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Idées

Algérie : langues-alibis et hystéries identitaires*

Par Yacine Temlali
août 30, 2015
Algérie : langues-alibis et hystéries identitaires*

L’Algérie est de fait, un Etat bilingue : l’arabe, langue officielle, et le français, langue sans le moindre statut juridique, se partagent les différents domaines de la vie publique. En dépit de ce bilinguisme, les intelligentsias arabisante et francisante vivent chacune à l’écart de l’autre, dans sa citadelle prétendument assiégée: les arabisants voient en le français le Cheval de Troie de la recolonisation et les francisants en l’arabe une langue porteuse de germes rétrogrades, quand bien même elle serait une belle langue littéraire. Pourtant, pas plus que le français n’est « la langue du colonisateur », l’arabe n’est « la langue du Coran ». Le statut des langues doit être clarifié d’urgence en Algérie et, surtout, la représentation des intelligentsias arabisante et francisante échoir à de plus jeunes intellectuels, modernes et décomplexés.

 

L’Algérie n’a pas succombé aux clins d’œil de l’Organisation internationale de la francophonie mais le français y est bel et bien une seconde langue officielle. Sans avoir le moindre statut juridique, il est la langue d’une partie non négligeable de l’administration, de l’enseignement, des médias et du secteur économique et financier. Les médias gouvernementaux francophones s’adressent à un public autochtone, auquel ils supposent une compétence linguistique en langue française comparable à celle des francophones natifs. Le français est, enfin – et ce n’est pas peu – la langue dans laquelle est rédigée une partie des lois, ordonnances et autres décrets avant d’être traduits vers l’arabe. Il n’est pas exclu que la loi 91-05 du 16 janvier 1991 « portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe » ait été écrite initialement en « langue étrangère » !

L’arabe dit fusha, dans ses variantes classique et moderne, connaît, quant à lui, une diffusion sans commune mesure avec sa situation dans les années 1960, lorsqu’il n’était connu que d’une élite minuscule de « lettrés ». Il est aujourd’hui la langue exclusive de l’enseignement général, ainsi que d’une grande partie des filières universitaires. La popularité des médias arabophones, qu’ils soient locaux ou étrangers, témoigne de sa bonne fortune. Cette popularité est la preuve qu’il n’est pas la « langue morte » que certains ne cessent de moquer, quitte à se faire, à leur corps défendant ou presque, les défenseurs de la daridja, l’arabe dialectal. Il est nécessaire d’ouvrir ici une petite parenthèse. Les discours sur la marginalisation de la daridja sont pour le moins excessifs. Bien qu’elle ne soit malheureusement considérée comme une véritable langue que par les linguistes, pas même par ses propres locuteurs, elle est employée (sous des formes rappelant l’« Educated Spooken Arabic » des plateaux des télévisions satellitaires) dans les émissions radiotélévisées, l’internet, le théâtre, le cinéma, la chanson, les dessins de presse, la littérature écrite, les débats politiques, les audiences des tribunaux, les contacts avec l’administration… Elle a même brisé le tabou de la graphie : elle est une langue écrite dans la publicité, où l’on pourrait facilement croire qu’elle est en voie de supplanter le fusha. La politique d’arabisation ambitionnait, dans les années 1970 et 1980, de substituer le fusha au français mais on ne peut affirmer sérieusement qu’elle visait à le substituer à la daridja. Le principal artisan de cette politique, le président Houari Boumediene, s’exprimait, sans complexe aucun, en langue dialectale.

 

La panne de la traduction

 

Ce bilinguisme officieux arabo-français (1) donne lieu à des contacts culturels avec le Proche-Orient, qui continuent une tradition millénaire, ainsi qu’à des rapports culturels suivis avec la France. Il n’en résulte pas, cependant, en Algérie même, de contacts réels entre les intelligentsias arabisante et francisante, enfermées chacune dans sa citadelle prétendument assiégée.

Le caractère négligeable de leurs contacts se voit d’emblée à leur monolinguisme. Les rares intellectuels bilingues (universitaires, traducteurs, etc.) font figure de dérisoires passerelles entre deux univers parallèles. Peu d’intellectuels francisants maîtrisent le fusha, absurdement qualifié de « langue difficile ». Peu de créateurs de culture arabe sont aussi francophones alors que la grande diffusion du français dans le pays rend relativement aisé son apprentissage. Les créateurs d’expression française ont plus de liens avec leurs pairs français qu’avec les créateurs d’expression arabe, tandis que ces derniers sont souvent plus en relation avec les cercles culturels cairotes ou beyrouthins qu’avec leurs concitoyens francisants. Il est des domaines artistiques où l’arabe est pratiquement proscrit : la majorité des artistes-peintres sont de culture francophone et, aux Beaux-arts, le français est l’unique langue d’enseignement et de travail. L’Union des écrivains est, elle, un club quasi-exclusivement arabisant depuis qu’elle a été « refondée », en 1974, pour être transformée en antenne du parti unique FLN. Cette division linguistique de la vie culturelle prolonge le partage des différents domaines de la vie publique entre arabisants et francisants. Aux premiers, l’éducation nationale, une partie de l’administration et des médias (notamment les mass-médias), etc. Aux seconds, l’enseignement scientifique, l’économie, les finances, en plus de quelques influents médias (dont des médias gouvernementaux)…

