Entretien avec Zoubir Benhamouche : "La crise actuelle a constitué un choc sans précédent sur l’emploi" - Maghreb Emergent

Entretien avec Zoubir Benhamouche : “La crise actuelle a constitué un choc sans précédent sur l’emploi”

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Dans cet entretien accordé à Maghreb Emergent, l’économiste et auteur de “Algérie, l’impasse”, Zoubir Benhamouche, revient sur la crise du chômage de masse qui frappe l’Algérie et les pays de l’Afrique du Nord, ainsi que l’incapacité des institutions publiques à trouver des solutions à des problèmes hérités de longues dates.

La crise sanitaire n’a épargné aucun pays dans le monde, encore moins ceux d’Afrique du nord. Sommes-nous entrés dans une phase de récession à moyen terme ?

Les conséquences économiques et sociales de la pandémie de Covid-19 sont nombreuses et de grande ampleur tant à court qu’à moyen terme. L’économie mondiale est entrée en récession brutalement, avec une croissance à -4,9% selon le FMI pour l’année 2020, et des pertes d’emplois estimées à près de 200 millions par le Bureau International du Travail. La récession devrait ainsi plonger des dizaines de millions d’individus dans la pauvreté.

La reprise économique sera très lente, s’étalant sur plusieurs années et va maintenir dans un état de fragilité une fraction importante de la population mondiale, notamment dans les pays émergents et en développement. En ce qui concerne l’Afrique du Nord, cette crise survient alors que de nombreux pays étaient en position de fragilité, avec une croissance volatile, des déficits budgétaires et externes chroniques, un taux de chômage élevé, et une dette publique en hausse.

Cette crise vient bousculer des modèles de développement qui ont montré leurs limites, avec une croissance de long terme en essoufflement, peinant à créer suffisamment d’emplois durables, et une transformation structurelle plutôt lente. Ce dernier point est important, car la crise actuelle engendre une sorte de transformation structurelle, que je qualifie de forcée, en raison du choc asymétrique sur les secteurs, mais également des changements induits par la pandémie. Je pense notamment à l’accélération du numérique et à la réorganisation des chaînes de valeur mondiale.

Ces changements majeurs vont questionner les capacités d’adaptation des pays de la sous-région et leur compétitivité. Mais ce n’est pas tout, ce qui fait la particularité de cette crise est sa nature systémique, elle a engendré des défis dans tous les domaines, bien sûr l’économie, mais aussi le social, la santé, l’éducation etc. C’est un énorme défi pour les politiques publiques, alors que l’efficacité de celles-ci souffrait d’institutions plutôt inefficiente, comme en attestent la plupart des indicateurs internationaux qui mesurent la qualité de la gouvernance.

Malgré qu’il y ait peu de chiffres qui le démontrent, beaucoup de postes d’emploi ont disparu depuis le début de l’année et la crise sanitaire va encore durer un certain temps, pensez-vous que les pays d’Afrique du nord, particulièrement l’Algérie, puissent lutter contre le spectre d’un chômage de masse ? 

L’Afrique du nord est caractérisée par un chômage endémique dû à une création d’emplois insuffisante pour absorber la croissance de la population active. Sur la période 2000 – 2009 les taux de croissance de la population active et de l’emploi s’élevaient respectivement à 2,4% et 3%, ils se sont élevés respectivement à 1,6% et 1,2% entre 2010 et 2018, ce qui induit un écart de 5% sur la période.

Avant la crise sanitaire, le taux de chômage était proche de 10% (Algérie, Egypte, Mauritanie, Maroc), et dépassait 16% dans les autres pays, alors qu’il n’était que de 6,8% en moyenne en Afrique. Le chômage affecte particulièrement les jeunes, avec des taux de chômage supérieurs à 30% dans la majorité des pays. Le chômage touche également fortement les femmes avec des taux supérieurs à 20%.

La crise actuelle a constitué un choc sans précédent sur l’emploi, et vraisemblablement le taux de chômage de la sous-région devrait s’élever à plus de 16%. La création d’emplois a toujours constitué un enjeu pour la sous-région dans son ensemble, à tel point qu’on parle de « croissance sans emploi ». Il y a de nombreuses raisons à cela, et j’aimerais en souligner deux particulièrement, sur lesquelles je travaille et qui constituent, selon moi, un axe important pour des réformes à même de libérer le potentiel de création d’emplois de la sous-région, et bien sûr de l’Algérie.

J’aimerais commencer par rappeler un fait très important : sur la période 2000 – 2018, la contribution à la croissance de ce que l’on appelle la productivité totale des facteurs (PTF) a été négative dans toute l’Afrique du nord (exceptée la Tunisie où elle a été quasi nulle). La PTF c’est ce qui permet de faire croitre la productivité au-delà de la contribution du facteur travail (incluant le capital humain) et du facteur capital. C’est donc la technologie, l’organisation des entreprises etc.

