Jour de vote à Médéa: des électeurs dans le brouillard - Maghreb Emergent

Jour de vote à Médéa: des électeurs dans le brouillard

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Nous avons pris la route, d’Alger vers la wilaya de Médéa, à 06H00 du matin. L’objectif était d’éviter les blocages du trafic en ce jour d’élection présidentielle rejetée par la majorité du peuple et au vu des appels à manifester dans les différentes wilayas du pays qui se sont multipliés depuis hier soir. Contrairement à nos attentes, la circulation était très fluide. A 07H00 nous étions déjà à Médéa, alors que le soleil ne s’était pas encore levé.  

Sur les lieux, à 13 km de Tibhirine il fait froid. La température est à peine de 6°, difficile de conduire avec le brouillard très dense. Il nous faut pas moins de 45 min pour arriver à Tibhirine, l’un des villages les plus reculés de Médéa et qui a amèrement souffert du terrorisme, lors de la décennie noire. Les stigmates sont toujours visibles.

Lynda Abbou pour Maghreb Emergent

Arrivés devant l’école El Katiba El Hamdania de Tibhirine, on constate qu’il n’y a pas de monde. Une seule silhouette en vue, celle d’un agent de la protection civile. Premier constat : l’image de la fameuse procession de personnes âgées qui attendent l’ouverture du centre du vote n’y est pas.

Lynda Abbou pour Maghreb Emergent

Il y a deux bureaux de vote dans cet établissement, un bureau pour les femmes et un autre pour les hommes, avec 225 et 288 d’inscrits respectivement. 8H15, une seule votante enregistrée, elle est âgée de 79 ans. Pour elle, le pays ne doit pas rester sans président. « Nous avons vécu le terrorisme et ceci ne doit pas se reproduire, l’Algérie a besoin d’un président », nous a-t-elle dit avec des mots chargés d’émotion. Elle ne sera pas la seule à faire référence au terrorisme. Les pros-élection et ceux qui s’y opposent dans cette région vont tous aborder ce sujet gravé dans leurs esprits, marqués au fer rouge par les années de sang.

Pendant que nous discutons avec la dame, six autres votants sont passés. Âgé de 40 ans, Rachid Bellal a voté. Pour lui, avec ou sans président aucun changement n’est à espérer. « Rien ne changera, je préfère alors voter que de revenir à la période du terrorisme. Vous n’avez rien vu des années 90. C’était terrible, je ne pouvais même pas voir ma famille. Pis encore, je ne pouvais pas avoir une baguette de pain », a-t-il raconté avec beaucoup de tristesse. Son avis est partagé par la plupart des personnes qui ont voté. Notre présence à l’intérieur de cet établissement commence à déranger, car les organisateurs reçoivent des instructions de l’Autorité nationale indépendantes des élections (ANIE), interdisant de filmer et de prendre des photos et obligeant au contrôle d’identité et à la prise des coordonnées de personnes étrangères par les forces de l’ordre.  

A 02 km de Tibhirine, l’école des frères Qarnous, au quartier Ain Aarayes, n’a pas enregistré beaucoup d’affluence non plus. A 09H00, le vote d’une seule femme, sur les 721 inscrites, a été enregistré. Chez les hommes, 32 sur 816 enregistrés seulement ont voté. L’ANIE trouve la parade, elle a déjà instruit les responsables de ce centre d’interdire de filmer ou de prendre des photos. Faisant preuve d’excès de zèle, le responsable du centre de vote joue le gendarme et tente de censurer nos questions aux électeurs. « S’il vous plait, arrêtez de poser des questions politiques aux votants », nous interpelle-t-il suite à nos questions en rapport avec le Hirak. « C’est interdit de poser ce genre de questions, l’ANIE vous a autorisé à la couverture de l’opération électorale uniquement », lâche-t-il. Une intervention qui a fait peur à une citoyenne qui était en train de nous parler. Elle a, d’ailleurs, changé de discours après avoir déclaré qu’aucun des candidats ne l’avait convaincue. La jeune femme nous pince le bras discrètement et dit « on votera quand même pour le bien du pays ». Sans trop de convictions, mais le cerbère qui nous collait en était satisfait.

