L’appel à investisseurs des 150 MW en photovoltaïque devrait être lancé fin octobre 2018 selon les dernières déclarations du ministre de l’Energie. Dans cet entretien, l’expert en énergie solaire Mouloud Bakli, « Managing Director » au sein du groupe Tell Dubaï et également président du club Energia (du FCE), nous apporte son éclairage sur le sujet.
Maghreb Emergent : L’appel d’offres pour la production de 150 MW en énergie renouvelable tarde à être lancé, malgré le fait que les pouvoirs publics l’aient annoncé pour cette fin d’année. Pensez-vous que cet appel d’offres subira le même sort que celui des 4000 MW ?
Mouloud Bakli : L’appel à investisseurs des 150 MW appelé « IPP » (producteur indépendant d’Energie), pourrait certes être difficile, car c’est une première expérience mais plus simple à exécuter que celui des 4000 MW.
L’une des principales raisons, est que cet appel d’offres qui cible le marché local ne fera pas appel à des financements internationaux, comme c’est le cas pour la grande majorité des appels d’offres d’EnR dans le monde, il devrait en théorie être plus simple à gérer s’agissant de financements nationaux.
Mais, à mon avis, la véritable question qui se pose est de savoir si nous saurons mettre en place des financements à long terme sur 20-25 ans avec des dettes à maturité supérieures à 7 ans. C’est un vrai challenge et je ne suis pas certain que les institutions bancaires en Algérie aient, à l’heure actuelle, tous les outils et le niveau de sophistication pour pouvoir faire ce type d’opération. Il y aura sans doute une mise à jour à faire.
Aujourd’hui, quand on écoute les gens s’exprimer sur ce sujet, il persiste une mauvaise compréhension ou interprétation du financement extérieur, lequel reste considéré comme un simple endettement. En vérité il ne s’agit pas d’endetter un Etat, mais de créer des projets qui eux-mêmes constituent la garantie des dividendes au travers d’un processus Energie-Vente en « Take or Pay » (vente de la totalité de l’énergie produite par la centrale a un prix convenu).
Apres la clôture du volet financier « financial close » et démarrage de la production d’énergie renouvelable, la ventilation des cash-flows permet d’assurer les remboursements des bailleurs de fonds, intérêts bancaires, coûts d’Operations et Maintenance (dit O&M Operating & Maintenance), et enfin redistribution des profits du TRI projet (taux de rentabilité interne).
C’est la notion de « Project finance » : le projet lui-même est le garant vis-à-vis des bailleurs de fonds, investisseurs et autres organismes financiers.
En somme, le programme des 150 MW serait un très bon exercice pour pouvoir aborder d’autres projets futurs de grande envergure.
Les 150 MW seront produits par des entreprises nationales. L’Algérie a-t-elle la capacité de produire cette énergie à travers ses propres acteurs nationaux ?
Il est important de rappeler que du point de vue de la chaîne des valeurs, la réalisation d’une ferme solaire nécessite les éléments de bases suivants: des modules PV, des structures métalliques qui supportent les modules, des câbles spécifiques et des onduleurs.
Pour l’assemblage de Modules PV nous avons deux acteurs historiques cumulant environ 160MW / an. En plus de l’arrivée sur le marché d’autres entreprises, ce qui devrait facilement doubler cette capacité d’ici fin 2019. Aussi, ces usines devraient être en majorité équipées des toutes dernières innovations technologiques et se préparent déjà à un important travail notamment au sein du cluster solaire dans la localisation « Made in Algeria » des intrants (matière première) nécessaires à fabriquer des modules PV, (le verre solaire, le cadre aluminium, les films adhésifs – EVA/Backsheet, les boites de jonctions, …).
A l’instar de ce qui se passe dans d’autres pays, les modules, dit Verres-Verres (Double Glass) en cours de montée en production de volume en Algérie, auront sans aucun doute un succès retentissant vu que cette technologie va produire plus de KWhr et permet des garanties de durée de vie de production de 30 ans au lieu de 25 ans, facilite de nettoyage, verres hydrophobes, meilleures compatibilités avec les climats chauds…
Pour le câble (module-onduleur), à ce jour, il existe déjà plus de trois entreprises locales privées qui peuvent fournir le câble, bien qu’elles aient besoin de mises à jour technologiques continuelles aux nouvelles normes (les 1500 Volts, les gainages d’isolation…), pour ne citer que ces deux exemples.
