Les auditions de ce mardi ont été prolongées jusqu’à 19 h. L’ancien directeur des nouveaux projets à l’ANA Mohamed Khelladi dont le parcours ressemble plutôt à celui d’un espion, a sorti les débats du cadre strict de la passation des marchés et des relations d’affaires entre entreprises pour les amener dans les ténèbres de l’intelligence économique. Avec un lot de révélations…
Le procès de l’affaire de l’autoroute est-ouest a repris aujourd’hui avec la reprise de l’audition de Chani Medjoub. Une audition qui a tourné principalement autour de sa prise de contact avec Mohamed Khelladi, directeur des nouveaux projets à l’Agence nationale des autoroutes (ANA) également inculpé dans cette affaire. Chani a déclaré qu’il ne connaissait pas personnellement Mohamed Khelladi, qu’il n’a jamais cherché après lui et que c’était lui qui l’avait contacté en disant qu’il était l’émissaire du général Hassen (Abdelkader Ait Ourab, coordinateur de la lutte antiterroriste, Ndlr). Chani a répondu vaguement aux questions du juge au sujet de cette rencontre et aussi de pourquoi Hassen lui aurait envoyé un émissaire.
Selon Chani, Khelladi disait que c’est sa relation avec le groupe CITIC qui intéressait le général Hassen, niant avoir rendu un quelconque service à ce dernier. Et de souligner que la perquisition du domicile de Khelladi a permis la saisie du dossier d’un privé qu’il n’a pas cité, intéressé par un financement de CITIC pour l’achat de 400 camions. La version de Mohamed Khelladi contredit celle de Chani. Khelladi a indiqué lors de son audition que c’est Chani qui a cherché à le rencontrer et non pas le contraire. Et pour établir le contact, il aurait sollicité le général Abdelali. Khalladi a dit que Chani a été recommandé au général Hassen par le général Abdelali et que Hassen lui avait demandé de le rencontrer et de rendre compte de son entrevue avec lui.
Seriana et l’intelligence économique
D’après Khelladi, Chani est venu plutôt lui intimer des ordres émanant d’officiers du DRS, lui signifiant de les exécuter. « Il m’a dit brutalement sans aucune forme d’introduction ‘’je suis l’émissaire de tes maîtres, ils te disent de demander à CITIC une enveloppe conséquente afin de mettre en place une caisse noire du DRS à l’étranger », a-t-il déclaré au juge. Et d’ajouter qu’il en avait rendu compte au général Hassen. Khelladi a indiqué au juge qu’il avait « enquêté » par la suite sur ce qu’il soupçonnait être des malversations dans la passation du marché de l’autoroute est-ouest, allant jusqu’à Pékin pour se renseigner auprès d’un certain Philip Chen qui travaillait pour le compte d’une autre entreprise chinoise, laquelle a eu à construire en Algérie l’usine d’armement de Seriana dans la wilaya de Batna. Et que c’est Philip Chen qui aurait pu s’informer sur ce marché de l’autoroute est-ouest dans le cadre de la veille concurrentielle qu’il faisait pour son entreprise. Ces renseignements, a-t-il poursuivi, indiquent que des commissions qui s’élèverait à 20 % de la valeur du marché, ont été versées à des responsables algériens, des responsables du groupe chinois et autres intermédiaires, citant Pierre Falcone, Mohamed Bedjaoui, Amar Ghoul et Chani Medjoub. De même qu’il a parlé de surcoûts générés par le manque d’organisation au départ et la mauvaise préparation du projet. A la question du juge de savoir plus sur ses motivations quant à cette mission en Chine qui ne relève pas de ses compétences en tant que responsable à l’ANA, Khelladi s’est drapé dans cette réponse qu’il a répétée à chaque fois que la question était posée : « J’ai agi en tant que citoyen ». Khelladi a en tout cas indiqué au juge, en retraçant son parcours aux forces navales où il a occupé le poste de directeur de la recherche scientifique, qu’il avait fait de l’ « intelligence économique ».
Enquête financée par Sacha
En plus de ses compétences linguistiques qui vont, selon ses dires, de l’arabe à l’anglais en passant par le russe, le français l’italien et le portugais, il a souligné qu’il a eu à gérer « la réparation des torpilles dans la base de Mers El Kébir » et qu’il était à la tête d’un « projet de construction d’un sous-marin, un projet tombé à l’eau » pour des raisons qu’il n’a pas expliquées. Mais Khelladi est allé plus loin dans ses révélations s’agissant de l’autoroute est-ouest, avouant au juge qu’il a aidé le DRS pour piéger Chani et l’arrêter à l’aéroport d’Alger et qu’il avait confronté Chani, à trois reprises, dans les locaux du DRS lors de l’enquête préliminaire à la demande d’un autre général, à savoir, Djebbar Mehenna. « Il n’était pas sale et disposait de toute ses capacités intellectuelles et nos confrontations dont il était assis sur un tabouret se sont déroulées dans des conditions normales », a-t-il dit.
