Tunisie: qui a peur de Nabil Karoui? (contribution) - Maghreb Emergent

Tunisie: qui a peur de Nabil Karoui? (contribution)

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Ce qui s’est passé en Tunisie est un vrai tsunami. Dommage que les médias français, obnubilés par les cornichons de Balkany à la Santé, n’aient pas pris le temps de consacrer une vraie couverture aux élections tunisiennes qui sont, au-delà du résultat du premier tour, un vrai miracle dans ce vaste goulag qu’est le Monde arabe. 
Avant de commenter le résultat surprenant de ce premier tour, il convient de revenir un peu en arrière. En 2014, les Tunisiens avaient donné leurs suffrages au père de la nation, Beji Caïd Essebsi, dernier rescapé de la génération Bourguiba. L’homme, était un politicien, retors et chevronné. A peine investi, le patriarche tente d’introniser son rejeton de fils à la tête du parti qui l’avait porté au pouvoir. En tout dirigeant arabe, fut-il républicain, sommeille un monarque. C’est connu. 
La mort précipitée de Béji, bouleverse la donne. Son premier ministre, Youcef Chahed, dit Iznogoud, n’avait qu’une idée en tête, tuer le père et prendre sa place. Et comme dit Prévert, quand on suit une idée fixe on ne doit pas s’étonner de ne pas avancer. 
Chahed se lance à corps perdu dans la bataille électorale. Personnage lisse, sans charisme, ni envergure, une tête de rond de cuir, qui pourrait facilement se faire passer pour le fils illégitime d’Edouard Balladur. Mais le présomptueux n’a d’autre bilan que ses déroutes économiques et s’est fait connaître surtout comme l’homme qui vendait trois fois par jour son âme, pour rien, aux islamistes dans l’espoir qu’ils l’aident à donner l’estocade au vieux Béji. 
La crainte du premier ministre était de se faire coiffer au poteau par Nabil Karoui, qui caracolait alors en tête des sondages. Il fallait l’éliminer coûte que coûte. Soutenu par Ennahda, le parricide fait voter une loi qui écarte son concurrent de la course ; mais le renard de Béji qui lui gardait un chien de sa chienne refuse de promulguer la loi, juste avant de mourir. 
Chahed ne se déclare pas vaincu, il fait saisir, en sous main, la justice en invoquant un soupçon de blanchiment d’argent formulé par une ONG, pas si nette que ça, et il parvient enfin à faire arrêter son adversaire, Nabil Karoui. 
C’est comme si en France on avait mis sous les verrous Marine Le Pen, à la veille des présidentielles de 2017, sous motif qu’elle était accusée d’emplois fictifs par le parlement européen. 
La veille du premier tour, les bobos de la principauté de Carthage-la Marsa-Sidi Bou Saïd, se retrouvent orphelins de Béji qu’ils ont tous pleuré comme des Madeleines. 
Dans les chaumières de la banlieue nord, toutes climatisées et toutes tapissées des toiles de Fériel Lakhdar, on pleure, depuis l’an 2000, Bourguiba tous les soirs. On pleure à chaudes larmes, et Dieu sait qu’on a la larme facile, l’homme qui a partiellement libéré la femme, en oubliant de dire que c’est Bourguiba qui a embastillé à mort toute la Tunisie, et jeté les vraies bases de la dictature. 
Mais la nostalgie l’emporte toujours sur l’histoire et la mémoire dans le monde arabe. Faïrouz chiale depuis une éternité l’Andalousie. L’Egypte pleure Nasser, le Maroc, Hassan II et l’Algérie, Boumediene. 
Se sentant orphelins et trahis par une gauche, qui a fondu comme neige au soleil, les bobos intronisent à la va vite un candidat providentiel, Zbidi, ancien ministre de Ben Ali, et ministre de la défense. On lui prête toutes les vertus, on le pare des plus beaux atours. On lui prête des pouvoirs surnaturels : on crie urbi et orbi que c’est le saint sauveur. A la fin, il ne manquait à ce candidat providentiel que la canne et la mer Rouge pour sauver la banlieue nord de ses crises existentielles et la conduire sur une terre promise de Tunisie qui ruisselle de lait et de miel. 
Le résultat des élections va leur donner tort. Les Tunisiens ont voté comme d’autres tirent la chasse. Le vieux monde est parti d’un coup dans les égouts, à commencer par Ennahda dont les deux candidats ont fait naufrage, corps et biens, et dommage que cela soit passé inaperçu. 
Il reste en lice deux candidats donc : Kaïs Saïed et Nabil Karoui. 
Beaucoup comparent le magnat tunisien à Berloscuni, ce qui est exagéré ; il n’en a ni l’empire, ni la fortune, ni les casseroles et encore moins les frasques. Il fait penser plutôt à Bernard Tapie, au temps où il était ministre, même bagout, même volontarisme. Il faut rappeler que sa chaîne avait déclenché les foudres des islamistes en projetant Persépolis, et que l’homme a toujours refusé de négocier avec Ennahda qui veut lui faire la peau à tout prix. 
Après la mort de son fils, Karoui, se lance dans l’humanitaire, et envoie, à grands coups de pubs, il faut le dire, des caravanes sillonner la Tunisie profonde pour venir en aide aux déshérités. Karoui va devenir ainsi « la sœur Emmanuelle » de Tunisie. On lui reproche aujourd’hui d’avoir corrompu ses électeurs avec ses dons. Quelle blague ! Que celui qui n’a point pêché lui jette le premier la pierre. Tous les partis tunisiens, mieux, presque tous les partis politiques du monde, ont recours à la corruption, et les électeurs aiment être corrompus surtout quand ils sont issus de régions qui crient famine. 
