Les manifestants sont ressortis en grand nombre le 28e vendredi annonçant un automne puissant du Hirak. Un homme est devenu leur cible numéro un, l’espace d’un été. Autopsie de la mort politique du chef d’Etat-major. Qui pense encore organiser des présidentielles avant fin 2019.
Les Algériens qui manifestent ont changé. Ils avaient pour partie d’entre eux un doute « favorable » sur les intentions du chef d’Etat-major jusqu’à encore le début du mois de juin. A la sortie de l’été, ils n’ont que des certitudes. Ahmed Gaïd Salah est l’obstacle incarné au changement démocratique qu’ils réclament.
Ce ressentiment populaire à l’égard du chef d’Etat-major est monté crescendo tout au long des trois derniers mois. Vendredi dernier, il prenait l’allure d’une déferlante de colère. A Alger, mais aussi, et dans les mêmes proportions, dans toutes les villes du pays, son nom est scandé pour personnaliser « l’Etat militaire » dont ils ne veulent pas, la « Issaba » dont il serait le vrai chef, la hogra qu’il incarne avec les arrestations de détenus d’opinion.
Le nom de Ahmed Gaïd Salah est désormais cité dans presque toutes les chansons, scandé dans tous les mots d’ordre. Dans les forums des rues qui se forment à la fin des marches dans les principales villes du pays, plus personne ne s’aventure à évoquer un rôle « protecteur » ou « bienveillant » de l’homme fort de l’armée. Le chef d’Etat-major a réussi le tour de force de se rendre en quelque mois sans doute plus impopulaire que Abdelaziz Bouteflika du 4e mandat. Cette évolution spectaculaire est bien sûr mesurable sur les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux. Elle est largement masquée par les médias.
Les télés pro-système continuent de faire – honteusement – l’éloge du chef de l’armée, tandis qu’en position de faiblesse, la presse papier issue des années 90, soutient le hirak mais ne s’attarde pas beaucoup sur son expression devenue résolument anti-Gaïd Salah. Les observateurs sont nombreux à se demander si le chef d’Etat-major est informé de cette situation par son entourage. L’impopularité de l’ancien soutien de la présidence à vie de son « ami » Abdelaziz Bouteflika a évolué tellement vite et loin, que mêmes les milieux « cachiristes » qui projetaient d’organiser des actions pour le soutenir font désormais profil bas, et se contentent de relayer mécaniquement son tube estival : « une élection présidentielle dans les meilleurs délais ».
Ahmed Gaïd Salah est politiquement mort. Mais comment donc l’homme qui prétendait en avril dernier « accompagner » un peuple « brave » sur la voie du changement, a-t-il pu se transformer en personnage le plus décrier du pays ?
Le sabordage du dialogue comme point final
Le capital « sympathie » n’était, au départ, certes pas épais en faveur d’un militaire de 79 ans partisan de la manière forte et pilier du système Bouteflika. Il n’en fallait donc pas beaucoup pour que le petit état de grâce, accordé par une partie de l’opinion populaire en avril dernier au chef d’Etat-major s’évapore au soleil. Avant de se transformer en une hargneuse détestation.
La première erreur du chef d’Etat-major est d’avoir réellement pensé que les Algériens allaient « l’adopter » pour avoir « fait démissionner » son ami président et mis en prison son frère, véritable régent durant plus de 5 ans. La fuite organisée dans la haute hiérarchie de l’armée d’un extrait audio – jamais démenti – a précipité le divorce. Ahmed Gaïd Salah s’y prenait au sérieux. Pour lui, ce ne serait pas le peuple en mouvement qui a obtenu le départ – déjà programmé – de Bouteflika, mais bien lui. Un chant du Hirak a été inventé spécialement en réponse à cette avanie : « kharajnak mal Ouboudia ». « Nous t’avons sorti de l’esclavage ». Impossible donc de voler la chute des Bouteflika aux manifestants du 22 février.
Tout ce qu’a tenté le chef d’Etat-major pour s’approprier une partie des revendications populaires s’est rapidement avéré sans souffle politique : les arrestations des amis politiques de Bouteflika, celles des dirigeants, Premiers ministres et ministres, celle des patrons des services (Toufik, Tertag) qui ont animé son long règne, celles des oligarques qui ont profité de ses largesses. Il manquait toujours le retour à l’article 7 et 8 de la Constitution, l’expression de la souveraineté du peuple pour en finir avec ce système là.
A l’amorce de l’été, au lendemain d’un mois de ramadan enjambé avec succès par le Hirak, le projet d’organiser des présidentielles sur le mode du passage en force – comme pour celles du 04 juillet – était durablement compromis. La tentative, en représailles, de diviser le mouvement, en inventant « un danger » berbériste s’est tout aussi lamentablement retournée contre son initiateur. L’affaire Bouragaa a marqué un dernier échelon dans la déraison martiale qui a achevé de « griller » l’image de Ahmed Gaïd Salah.