L’école aurait pu être le creuset d’une génération peu influencée par les rancœurs linguistiques des aînés. Malheureusement, en matière de formation bilingue, elle connaît moins de succès que l’école franco-musulmane de l’époque coloniale. L’enseignement des langues étrangères ne laisse pas moins à désirer que celui de l’arabe. Formés en arabe, les étudiants en sciences sont appelés, dès leur accès à l’université, à « se refranciser » dans les pires conditions pédagogiques. En effet, dans l’éducation nationale, l’enseignement des matières scientifiques, jadis plus ou moins bilingue (on se souvient des cours de « terminologie »), se fait exclusivement en arabe (ce qui n’est pas le cas en Tunisie, réputée, pourtant, plus « arabisée »).

Le cloisonnement entre les intelligentsias francisante et arabisante n’est pas rompu par un véritable mouvement de traduction. Le vœu formé en 1968 par Mostefa Lacheraf d’« un double effort de traduction allant du français à l’arabe et vice-versa (2) » est resté un vœu pieux. La traduction littéraire demeure une activité marginale. Hormis les « pionniers » (Kateb Yacine, Mohamed Dib…), dont les premières œuvres ont été traduites sur l’initiative d’éditeurs proche-orientaux, peu d’auteurs d’expression française sont présentés au lectorat arabophone algérien. De même, peu d’écrivains d’expression arabe sont traduits vers le français, et quand ils le sont, rien n’indique qu’ils peuvent conquérir un lectorat francophone dans leur propre pays autrement qu’en se reconvertissant linguistiquement, dans le sillage d’Amine Zaoui.

 

Un mur de peurs

 

Le monolinguisme des élites algériennes est emblématique de la hauteur du mur de peurs et d’incompréhension qui les sépare et qui, paradoxalement, n’était pas aussi infranchissable à l’époque coloniale, quand même les intellectuels oulémas pouvaient être parfaitement bilingues (Lamine Lamoudi…) et éditer des journaux en français (La Défense, Le Jeune musulman…).

L’intelligentsia francisante traditionnelle craint une arabisation religieuse qui enterrerait, sous les décombres d’une nouvelle conquête, le patrimoine culturel francophone, associé à la démocratie la plus parfaite et à la modernité la plus pure. Une partie de cette intelligentsia a tendance confondre l’arabe fusha avec la langue des fulminations salafistes. Pourtant, nul n’ignore que tout au long de sa longue histoire, l’arabe a été approprié aussi bien par des faqihs rigoristes que par de courageux libres-penseurs, voire par des poètes libertins à l’image d’Abou Nouwas. S’il avait été un « idiome sacré », aurait-il pu transmettre le patrimoine philosophique grec à l’Europe occidentale ?

A défaut de pouvoir les nier, certains intellectuels francophones minimisent les liens entre l’Algérie et le Proche-Orient arabe, se faisant les chantres d’une « méditerranéité » vaporeuse (les populations des Hauts-Plateaux, des oasis et du Grand-Sud se sentent-elles « méditerranéennes » ?) Ils rejettent la culture arabe savante sous prétexte de défense du « patrimoine populaire ». Il semble pourtant établi que les recherches sur ce patrimoine soient essentiellement le fait d’universitaires arabisants.

L’exaltation de la « méditerranéité » exprime la crainte de voir l’Algérie se dissoudre dans un grand ensemble arabe, le Proche-Orient étant perçu comme un danger pour son « authenticité » arabo-berbère. Or, si l’Etat rechigne toujours à donner aux langues berbères les moyens de se développer, ce n’est pas à cause de pressions égyptiennes ou irakiennes mais à cause d’une incurie bien locale. En 1970, sous la férule du terrible Baath, le kurde a été reconnu en tant que langue officielle des provinces irakiennes kurdes. Chez nous, il a fallu attendre 2002 pour que le « tamazight » soit timidement élevé au statut – du reste tout formel – de langue nationale.

