« On ne force pas un peuple à voter avec un flingue sur la tempe» (Mohamed Kacimi, écrivain) - Maghreb Emergent

« On ne force pas un peuple à voter avec un flingue sur la tempe» (Mohamed Kacimi, écrivain)

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Pour Mohamed Kacimi, auteur de Dissidences. Chroniques du Hirak, publié aux Editions Frantz Fanon, le mouvement citoyen inédit qui  traverse le pays depuis 10 mois continuera de charrier de grandes mutations en Algérie. Il ne peut en être autrement : « Le Hirak est une école où nous apprenons chaque semaine à devenir nous-mêmes», soutient-il.

Entretien réalisé par Salim Berkane

Vous venez de sortir un livre, Dissidences. Chroniques du hirak aux Editions Frantz Fanon.  Vous vous y positionnez en dissident vis-à-vis du système mais aussi vis-à-vis de la société dont vous peignez les travers. Pourquoi cette critique à deux niveaux ?

L’Algérie avait vécu dans un état de coma profond depuis les années noires, et l’irruption de ce mouvement a permis à la société de se réconcilier avec elle-même, d’abord, puis avec la chose politique et surtout d’investir l’espace public qui lui était interdit depuis l’indépendance. Cette insurrection a permis de montrer à quel point le roi était nu, elle a mis au grand jour les failles de ce système, en fait une kléptocratie, mise en place par Bouteflika. En même temps, il fallait raison garder, rester lucide par rapport  aux archaïsmes ancestraux dont souffre la société algérienne. Cette « révolution du sourire », pour idéale qu’elle soit, n’a pas pour autant transformé, du jour au lendemain, l’Algérie en société idyllique. Le pays reste gangrené par la religiosité, travaillé au plus profond de ses entrailles par les régionalismes, dominé par des mentalités conservatrices, patriarcales et machistes. Et quand viendra le temps du débat, quand il s’agira de poser sur la table la question de la place de la religion dans la société, celle de l’égalité des droits entre femmes et hommes, de la liberté de culte et de croyance, il est fort à parier que cette union nationale, induite miraculeusement par le Hirak, volera en éclats,  mais peu importe, l’essentiel c’est d’apprendre à  vivre les uns avec les autres, en acceptant, nos différences.

Votre livre est une sorte d’évaluation d’étape. Il se termine par un bilan du Hirak que vous jugez plutôt positif. Pourriez-vous relever les grandes réalisations de cette insurrection citoyenne ?

Le miracle du Hirak, c’est d’avoir permis pour la première fois aux Algériens d’investir l’espace public dans la joie et d’avoir ouvert, enfin, la rue aux filles et aux femmes qui peuvent défiler, cheveux au vent, chanter ou danser sans se faire cracher au visage ou lyncher par la foule des hommes. Le Hirak est une résurrection qui nous permet de retrouver notre parole, nos corps, nos rues, notre joie et surtout notre fraternité que la violence de l’Histoire a failli effacer. Le Hirak est une école où nous apprenons chaque semaine à devenir nous-mêmes, à essayer les outils de la démocratie, de la liberté de parole et de pensée. Et peu importe si nos débats se font parfois avec des éclats ou des emportements. Nous venons à peine de franchir la porte de la liberté et toutes les erreurs nous seront pardonnées pour l’instant.  Je pense également que le Hirak va obliger la caste au pouvoir depuis 1962  et qui considère l’Algérie, non pas comme un pays, mais comme une prise de guerre, à changer de regard sur les citoyens, qu’elle a toujours perçu comme des indigènes dépourvus de raison et qui doivent tout au FLN.

Vous semblez vouloir renverser la table sur toute l’ancienne génération. Votre réquisitoire contre Ahmed Taleb Ibrahimi est si fort qu’il ne touche pas seulement sa personne mais va jusqu’à désavouer toute la génération à laquelle il appartient. Est-ce un appel à une rupture générationnelle, pourquoi ?