Autre fait important, la transformation structurelle (définie comme la réallocation des facteurs de production des activités les moins productives vers les activités les plus productives) a très faiblement contribué à la croissance de la productivité. Dans le cas de l’Algérie cela se comprend bien quand on regarde l’évolution de la structure de l’économie, avec une industrie dont la part dans la VA a peu progressé, et un secteur des services qui a été tiré par des activités qui ont été peu pourvoyeuses de gains de productivité (transport et commerce, notamment liés à la croissance des exportations). Les deux faits marquants que je viens de brièvement décrire me paraissent très importants pour comprendre la mécanique de sortie de la crise engendrée par la covid19.

Le premier fait témoigne notamment d’un problème de capacité d’absorption technologique et de modernisation des entreprises. Le second, d’économies qui ne permettent pas aux facteurs de production d’aller là où ils sont les plus productifs. En quoi c’est un plus grand problème dans période que nous traversons ? Par son effet asymétrique sur les secteurs à court et moyen terme, la pandémie a engendré une sorte de transformation structurelle forcée. Sortir de la crise signifie des économies capables d’utiliser de manière efficience les facteurs de production, car il va falloir que ceux-ci puissent aller dans les activités les plus porteuses. Un autre effet majeur de la crise est l’accélération du digital et l’importance de l’innovation, dans tous les domaines. Les pays d’Afrique du Nord souffre dans ces domaines de déficits criants, comme en témoignent nombre d’indicateurs internationaux. C’est ce dont témoigne la faible PTF.

Pourquoi cette situation ? Je suis convaincu que c’est en raison des innombrables distorsions dont souffrent les économies de la sous-région. Il ne s’agit pas uniquement des distorsions classiques qu’on enseigne dans les manuels d’économie (les imperfections de marché), même si celles-ci sont très importantes. Il s’agit des distorsions provenant d’institutions inefficientes. L’intervention de l’État est essentielle pour comprendre les distorsions dans l’économie et la déviation par rapport à une allocation efficiente des ressources. Deux grandes catégories déterminent la manière dont les gouvernements peuvent contribuer à une allocation inefficiente des ressources :

  1. L’absence d’intervention ou une intervention insuffisante de l’État, pour corriger les dysfonctionnements du marché ;
  2. Des politiques publiques inadéquates ou erronées qui ne traitent peut-être pas convenablement un problème, volontairement ou non, ce qui peut provoquer des distorsions, notamment durant les phases de leur conception ou de leur mise en œuvre.

Dans les deux cas, les mesures inadéquates prises par l’État peuvent s’expliquer de différentes façons. Par exemple, des raisons liées à l’élaboration des politiques, lorsque des entreprises ayant des relations politiques influencent les réglementations en leur faveur. Il y a aussi la nature des instruments utilisés : par exemple, une taxation différenciée et des subventions accordées à certaines entreprises peuvent fausser les règles du jeu. Enfin on peut invoquer des raisons liées à la mise en œuvre des politiques, comme l’exercice par les fonctionnaires de leur pouvoir discrétionnaire pour favoriser certaines par rapport à d’autres.

Les distorsions créées par les institutions peuvent avoir d’énormes répercussions sur toutes les sources de croissance, le capital, le travail et la technologie, tant au niveau macroéconomique qu’au niveau microéconomique. Les distorsions sur les marchés de capitaux ont été recensées dans un large éventail d’études comme étant l’une des principales raisons de la lenteur du développement et de la transformation structurelle dans les pays en développement.

En Afrique du nord c’est un vrai sujet, car les systèmes financiers sont insuffisamment développés, ils ne financent pas les entreprises. Songez qu’en Algérie le crédit au secteur privé n’excède pas 26% comparé à plus de 65% en Turquie, 120% en Malaisie, où 139% en Afrique du Sud. Au-delà du fait du manque d’accès au crédit de certaines entreprises ou le manque d’accès aux marchés de capitaux privés, les distorsions sur les marchés de capitaux peuvent aussi être dues à l’insécurité (perçue) qui touche les droits de propriété.

Là aussi c’est un sujet pour la sous-région. De nombreuses études montrent que les distorsions sur les marchés de capitaux peuvent entraîner d’importantes pertes de productivité. Outre qu’elles empêchent les entreprises en place d’accéder au niveau de capital souhaité, les contraintes financières ont un impact considérable sur leur entrée sur le marché et sur l’adoption de nouvelles technologies. C’est d’autant plus critique si à cela se mêlent d’autres barrières à l’entrée et qu’il y a un manque de concurrence sur les marchés, comme c’est souvent le cas. Il s’agit là d’un aspect particulièrement important pour résoudre la création d’emploi, car les petites entreprises à fort potentiel de croissance sont non seulement les moteurs de la création d’emplois. Je ne vais pas faire la liste des distorsions réelles et potentielles, mais j’aimerais insister sur celles relatives à l’action publique.