La dissolution de l’Algérie dans un ensemble arabe apparaît comme une perspective purement fictive pour deux raisons. La première est que l’« union panarabe » n’a jamais été un souci sincère des dirigeants de la région arabe et, aujourd’hui, elle n’est même plus la revendication de peuples écrasés, qui ont compris que l’arabisme était une idéologie de pouvoir légitimant leur asservissement. La seconde raison est la force du nationalisme algérien, irrigué par une inépuisable épopée anti-coloniale. Contrairement à un mythe en vogue, notre pays n’a jamais été une sous-province égyptienne dirigée par Gamal Abdelnasser depuis Le Caire, pas même sous le règne du très arabiste Ahmed Ben Bella. Et bien qu’entre 1967 et 1973, il se soit mobilisé militairement aux côtés de l’Egypte et de la Syrie par devoir de solidarité anti-impérialiste, il est resté très attaché, dans ses rapports au monde arabe, à l’indépendance de sa décision.

L’intelligentsia arabisante traditionnelle, quant à elle, fait de l’arabe un objet monolithique ignorant la variation, un objet idéalement représenté par l’héritage de l’époque littéraire classique. Ce faisant, elle offre des armes précieuses à ses adversaires, dont le dogme pseudo-linguistique réduit justement l’arabe à une « langue de la poésie », probablement belle et certainement inutile. Elle nourrit une peur panique d’une refrancisation à rebours, qui anéantirait les acquis de l’arabe en Algérie. La diffusion de cette langue en un demi-siècle d’indépendance a pourtant atteint un niveau jamais égalé dans l’histoire maghrébine, qui rend l’idée de son extinction proprement inconcevable.

L’intelligentsia arabisante traditionnelle prétend que la francophonie algérienne – qu’elle perçoit, sans nuances, comme un bloc unique – est le cheval de Troie de la recolonisation. Même un anticolonialiste comme Kateb Yacine, pour avoir qualifié le français de « butin de guerre », ne trouve pas grâce à ses yeux. Pour être aimé d’elle, les auteurs francophones doivent se transformer en Malek Haddad et répéter sans arrêt que la langue française est leur « exil ». Malek Haddad serait ainsi l’unique patriote francophone et, pour les besoins de la cause, son « silence » littéraire est mythifié à l’extrême. Un examen attentif de son parcours montre, pourtant, tant de similitudes avec celui de Kateb Yacine : ne proclamait-il pas lui aussi que le français était devenu, pour sa génération, « un instrument redoutable de libération (3) » ? Un tel examen montre également, toutefois, que contrairement à Kateb Yacine, passé à l’arabe dialectal pour se rapprocher de son peuple, Malek Haddad n’a jamais recherché, lui, à atteindre « ce lecteur idéal (…) ce fellah aujourd’hui occupé à d’autres besognes (4) ». Certes, après l’indépendance, il n’a plus publié de fictions en français mais cette langue est restée son unique langue de travail, aussi bien dans la page culturelle d’An Nasr, alors francophone, que dans la non moins francophone revue Promesses.

 

Des langues-identités

 

L’Algérie ne déroge ainsi pas à la règle des rapports conflictuels entre les langues qui ont donné au vocabulaire de la sociolinguistique quelques termes franchement martiaux (« guerre des langues », « conflit linguistique »…). C’est que comme dans d’autres pays en crise, les langues sont les vecteurs d’identités jugées inconciliables voire ennemies : identité ethnique (berbère), ethnico-religieuse (arabo-musulmane), sociale (le français). On est loin de l’identité comme construction permanente, et encore plus loin de l’identité en tant que « foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle (5) ».

Les identités revendiquées dans et par les langues sont d’autant plus figées qu’elles se sont construites contre des mouvements de minoration réels ou velléitaires. Minoration du berbère par l’arabe. Minoration – manquée – du français par l’arabe illustrée, au début des années 1990, par la tentative de lui substituer l’anglais dans le cycle primaire. Enfin, minoration de l’arabe par le français sous la colonisation – et encore aujourd’hui, quand on sait que certains textes du Journal officiel sont d’abord rédigés en « langue étrangère ». Il peut paraître étonnant de parler ici de minoration de l’arabe par le français mais la minoration d’une langue ne résulte pas seulement d’une attitude officielle. Elle peut résulter de « toutes sortes de ressorts économiques, sociaux, dans lesquels il faut inclure le poids de l’histoire », ressorts qui la cantonnent « dans une situation subalterne (6) ».