Taleb est l’incarnation  diabolique même de l’entreprise criminelle de lobotomisation collective dont l’Algérie a souffert sous Boumediene. Il est l’artisan de la politique de l’arabisation sauvage qui a brisé, clochardisé, et islamisé l’école algérienne dès  les années soixante dix. Il a confié récemment qu’il était conscient, lui et ses acolytes, que pour réussir l’arabisation il fallait sacrifier deux ou trois générations ; et nous voyons le résultat aujourd’hui. Une fois ministre de la culture, il a bâillonné la presse, flingué le quotidien la République d’Oran et interdit de parole la plupart des écrivains, notamment Jean Sénac et Kateb Yacine. A cela s’ajoute la falsification profonde qu’il introduit dans tous les manuels scolaires d’où  il a fait effacer les noms des pères du nationalisme algérien, Messali et Ferhat Abbas,  pour les remplacer par les Ulémas, Taleb al Ibrahimi ;, et Ben Badis, dont le rôle était marginal. Taleb a taillé et falsifié l’histoire contemporaine de l’Algérie pour qu’elle aille comme un gant à son père et ses compagnons. Aujourd’hui des millions d’enfants algériens connaissent les Ulémas, mais aucun d’eux ne sait qu’il doit sa liberté à l’Etoile Nord Africaine, au PPA ou au MTLD. Ce qui se passe depuis février est l’occasion de tourner à jamais la page de ses « pères»  faussaires et infanticides qui ont plongé l’Algérie dans ce désastre culturel inimaginable dont a parlé ces jours ci Mohammed Harbi. Harbi qui est le meilleur témoin de cette époque, et le plus grand historien de l’Algérie contemporaine,  démontre aussi que le FLN n’a pas attendu les islamistes pour défendre une idéologie, passéiste, rétrograde et fondamentaliste, et que l’archaïsme et la violence étaient dans ses gênes dès le 1er novembre 1954.

 Vous vivez en France depuis plusieurs années. Quel est votre regard sur la mobilisation  de la diaspora algérienne ? Quel est son apport au mouvement citoyen en cours ?

Depuis toujours l’immigration algérienne a été un foyer de résistance et de soutien. Même si le mouvement ne semble pas avoir touché les jeunes issus de l’immigration et ne mobilise pour l’instant que les immigrés récemment arrivés, nous avons vu avec quelle détermination la diaspora en France, en Allemagne, au Canada s’est mobilisée pour dénoncer la mascarade des élections. En raison du verrouillage de la presse par le pouvoir,  la diaspora algérienne a aujourd’hui un rôle de témoin et de relais, névralgique, avec les médias internationaux pour les alerter à la fois sur l’évolution du mouvement mais aussi informer sur les exactions quotidiennes commises par le régime contre les droits de l’homme et les atteintes à la liberté d’expression. 

Comment entrevoyez-vous l’issue de cette contestation inédite qui balaie tout le pays ?

Le régime se fout le doigt dans l’œil s’il pense que ce simulacre d’élection va calmer l’insurrection qui secoue l’Algérie depuis 10 mois. On ne force pas un peuple à voter avec un flingue sur la tempe. Je pense que la contestation ne retombera pas, au contraire, elle gagnera en maturité et en profondeur. Je n’attends rien des élections. En 1954, feu Boudiaf déclarait : «  la révolution, nous la ferons même avec les singes de la Chiffa ». Aujourd’hui, je sais que le Général est  capable de faire voter même les singes de la Chiffa pour désigner un singe de la Chiffa comme président de la république et cela juste, par zkara, comme on dit, pour rire au nez de ceux qui ont osé dans la rue remettre en cause le pouvoir des généraux. Mais cela n’entamera en rien la dynamique lancée par le Hirak et dont l’issue est inéluctable, car la génération du Hirak a toute la vie devant  elle, alors que le pouvoir actuel  a la vie et l’histoire derrière lui.

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