Dans cet entretien, l’expert en droits de l’homme et ex-président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADDH), Me Boudjamaâ Ghechir nous explique les raisons de la relation conflictuelle qu’entretien le gouvernement algérien avec certains organes de l’ONU. Pour lui, le gouvernement doit changer d’attitude et de langage lorsqu’il évoque les rapports et les observations faites par les organes de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Algérie.
Maghreb Emergent : Les relations entre le gouvernement algérien et les différentes institutions des Nations unies ne cessent de se détériorer en raison des observations et des recommandations que font ces dernières sur la situation des droits de l’homme en Algérie. En votre qualité d’expert en droits de l’homme quelle lecture faites-vous de ces divergences qui prennent de plus en plus une dimension de conflit ?
Boudjemaâ Ghechir : Effectivement, le gouvernement algérien entretien des relations de plus en plus tendues avec les organes des Nations unies chargés des questions des droits de l’homme. La décision prise au début du mois juin, par l’Organisation internationale du travail (OIT), d’envoyer une délégation de haut niveau en Algérie pour faire le point sur la situation des libertés syndicales n’est qu’un échantillon d’une longue liste de dossiers qui fâchent entre les deux parties. Nous pouvons rappeler également dans ce cadre, le rappel à l’ordre adressé à Algérie le mois dernier, par le Haut Commissariat des droits de l’homme des Nations unies concernant la gestion des flux de migrants se trouvant sur le sol algérien ainsi que les demandes restées sans suite des rapporteurs spéciaux des Nations unies souhaitant venir en Algérie pour enquêter sur des questions liées, entre autres, aux disparitions forcées, à la torture et d’autres thématiques liées au respect des droits de l’homme. Ces tensions s’expliquent par les tentatives répétées de la partie algérienne de tourner le dos à ses engagements internationaux en matière du respect et de la promotion des droits de l’homme.
Voulez-vous dire que le gouvernement algérien n’honore pas ses propres engagements internationaux en matière de respect des droits de l’homme ?
Oui, dans certains cas, l’Algérie ne respecte pas ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme et refuse les observations et les recommandations que lui font les organes de l’ONU tels que le Conseil des droits de l’homme, la Commission de l’application des normes de l’OIT et autres. L’Algérie devrait collaborer davantage avec les instituions des Nations unies et fournir plus d’efforts dans l’application au niveau national des conventions internationales qu’elle ratifiées. Nul ne peut nier aujourd’hui, qu’en Algérie un travail reste à faire pour faire du respect et de la promotion des droits de l’homme une réalité.
Mais, le gouvernement rejette souvent les rapports et les observations des organes de l’ONU et les qualifie d’atteinte à la souveraineté nationale, qu’en dites-vous ?
Il est temps que les responsables algériens à tous les niveaux changent de langage et d’attitude lorsqu’il s’agit du traitement des questions liées aux droits de l’homme. Il faut absolument éviter de donner des réponses populistes à des questions sensibles liées à l’image du pays à l’internationale et au quotidien des Algériens dans leur pays. Je ne pense pas que les organes de l’ONU cherchent à travers les rapports et les observations qu’ils font en toute impartialité à nuire à l’image de l’Algérie ou à sa stabilité. Ils font des rapports et demandent des comptes au gouvernement algérien parce que ce dernier a signé et ratifié des conventions internationales qui prévoient des mécanismes d’évaluation de sa politique interne en matière de respect et de promotion des droits de l’homme. On ne peut pas accepter de son propre gré un arbitrage et contester après son verdict.
Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale Mourad Zemali a violement chargé le président du syndicat Snateg pour avoir déposé une plainte contre le gouvernement algérien auprès de l’OIT pour atteinte aux libertés syndicales. Un citoyen peut-il poursuivre son gouvernement auprès des instances internationales ?
Boudjemaâ Ghechir : Ce qu’a fait le président du Snateg n’a rien d’illégal. Il a juste utilisé un mécanisme international de protection des libertés syndicales ratifié par l’Algérie en 1962. Je ne vois pas pourquoi on conteste le recours à un mécanisme auquel on a adhéré moins d’une année après notre indépendance. La Commission d’application des normes de l’OIT a décidé d’envoyer une délégation de haut niveau en Algérie pour faire le point sur la situation des libertés syndicales parce que le gouvernement refuse toujours de reconnaitre dans la pratique le pluralisme syndical. Faire de l’UGTA le seul partenaire social habilité à parler au nom des travailleurs algérien lors des réunions de la tripartite est une violation de la convention 87 ratifiée par l’Algérie en septembre 1962. Si le gouvernement veut que les syndicalistes algériens fassent plus appel aux institutions de l’ONU, il n’a qu’à respecter ses engagements et à traiter sur le même pied d’égalité tous les syndicats.
Jusqu’où, à votre avis, ira le gouvernement dans ses conflits avec les institutions de l’ONU chargées des droits de l’homme ?
Je pense que le gouvernement va changer son attitude à l’égard des organes de l’ONU pour la simple raison qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’Algérie d’entretenir des rapports tendus avec les institutions onusiennes. Une intervention du président de la République est attendue pour rappeler à l’ordre les membres du gouvernement, notamment le ministre du Travail qui n’a pas été élégant dans sa réaction à la décision de la Commission d’application des normes de l’OIT de dépêcher une délégation de haut niveau en Algérie.
Que risque l’Algérie en refusant de recevoir une délégation de haut niveau de l’OIT et les rapporteurs spéciaux des Nations unies ?
L’Algérie n’a pas refusé officiellement la venue de certains rapporteurs spéciaux. Elle s’abstient de donner des réponses à la demande de ces derniers ce qui laisse penser que l’espoir est permis. Pour la délégation de l’OIT, au stade actuel, l’Algérie n’a pas refusé non plus sa venue puisque la demande écrite n’a pas encore été déposée. C’est une fois la demande officielle remise à l’Algérie et qu’elle aura émis un avis défavorable qu’on pourra parler de refus officiel. Toutefois, si l’Algérie persiste dans sa démarche hostile à l’égard de l’OIT, elle pourrait avoir de mauvaises surprises.
Par exemple ?
L’OIT pourrait décider de geler la participation de l’Algérie à l’un de ses organes ou saisir d’autres instances de l’ONU en cas de récidive.