Lynda Abbou pour Maghreb Emergent

Mohamed âgé de 38 ans, ainsi que deux étudiantes âgées de 22 ans, sont des Hirakistes de la première heure. Mais, aujourd’hui, le premier cité pense que le but du Hirak a été atteint le jour où Abdelaziz Bouteflika a été renversé et va donc voter. Les deux autres ne savent plus où en est le soulèvement populaire et quels sont ses objectifs. « Nous ne voulons pas trahir le Hirak, notamment celui des étudiants. Nous sommes toujours en contact avec nos amis étudiants pour une mise à jour afin de pouvoir décider de nos actions futures. En tout cas, les personnes qu’on espérait comme candidats ne sont pas passées », nous ont confié les deux jeunes filles, à l’intérieur du centre du vote.

A l’extérieur, c’est le calme des montagnes de Médéa qui règne, il fait toujours froid et le brouillard ne s’est toujours pas dissipé. Mohammed, un jeune homme de Tibhirine, ramassé en auto-stop, monte dans le véhicule et échange avec nous. La trentaine bien entamée, coiffeur de son état à Ain Aarayes, il ne va pas voter mais pense qu’il faut laisser passer ces élections même si rien ne va changer pour le pays. « Je ne veux pas revivre le cauchemars de la décennie noire, je veux entrer et sortir librement chez moi, je veux dormir et circuler sans craintes. Le Hirak est pacifique mais il y a des parties qui ne le sont pas », nous confie Mohamed.

Dans les rues, embrumées par le brouillard, des petits groupes de jeunes hommes passent de temps à autre. Abdellah, Amir, Abdelfattah, Omar et Abdelkrim ne voteront pas. La majorité de cette jeunesse ne compte pas voter non plus. « Pourquoi voter et pour qui voter ? » s’interrogent-ils. Pour eux, la situation politique du pays n’a pas changé et par delà, la condition sociale citoyenne. « Nous vivons toujours dans la misère. Pas de boulot, pas de moyens pour vivre, nous n’avons même pas de rues décentes, ni de gaz de ville pour nous chauffer. Nous étions toujours isolés et on l’est encore à ce jour. Le terrorisme nous a massacrés et le pouvoir nous a écartés », ont-ils expliqué, exprimant leur désespoir. Ils sont déterminés et on l’entend bien par cette autre déclaration « pas d’élections avant la réponse du pouvoir aux préalables du Hirak, dont la libération des détenus d’opinion ». Détenus avec lesquels ils auraient partagé des manifestations à la Capitale nous disent-ils.

Parmi tous ces jeunes, hostiles au pouvoir et à l’élection présidentielle, deux jeunes de 24 ans et 18 ans ont décidé de voter “blanc” dans l’espoir de voir une Algérie meilleure. Quant aux personnes les plus âgées, elles ont expliqué qu’elles votent pour que « le colonialisme ne revienne, pour que l’Algérie soit représentée à l’international et, également, pour le bien de la jeunesse algérienne ».  

Le centre du vote Cité Edekhla qui compte 2278 électeurs enregistrés, était pratiquement désert ce matin, à 10H00. Le responsable du centre a refusé de communiquer plus de chiffres ou de détails.  

Vers 14H00, l’ANIE annonce le chiffre de 25,59% de taux de participation pour la wilaya de Médéa. Pour avoir quitté la région vers la mi-journée et à moins qu’il y ait un réveil subit des électeurs en faveur de ce scrutin, ces chiffres sont loin de refléter notre constat.

Contrairement aux images des manifestations grandioses qui parvenaient d’Alger durant la matinée, la ville de Médéa était plutôt calme. Les jeunes disent qu’ils vont manifester, en principe, demain vendredi au Hirak hebdomadaire.

Lynda Abbou pour Maghreb Emergent
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