Concrètement, l’inefficience des institutions peut avoir des conséquences « dramatiques » sur absolument tous les domaines de la vie des citoyens et des entreprises. Pour revenir à la faible PTF ci-dessus, elles peuvent avoir des conséquences néfastes sur le progrès technique. Par exemple, les règlementations qui restreignent l’entrée sur le marché et limitent la concurrence peuvent avoir des effets très préjudiciables sur le progrès technique et la productivité. Premièrement, elles peuvent favoriser les entreprises en place moins productives et décourager l’entrée d’entrepreneurs talentueux qui peuvent lancer de nouvelles technologies sur le marché. Deuxièmement, elles réduisent l’innovation car la non-contestabilité des marchés limite l’incitation à innover. Troisièmement, elles peuvent même fausser la structure des activités économiques en faveur de celles qui tendent plus vers la recherche de rente.

Une autre distorsion importante viendrait éventuellement du manque de capacités de l’État de soutenir le secteur privé avec une bureaucratie fonctionnelle, transparente et équitable, conduisant à un impact négatif sur la croissance de la productivité et la transformation structurelle. Par exemple, les fonctionnaires qui exercent un pouvoir arbitraire peuvent faire de la discrimination entre les entreprises en ce qui concerne l’application des politiques et des réglementations. Dans le domaine des marchés publics, la corruption peut conduire à une répartition inefficace des fonds publics.

On touche là à un autre sujet critique pour la période actuelle, celle de l’efficacité de la dépense publique, et plus globalement de la politique budgétaire. L’investissement publique dans les pays d’Afrique un Nord, et notamment en Algérie, a été relativement important au cours des deux décennies passées, mais l’impact sur la croissance a été relativement faible comparativement à d’autres pays en développement. Il y a un réel problème d’efficacité de la dépense publique sur lequel il convient de pencher urgemment car nous sommes entrés dans une période de fortes contraintes budgétaires.

Quels sont les moyens sur lesquels les gouvernements pourront compter pour calmer la grogne sociale, qui s’intensifie de plus en plus, notamment en Algérie et en Tunisie ?

Je n’ai pas suffisamment d’informations pour répondre à cette question, mais il est vrai que les effets de crise sur le plan économique et social, dans la majorité des pays de la planète, sont très importants et pourraient menacer les acquis de développement dans certains pays. Surtout, la crise va avoir des effets à long terme, comme toutes les crises, mais vue son ampleur ces effets risquent d’être très importants (sur le capital humain par exemple). Votre question s’insère dans la problématique plus générale de la gestion des effets de la crise à court terme, à moyen et long terme. L’erreur serait de penser que la crise est conjoncturelle et qu’il faut avant tout gérer les problèmes sociaux immédiats an attendant que cela passe. C’est une erreur parce que le creux de la vague va être très « long », et cette longueur dépend des politiques qui vont être menées pour en sortir. Dès lors nous ne sommes plus dans le court terme, mais plutôt le moyen terme. Avec les changements induits par la pandémie, au niveau mondial, sortir de la crise signifie s’adapter à ces changements, qui peuvent s’avérer très profonds. Dans tout cela, le rôle de l’Etat sera déterminant, mais il n’est pas garanti qu’avec les problèmes d’inefficiences des institutions dont souffre la sous-région, l’Etat puisse jouer le rôle qu’on attend de lui, au risque de voir la crise prolongée.

Je ne voudrais pas parler des défis en termes de politiques publiques au risque de tomber dans des généralités, car il faudrait beaucoup d’espace pour innover. Une chose cependant me parait très importante à souligner, et sur laquelle je commence à travailler. Le développement économique et social ne peut plus s’appréhender avec les « recettes » du passé. Ce serait non seulement une perte de ressource et de temps, mais cela créerait sans doute un gap irrattrapable. Les politiques publiques, dans absolument tous les domaines, doivent être guidées par un seul mot : innovation. C’est très compliqué à penser, parce qu’il s’agit d’impulser une dynamique d’innovation partout, et de manière « cohérente » avec une vision de ce vers quoi on veut tendre. C’est pour cela que je suggère de se doter d’une structure agile, à l’abris de la bureaucratie et de toute contrainte, qui soit multidisciplinaire et « multi-stakeholders », dont le rôle serait de penser de façon très concrète et de construire un chemin à suivre pour  insuffler l’innovation dans tous les domaines pour non seulement sortir de la crise, mais surtout pour s’insérer dans ce nouveau, plus incertain, plus turbulent, et sans doute parsemé de chocs dont l’ampleur sera tout au moins aussi grande que celle de celui que nous venons de vivre.

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