Il restait pourtant un espace politique que le chef d’Etat-major pouvait encore occuper pour s’éviter cette immolation symbolique de l’été 2019. Celui de la promotion du dialogue politique pour trouver une issue au bras de fer avec le mouvement populaire. Ahmed Gaïd Salah a concédé l’ouverture tactique annoncée par le président de l’Etat, Abdelkader Bensalah dans son discours du 03 juillet. Institutionnalisation d’un dialogue national à la charge de l’Etat, transfert de l’organisation des élections vers une commission indépendante qui remplacerait l’administration et le conseil constitutionnel, agenda électoral issu du dialogue. Seule condition, et là est l’essentiel, ce processus n’est valable que pour organiser « une élection présidentielle dans les meilleures délais ».
Ahmed Gaïd Salah s’est précipité pour saborder cette « ouverture » déjà entachée aux yeux des manifestants. Dans un premier discours, le 10 juillet, puis quelques semaines plus tard en rejetant brutalement la revendication de mesures d’apaisement demandée par le coordinateur du panel, Karim Younes, et relayée par le président de l’Etat, Abdelkader Bensalah. Attitude si véhémente, qu’elle a amené les observateurs à considérer deux orientations au sein de la queue de comète de l’univers Bouteflika, une orientation souple, favorable au dialogue représentée par Abdelkader Bensalah et l’autre dure hostile à la moindre concession, incarnée par son vice-ministre de la Défense et néanmoins homme fort du pouvoir. Cela fait beaucoup d’éléments à charge pour s’éviter un sort politique morbide. A la sortie de l’été, le regard du pays qui marche est lucide sur le rôle du chef de l’armée.
Régime militaire de transition paralysante
Le chef d’Etat-major a exprimé le lundi 02 septembre son « souhait » de voir le corps électoral être convoqué au mieux le 15 septembre courant pour tenir des élections avant la fin de l’année 2019. Il pense avoir changé le rapport de force en sa faveur pour faire passer à la fin de l’automne ce qu’il a échoué à faire à la fin du printemps. Syndrome de l’auto-intoxication. En réalité, il est politiquement dans un splendide isolement de corbillard. La perception qu’en font les manifestants désormais c’est qu’il ne souhaite pas réellement la tenue d’élections présidentielles, et fait exactement ce qu’il faut pour les rendre impossibles.
Le soupçon légitime devient le suivant ; « Ahmed Gaid Salah a engagé la transition. C’est lui qui la dirige. Et cela ne changera pas tant que le Hirak ne sera pas domestiqué ». En un mot, régime militaire de transition qui ne dit pas son nom. Sa capacité à dicter sa feuille de route est encore plus faible qu’avant l’été. Elle intervient sur un champ de ruines institutionnelles et psychologiques. Le gouvernement laissé par Said Bouteflika, ne peut travailler, au mieux, que sur des affaires courantes. La lutte contre la corruption, qui épargne toujours le clan d’affaires Saidani-Djemai-Tliba, a largement dérapé et paralyse désormais l’économie nationale. Les patrons privés ont peur, quel que soit leur distance avec le clan Bouteflika. Et l’administration centrale liée à l’économie ne délivre plus aucune autorisation pour développer des investissements, ou même des opérations routinières.
L’armée n’a jamais été autant divisée que depuis la tentative de coup d’Etat de Tahar Zbiri en décembre 1967. Le turn-over sur les postes de commandement est devenu endiablé et le nombre d’officiers supérieurs en fonction ou retraités, aujourd’hui détenus, n’a jamais été aussi élevé. L’exfiltration du très controversé général Belksir, commandant en chef de la gendarmerie, illustre le climat. La bataille ouverte avec Khaled Nezzar est un autre front qui aggrave le sentiment de chaos général. Personne de crédible n’est plus en mesure, en ce début de septembre 2019, de défendre sérieusement un contenu d’issue politique d’avenir que peut incarner le chef d’Etat-major. Son appel aux élections présidentielles n’illusionne plus, en dehors de l’ancienne base sociale du régime Bouteflika en confettis. Il n’a pas de candidat caché en situation de se faire élire, si les Algériens décident de voter. Surtout pas Abdelmadjid Tebboune, porté par la rumeur. Or les Algériens ne paraissent pas décidés à voter avec cette même Constitution. Ils le répètent tous les vendredis avec un slogan implicite qui ouvre la voie au préalable de la révision de la Constitution : « pas de vote avec la 3issaba ».
Les partenaires étrangers de l’Algérie ne sont pas dupes de cette incapacité. Ils ont pris le temps d’évaluer les scénarios que propose un changement de système basé sur la satisfaction des Algériens qui sortent dans la rue depuis plus de six mois. Il sont moins aventureux et plus lisibles aujourd’hui qu’un impossible rafistolage du système autour d’un militaire bientôt octogénaire, déconnecté de la réalité sociale et politique de son pays. Ahmed Gaïd Salah avait une opportunité de passer rapidement la main en accédant à la volonté populaire dès le mois d’avril dernier lorsqu’il s’est retrouvé, de fait, à la tête du pouvoir. Il s’est investi d’une autre mission. Perpétuer l’hégémonie de l’ANP sur la vie politique nationale. Quelqu’un au sein même de l’ANP l’a-t-il mandaté pour cela ? La chronique de l’Histoire le montrera plus tard. En attendant, il a choisi d’affronter le peuple qui marche. Il a perdu.