Il faudrait auditer ces compagnies locales au regard des performances actuelles requises d’une ferme solaire, des normes de qualité, etc. Mais à mon avis, il faut laisser ouvert l’importation de câbles solaires, afin de minimiser les risques de la qualité.
Du côté des structures métalliques, il manque à la chaine de valeur des acteurs solides pour la fabrication locale de ces structures en acier galvanisé aux normes PV (la fameuse norme C3 garant anticorrosion), acier (de type S235, S275 et S355…) répondants aux critères de coût, qualité et durabilité (20-25 ans).
Mais je suis confiant que ce secteur de la chaîne de valeur puisse être rapidement rattrapé, en plus, l’acier est disponible en Algérie. Donc le 100% ‘’Made in Algeria’’ est réalisable pour les structures métalliques. C’est aberrant d’importer jusqu’à 50 Tonnes par MW…
S’agissant de la production des onduleurs en local, c’est un maillon critique de la chaîne pour garantir un Kwhr bas et fiable. Cette aventure déjà tentée par d’autres pays s’est avérée sans aucune valeur ajoutée (Kwhr / création d’emploi) avec un impact risque important sur la qualité. Il serait impossible de garantir la même qualité qu’un onduleur fabriqué en Europe, en Chine ou aux USA, car l’onduleur est devenu extrêmement sophistiqué avec des fonctions très avancées. En plus, ce secteur engendre une création d’emploi très minime d’environ 0.3 emplois par MW.
Aussi nous avons une vraie carence sur la partie DEVELOPPEMENT et EPC des projets PV avec les volets ingénierie financière, transposition du productible (KWhr) vers une modélisation des cash-flows et prix du Kwhr, taux de rentabilité interne (TRI), Ingénierie construction de centrale, opération et maintenance, etc.
Ce qui aurait tout son sens serait que pour la partie EPC et Développement de projets des sociétés Algériennes puisse se mettre en Joint-ventures sur la base des 51/49, avec des opérateurs étrangers crédibles, ce qui apportera la compétence et du savoir-faire sur toute la chaine de valeur et devrait aussi rendre l’environnement du coût d’installation compétitif.
Avec le lancement de cet appel d’offres, peut-on dire que l’Algérie est encore très en retard dans le déploiement des énergies renouvelables?
C’est un fait de dire que l’Algérie est en retard par rapport aux objectifs affichés déjà par la présidence de la République, (13,6GW de PV en 2030 soit plus de 1GW par an à installer) et aussi par rapport aux pays en voie de développement et même par rapport aux pays africains. Mais je pourrais dire que ce retard est rattrapable.
Il est vrai que l’Algérie prend le train en marche, mais il est possible de mettre en place un tissu industriel utilisant des technologies récentes pour arriver à des coûts compétitifs, à condition de bien maitriser ce sujet et toute la chaine de valeur, avec en récompense, un levier de création d’emplois substantiels.
Le 100% Chinois n’est pas une fatalité. De nombreux exemples existent à travers le monde. L’Inde, la Turquie, la Tunisie ont réussi ce pari pourquoi pas l’Algérie.
L’Algérie est en retard, pas du fait de son niveau de mégawatts installés qui est actuellement autour 345MW, mais parce que jusqu’à présent peu ou pas d’efforts ont été consacrés au développement d’un écosystème propre aux EnR, a l’instar de nombreux pays africains.
Devenir un leader en photovoltaïque c’est aussi arriver à conjuguer prix bas du Kwh et création d’emplois. Pour cela, il faudrait idéalement centraliser la stratégie EnR pays au sein d’une agence centrale avec une vision et une mission bien tracées, pour qu’il y ait une cohésion et une cohérence dans toutes les actions. Ce qui permettra de mettre en œuvre une chaîne de valeurs intelligente, y compris la fabrication locale des intrants, facilité d’accès à des financements (intérieurs et extérieurs), garantie d’une fluidité de rapatriement des dividendes produits de vente d’énergie, compétitivités, suppression des aberrations douanières (exemples des taxes sur les intrants et taxation du produit fini importé), taux bas pour financer les BFR (besoin en fonds de roulement), incitation fiscale pour les EnR… toujours garder comme objectif l’arrivée au plus bas prix du kwhr.