Si Chani a démenti cette histoire de confrontations : « Je ne l’ai pas vu là-bas ! », Khelladi a néanmoins indiqué que les frais de son voyage en Chine ont été pris en charge par deux personnes. Sid Ahmed Tadjeddine Addou en détention dans le cadre de cette même affaire et dont Khelladi dit l’avoir utilisé pour espionner Amar Ghoul vu sa proximité avec lui ; et Nasreddine Bousaïd dit « Sacha » qu’il décrit comme un juif de Tlemcen installé en France. « Tadjeddine m’a payé le billet d’avion Alger-Paris et Sacha s’est occupé du reste en m’accompagnant en Chine », a-t-il précisé. « Et selon vous, quel intérêt aurait Sacha à faire cela ? », s’est interrogé le juge ? Et à Khelladi de répliquer : « Il ne me l’a pas dit mais j’ai compris qu’il était en concurrence avec Chani, en tout cas les deux roulaient pour des intérêts protagonistes ».
Le syndrome James Bond et la grève de la faim de Chani
Selon Chani, les déclarations de Khelladi relèveraient du « pur délire ». Il l’a qualifié de quelqu’un qui souffre du « syndrome James Bond et du syndrome de celui qui tape et se précipite pour se plaindre ». En plus de ces révélations sur les circonstances de ses rencontres avec Khelladi qu’il dit ne pas dépasser les trois –une dans un café sombre à Dely Ibrahim et deux dans son bureau au siège de la société Oriflamme Algérie–, Chani a annoncé qu’il entamerait une grève de la faim dès la fin de son audition. « Je préfère mourir en homme que finir mes jours comme un cafard », a-t-il déclaré. Et de justifier sa démarche par les violations de ses droits élémentaires lors de l’enquête préliminaires par les enquêteurs du DRS. « Je voulais prendre une douche et me changer parce que je me sentais sale après plusieurs jours sans hygiène. Alors, ils sont venus à trois la nuit dans ma cellule. Ils m’ont mis nu à genou face au mur avant de me pisser dessus et dire : voilà une douche », a-t-il révélé. Cette démarche extrême de Chani est pour lui le dernier recours après avoir épuisé toutes les voies possibles pour dénoncer sa torture et son jugement sur la base d’aveux extorqué sous la torture. Chani avait revendiqué l’amitié du général Abdelali lors de son audition par le juge disant que c’était ce général qui l’avait fait connaitre le colonel Khaled qui était son subalterne. Il a dit ne pas connaître le général Hassen. Les trois généraux cités ne sont plus en fonction.
L’arbitrage du président Bouteflika
La journée d’aujourd’hui a vu également l’audition de l’ancien secrétaire général du ministère des travaux publics Mohamed Bouchema. Ce dernier, qui se décrit comme un « fonctionnaire carré », a rappelé la genèse du projet de l’autoroute est-ouest qui était un « rêve » de l’État algérien depuis les premières années de l’indépendance et que ce rêve n’a pas pu se réaliser avant les années 2000 faute de financements. « On suppliait les étrangers pour venir construire cette autoroute suivant la formule Build Operate Transfer (BOT), en vain. Sa réalisation a été commencée par tronçons avant que le président Abdelaziz Bouteflika ne décide en février 2005 que le projet soit financé par l’État. Mais, l’administration avait anticipé en créant les conditions propices à sa réalisation comme l’amendement de la loi relative aux expropriations, la restructuration de l’ANA, etc. », a-t-il rappelé. Et de souligner que « la passation du marché a respecté les procédures que prévoyait le code des marchés publics, que le marché a été attribué aux Chinois qui ont soumissionné suite à un appel d’offres international lancé en 2005 qui a vu la soumission de plusieurs groupements internationaux ». Or, a-t-il regretté, une rumeur a circulé et a accompagné le projet tout au long de sa réalisation, disant que le montant du marché était exorbitant. « Nous avons travaillé sur la base des estimations faites par l’ANA à l’époque qui prévoyaient un coût minimum à 632 milliards de DA (7,7 milliards USD), un coût moyen de 779 milliards de DA (9,5 milliards USD) et un coût élevé à 944 milliards de DA (11,4 milliards USD). C’était le coût élevé qui a été retenu pour l’élaboration du contrat programme », a-t-il indiqué. Au juge qui s’interrogeait sur l’origine de cette rumeur, Mohamed Bouchema a suggéré comme grille d’analyse le mécontentement des groupes internationaux qui ont perdu le marché. « La rumeur visait à torpiller le projet », a-t-il ajouté. Bouchema a révélé par contre que les gestionnaires du projet ont été contraints de suspendre la procédure d’attribution du marché à cause de cette rumeur. Et c’est le président de la République qui a arbitré pour la relancer. « Le président avait demandé l’avis d’un bureau d’études arabe qui a été présent en Algérie lors d’une grande occasion et ce bureau d’études a estimé que le coût du marché n’était pas exagéré. Nous avons alors décidé de plafonner le montant et faire signer aux entreprises un engagement pour le réaliser dans les délais », a-t-il déclaré.