Les islamistes ont claqué des fortunes en argent liquide, en cartables, farine, vêtements, seulement ils n’ont pas filmé leur « générosité ». 
En face de Karoui, émerge la singulière figure de Kaïs Saïed, le Robocop tunisien, raide comme un passe-lacet, froid comme un colin, avec un phrasé particulier, le menton toujours en l’air, les yeux au ciel, il parle un arabe classique, sorti du Lissane al arab, et qui fait penser à un prêche du vendredi plutôt qu’à un cours de droit. Homme d’un autre temps, illuminé, en lévitation permanente, il caresse les foules dans le sens du poil : il est contre l’égalité dans l’héritage, pour la peine de mort, contre la dépénalisation de l’homosexualité, imposée, selon lui, par la Commission européenne. 
Son idéologie est aussi simple qu’une notice du jeu de dominos : tous les malheurs de la Tunisie viennent des autres, de l’étranger : le terrorisme, la liberté des mœurs, la crise économique. 
Pour Kais Saïed, la recette du bonheur est facile, il suffit de supprimer l’étranger, et les Tunisiens retrouveront leur sourire légendaire. Pour couronner le tout, il promet de faire rendre gorge à la France qui, selon lui, pille les richesses supposées de la Tunisie. 
Téméraire, en diable, Kaïs s’attaque à des moulins ; et il a raison, on finit toujours par triompher des ennemis qui n’existent plus.
On le compare, à tort, à Robespierre, mais c’est à Fouquier-Tinville qu’il fait penser d’avantage. 
Depuis le premier tour, c’est le délire sur les plateaux, et toute la classe politique tunisienne, islamistes en tête, appelle désormais à voter pour ce Robocop salafiste. 
Les témoignages et les allégeances se succèdent ; la larme à l’œil, ses anciens étudiants et ses anciens professeurs – c’est à croire qu’il a eu toute la Tunisie dans son cours – nous jurent, la main sur le cœur, qu’il est honnête, probe, gentil, incorruptible. Qu’il prend son café au comptoir, qu’il emprunte le bus, refuse la garde rapprochée, ne répond jamais au téléphone, et qu’il aide les vieilles dames à prendre leur couffin ! Bref à entendre ces témoins c’est le Christ en personne qui nous revient cette fois-ci, non de Nazareth, mais de Béni Khiar. Et tous croient dur comme fer qu’une fois à la tête de l’Etat, la propreté du président va déteindre sur tout le pays et le laver enfin de sa corruption et sa saleté.
La politique suppose toujours une part d’utopie, mais entre l’utopie et le délire, il y a un monde. 
En fin de compte, Kaïs Saïed serait la pastille de Javel qui va débarrasser la Tunisie de tous ses microbes : les homos, les féministes, les mécréants et les artistes qui portent atteinte au sacré. 
Quand on rappelle la proximité du personnage avec les salafistes, on nous jure que son conseiller, un certain Ridha, a pour surnom Lénine. Que voulons-nous comme autre preuve de son ancrage à gauche ? Même si l’homme ne jure que par le Coran et non par le Capital. 
A ce rythme-là, on finira par apprendre à la veille du deuxième tour que la femme de Kaïs Saïed s’appelle Aïcha Rosa Luxembourg. 
Mais qu’est-ce qui justifie cette panique collective ? De quoi la classe politique tunisienne a-t-elle peur ? Pourquoi des démocrates en viennent-ils à soutenir quelqu’un qui assure qu’il n’est de loi que celle de Dieu ? Je crois que cette trouille collective relève d’un profond mépris de classe. Elle s’explique par la peur de ces « gueux », de cette « plèbe », de la « roture » que le vote pour Karoui a réveillé pour la première fois et que personne ne veut entendre, ni voir. 
Le soir du premier tour, une des journalistes tunisienne s’est écrié, avec beaucoup de sincérité : « ce sont les femmes de ménage analphabètes qui regardent Nesma qui ont voté pour Karoui ». Et l’agence Sigma tunisienne de nous afficher le graphique : 40 % d’analphabètes ont voté pour le patron de Nesma ! Diantre ! Voilà en fait le péché originel, la faute à Karoui : avoir réveillé cette Tunisie d’en bas que personne ne voulait voir, celle qui crève la dalle à Gasserine, Sidi Bouzeïd ou Sbeitla.
C’est donc haro sur le baudet, il y a péril en la demeure. Aux analphabètes, on préfère, bien sûr, le professeur de droit constitutionnel, même s’il promet de tordre le cou à la Constitution une fois au pouvoir. Ce n’est plus un clivage gauche/droite, mais un clivage lettrés/ illettrés, clivage entre clercs et serfs, noblesse et roture. C’est le conflit entre les deux humeurs dont parle Machiavel dans le Prince : « Dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni écrasé par les grands, et que les grands désirent commander et écraser le peuple : et de ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence. » 
Ce qui est pathétique dans cette histoire, c’est qu’on a l’impression d’assister à un curieux match de boxe. D’un côté, un challenger dans un peignoir en soie qui sautille sur un ring face à une salle en délire, alors que son adversaire, un bâillon sur la bouche, est attaché avec des menottes au radiateur des vestiaires. 
Kaïs Saïed ne pourra entrer légitiment à Carthage que si Nabil Karoui sort de prison, sinon il faudra dire adieu à la démocratie en Tunisie.

Mohamed Kacimi, écrivain

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