On parle de prix extrêmement bas dans la filière Photovoltaïque à travers le monde; moins de 1.5 centimes de USD le Kwhr, bien plus bas que le gaz et les énergies conventionnelles. Notre ensoleillement devrait nous permettre d’atteindre ou même de dépasser ces chiffres record. Comment pourrions-nous atteindre ce type de performance ?
Si les records dans le monde parlent de moins de 2 centimes USD le Kwhr, nos voisins maghrébins s’approchent des 4,5 – 6 cents/Kwhr, tandis que le Sénégal a déjà atteint les 3.9 centimes USD du Kwhr et ce, grâce à un grand travail fait en amont sur le l’écosystème, y compris en matière de financement. Nous verrons certainement dans un avenir proche beaucoup de pays africains battre encore ces prix record.
Aujourd’hui et si l’écosystème reste inchangé, nous pourrons difficilement passer au-dessous de la barre des 7-8 cents (équivalent en DZD)/ KWh et malheureusement nous ne pourrons pas tirer profit des baisses de prix intrinsèquement possible.
Quelle solution préconisez-vous ?
Un prix bas du KWh passe par une centralisation de toute la stratégie EnR, « la fameuse idée d’une agence comme l’AEC », suppression de toutes les taxes qui freinent les intrants, mettre en place des taux d’emprunt à zéro pour les BFR (besoin en fonds de roulement), zéro taxe sur les intrants, logistique optimisée, produits financiers adaptés aux EnR, création d’un centre ce certification TUV algérien,…
Quelle est, d’après vous, la meilleure stratégie à adopter pour réussir la transition énergétique en Algérie ? Et quel est l’élément principal qui empêche d’atteindre cet objectif ?
En janvier 2018, le Club Energia s’est entretenu avec les pouvoirs publics et a proposé 10 recommandations pour que l’Algérie puisse jouer dans la cour des grands.
Nous avions suggéré la création d’une agence nationale des Energies renouvelables. Tout comme l’AEC. Cette agence pourrait être composée, au niveau de son actionnariat, de plusieurs grandes entreprises publiques du secteur de l’Energie, de l’industrie, privées et financières, avec un pôle fort de compétences techniques financières du domaine, érigé par des personnes dont l’ADN est dans l’EnR, pour bien mener cette transition énergétique.
Aussi, cette agence doit travailler avec les institutions bancaires nationales et internationales ; les DFI’s (Institutions – Internationales -Financières de Développement) pour attirer les financements extérieurs et leur apporter les garanties au travers déjà de son actionnariat.
Cette agence pourra par la suite se lancer à la conquête des EnR en Afrique en utilisant toute l’industrie montante algérienne. C’est véritablement une belle ‘’success story’’ à construire. Booster les exportations de gaz, création d’emplois, réduction de l’empreinte carbone (COP22…), conquête de l’Afrique et ne pas rester en marge de 70 milliards qui y seront investi dans les 12 prochaines années. Nos voisins s’y préparent activement
Concernant la réussite de la transition énergétique nationale, le plus grand travail doit se faire au niveau de la compréhension et de la vulgarisation de ce que les énergies renouvelables vont apporter au pays. Je pense qu’il y a là encore un gap à franchir. Ceci est dû à l’abondance du pétrole et du gaz qui nous a rendus monolithiques et nous a fait passer à côté de la préparation de l’après pétrole qui est une réalité inéluctable. Les prévisions et corrections annuelles de l’IEA revoient chaque année le mix EnR à la hausse… C’est une réalité et on doit s’y préparer. ‘’L’After Oil’’ c’est demain.
Une des menaces que je vois sera que les pays émergents qui, pour la plupart, sont en phase d’accélération de leur transition énergétique, en terme de stockage et de transport électrique, se verrons réduire drastiquement leurs besoins en importation de pétrole et de gaz. Alors que ferons-nous de notre gaz et notre pétrole (si on en aura encore) si jamais ces pays passent à l’énergie verte ou électrique ?
Est-ce à ce moment-là que l’Algérie portera les EnR en priorité nationale mais en mode crise ?
Les EnR ont pourtant été érigées au rang de priorité nationale par la présidence de la République et ce, depuis plusieurs années ? Sommes-nous condamnés à ne travailler qu’en mode crise ?
A la fin je dirais, « ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas …c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile ».