile ne peuvent être que des sortes d’appendices. Mais en fait, en raisonnant de la sorte ils ont créé une sorte d’altérité, avec, d’un côté, ces partis et, de l’autre, les acteurs de la société civile.

L’une des solutions à adopter par ces partis serait la réinvention de l’acte politique lui-même, à travers la redéfinition de certains objectifs et la révision de certaines modalités d’exercice de la pratique politique. Sans cela, il est très difficile d’imaginer que ces partis soient acceptés par le Hirak.

Même dans certains pays démocratiques, les partis font face au défi de la désaffection de la population, notamment les jeunes, vis-à-vis du militantisme. La pratique politique et le militantisme se déploient désormais dans d’autres espaces publics, notamment l’espace virtuel.

Dans les pays occidentaux, les partis politiques sont en train de faire un effort pour développer de nouvelles modalités pour faire de la politique, notamment en ce qui concerne la communication.

Vous dites que les partis ont besoin de s’adapter pour accompagner la dynamique initiée par le Hirak. Mais est-ce que le Hirak a besoin de ces partis pour atteindre ses objectifs?

Un changement ne peut se faire sans des acteurs politiques. Toutes les expériences similaires à travers le monde, à quelques exceptions près, ont impliqué des partis politiques.  

Je pense que le Hirak a besoin des partis politiques mais les partis doivent comprendre que sans le Hirak ils ne pourront pas se redéployer. Pour que ce mouvement populaire les accepte, ils doivent se réinventer, ils doivent revoir leur façon de fonctionner. Il y a des partis qui sont toujours emprisonnés dans des logiques de gestion familiale, tribale, clientéliste et régionaliste. Autrement dit tout ce que les Algériens rejettent aujourd’hui.

Que pensez-vous du positionnement des médias depuis le début du Hirak ?

De manière générale, quand on parle de mouvements de transformation politique, on parle des médias soit comme des acteurs de transition démocratique soit comme des agents de la reproduction autoritaire.

En Algérie, certains médias, notamment publics mais également des chaines de télévisions font le rôle d’agents de reproduction autoritaire. Nous avons assisté à l’évolution de leur position par rapport au Hirak en trois temps. Le premier temps était celui du déni. Ensuite est venue la phase de reconnaissance du Hirak et enfin  l’alignement sur l’agenda du pouvoir.  Ces médias sont devenus des agents de statu quo. Ce n’est évidemment pas le cas de tous les médias. Certains sites électroniques et journaux privés jouent un rôle très actif et sont devenus de véritables  relais du Hirak.

Ce que nous constatons, depuis quelque temps, c’est que le pouvoir, à travers ses relais médiatiques privés et publics, s’efforce de créer son propre récit, de déconstruire le Hirak à travers la délégitimation de certaines revendications, de certains acteurs et de certaines modalités pratiques d’exercice de la contestation. Mais visiblement cette tentative a été un échec et tout l’arsenal médiatique qui a été déployé par le pouvoir a démontré ses limites pour la simple raison qu’actuellement les Algériens ont une alternative qui est les réseaux sociaux et les chaines étrangères.

Les réseaux sociaux, en dépit de leurs lacunes, ont permis aux Algériens de déconstruire, à leur tour, le récit médiatique du pouvoir.

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