La minoration insidieuse de l’arabe, langue officielle, par le français continue de nourrir le ressentiment culturel de larges secteurs de la population. Elle n’est pas complètement étrangère à la fortune relative que connaît l’islamisme, expression dévoyé de frustrations économiques, sociales et linguistiques. Fait significatif, elle se vérifie jusque dans les structures grammaticales de l’arabe employé par les médias algériens. Leur fusha, en effet, n’en est pas un ! Il est victime de l’adoption, par le biais de la traduction, de structures syntaxiques françaises et du recours débridé au calque sémantique qui fait que les néologismes ne sont intelligibles qu’en référence aux termes originaux dont ils sont censés rendre la signification. Il est amusant de voir les journaux qui prétendent porter haut le flambeau de l’« authenticité » s’écrire dans un arabe in-authentique, fruit hybride de la traduction littérale de la « langue du colonisateur ».

 

La responsabilité des jeunes créateurs

 

Une politique linguistique sérieuse doit viser une promotion de l’arabe moderne qui soit guidée par la recherche de ses similitudes (lexicales, etc.) avec les parlers dialectaux, et ce, dans le souci de tenir compte, dans son enseignement, des acquis extrascolaires des élèves. Les contenus des cours de langue et de littérature arabes doivent être prioritairement des contenus modernes et contemporains, au lieu d’être dominés, comme c’est actuellement le cas, par le corpus classique et pré-islamique. L’arabe doit absolument cesser d’être perçu comme la « langue du Coran ». S’il est une des six langues de l’ONU, c’est, en bonne partie, grâce à l’œuvre modernisatrice de nombre d’intellectuels de confession chrétienne.

Une telle politique doit également viser le sauvetage et la promotion des langues berbères, les seules langues véritablement opprimées dans notre pays. Leur enseignement est aujourd’hui artisanal, et le travail pour les codifier et les standardiser est mené de façon laborieuse et anarchique. S’il n’est pas encadré par des sociolinguistes compétents, il débouchera sur un désastre : la création en laboratoire d’un berbère standard désincarné, dans lequel aucune communauté berbérophone ne se reconnaîtrait.

Le statut du français doit être courageusement clarifié. Il peut être, par exemple, officiellement admis comme langue de l’enseignement scientifique à l’université pour éviter la cacophonie linguistique actuelle, préjudiciable à la qualité de la formation. Il ne sera plus alors perçu comme un instrument de dépersonnalisation post-coloniale mais comme une langue étrangère privilégiée, utile voire indispensable.

Cependant, il ne peut y avoir de progrès vers la résolution de nos problèmes linguistiques sans évolution sensible des intelligentsias francisante et arabisante. Au sein de ces intelligentsias, de jeunes créateurs œuvrent, sans prétention, dans le sens d’un syncrétisme linguistique et culturel original. L’arabe n’est pas, pour eux, cette langue guindée des imams incultes et des politiciens véreux mais une langue vivante, que les Algériens possèdent en partage avec le Proche-Orient. A leurs yeux, pas plus que l’arabe n’est la « langue du Coran », le français n’est la « langue du colonisateur ». Ils le métissent et le créolisent, inaugurant un processus d’appropriation de cette langue qui, un jour peut-être, donnera quelque réalité autonome à la francophonie algérienne. Grâce à eux, les parlers dialectaux s’insinuent dans l’univers clos des deux langues « prestigieuses », l’arabe et le français. Ils assument, en un mot, la féconde hybridité de la culture algérienne.

Ces créateurs décomplexés constituent probablement la majorité au sein des élites culturelles et littéraires mais ils n’y ont pas encore l’hégémonie symbolique. Leur voix reste inaudible, ou pis, ils préfèrent ne pas intervenir dans les polémiques linguistico-culturelles qui agitent l’Algérie à intervalles réguliers. Leur intervention serait pourtant salutaire afin de mettre fin ces hystéries identitaires qui ne font que renforcer les réactionnaires de tous bords.

 

 

(*) Ce texte s’inspire partiellement d’un article qui a été publié sous le titre : « Algérie : dialogue des cultures ou dialogue de sourds sur la culture » dans un ouvrage collectif, Territoire Méditerranée (Labor et Fides, Genève, 2004).

 

Notes

 

(1) Pour éviter toute confusion, précisons que nous parlons ici des langues en usage dans les différents domaines de la vie publique (économie, administration, école, enseignement supérieur), d’où les langues berbères sont rigoureusement exclues.

(2) Mostefa Lacheraf, La culture algérienne contemporaine, Editions du Parti, Alger, 1968.

 (3) La revue Confluent, n°47, janvier-mars 1965, p. 98.

(4) Ibidem.

(5) Claude Lévi-Strauss, dir., L’identité, Paris, PUF, coll. Quadrige 2e édition, 1987.

(6) Jean-Baptiste Marcellesi, « De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la sociolinguistique », Paris, La Pensée, n° 209, Institut de Recherches marxistes, 1980 : 15. pp. 4-21.

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