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Algérie

Algérie : Pour les professionnels, c’est l’Ansej qui a créé la pénurie de main d’œuvre agricole (enquête)

Par Yazid Ferhat
mars 29, 2017
Algérie : Pour les professionnels, c’est l’Ansej qui a créé la pénurie de main d’œuvre agricole (enquête)

Des exploitants agricoles mais aussi des cadres relevant du ministère de l’Agriculture expliquent la raréfaction de la main-d’œuvre agricole par les nouvelles perspectives ouvertes par l’Ansej. Un dispositif qui accompagne, pourtant,  l’investissement dans le secteur agricole.  

 

Depuis quelques années un mal silencieux ronge le secteur agricole. Il s’agit de la pénurie de main-d’œuvre. Un problème qui a poussé un certain nombre d’exploitants agricoles à aller jusqu’à demander aux autorités d’adopter une loi permettant le recrutement d’employés étrangers. De nombreux autres ont préféré courir le risque en employant massivement des travailleurs sub-sahariens.

« La situation est très difficile, nous n’arrivons pas à trouver de la main-d’œuvre parce que nos jeunes se détournent de l’agriculture. Dans le meilleur des cas, nos jeunes sont recrutés pour quelques jours seulement afin d’effectuer des tâches précises, mais sans plus », déplore un exploitant agricole de la wilaya d’Ouargla qui a souhaité garder l’anonymat. « Personnellement, j’ai dû employer des Maliens et des Nigériens, même si je sais parfaitement que c’est interdit », avoue-t-il. Selon lui, la situation est telle, aujourd’hui, que la plupart des employés des fermes du Sud du pays sont des étrangers. « Personne ne trouve des Algériens prêts à travailler dans l’agriculture », remarque-t-il. « Dans la wilaya d’Ouargla, nous avons fait de nombreuses demandes aux autorités pour qu’elles nous autorisent à employer légalement des étrangers, mais sans succès, puisque selon la loi algérienne, seul le recrutement de la main-d’œuvre spécialisée est autorisé », poursuit-il. « Dans le Sud du pays, je peux vous assurez que la main-d’œuvre étrangère représente 90 à 100% au niveau des fermes agricoles, à l’exception de la wilaya d’El Oued où il y a de la main-d’œuvre locale car les fermes de cette wilaya ont encore un caractère familiale ».

Notre interlocuteur avoue que les salaires peu motivants proposés sont pour beaucoup dans la désertion des jeunes. Il fera remarquer que, dans le sud du pays, le même phénomène est constaté dans le secteur du BTP où les sociétés font appel  aux travailleurs étrangers. 

Le problème de la main-d’œuvre se pose également au nord du pays, mais les exploitants agricoles ont, semble-t-il, moins recours à la main-d’œuvre étrangère qu’au Sud du pays. A Béjaïa, Omar Bekouche, secrétaire général de l’Association des producteurs de figues de Beni Maouche nous parle d’une pénurie qui représente aujourd’hui « un obstacle face au développement de l’agriculture dans la région ». Selon lui, la rareté des travailleurs agricoles « a commencé à se faire sentir il y a cinq à dix ans, et aujourd’hui, les agriculteurs sont obligés de faire plusieurs  tâches à la fois pour combler le vide ».

 « Ici, on ne parle pas de recruter des étrangers mais beaucoup de gens sont obligés d’investir sur des machines pour rendre le travail plus facile ».

Dans la wilaya de Souk Ahras, à la frontière tunisienne,  c’est surtout en direction la main-d’œuvre tunisienne que certains agriculteurs regardent. Amrane Mebarek, président de l’association Thagast des apiculteurs de Souk Ahras assure que les apiculteurs et les agriculteurs de sa wilaya parlent d’embaucher de la main-d’œuvre tunisienne même si la plupart hésite à franchir le pas. « Certains rares agriculteurs ont, toutefois,  recruté illégalement des travailleurs tunisiens. Beaucoup d’autres veulent en faire autant mais savent que la loi l’interdit », indique-t-il. « Si les autorités n’envisagent pas de modifier la loi, les agriculteurs souhaitent au moins que l’on prévoit des exceptions car nous avons, d’un côté, une pénurie de main-d’œuvre locale, et de l’autre, une main-d’œuvre tunisienne disponible est pas chère », ajoute M. Amrane.

D’après lui, les programmes d’aide à la création d’entreprises, et principalement celui l’Agence nationale de soutien à l’emploi de jeunes (Ansej), ont fortement contribué à la raréfaction de la main-d’œuvre locale dans le secteur agricole. « Le dispositif Ansej permet aux jeunes d’obtenir de grosses sommes pour lancer leurs entreprises. Ils deviennent patrons du jour au lendemain », souligne-t-il.

L’aviculture doublement affectée

L’avis de M. Amrane est partagé par M. Kalli El Moumane, président du Conseil national interprofessionnel de la filière avicole (CNIFA).

« De nombreux jeunes se sont lancés dans les affaires grâce au dispositif Ansej  et parmi eux certains ont lancé des projets directement liés à l’aviculture dont  quelques uns ont tout simplement revendu le matériel acquis dans le cadre de leurs projets », déplore M. Kalli.

D’après le président du CNIFA, la filière avicole souffre aujourd’hui sérieusement de la rareté de la main-d’œuvre. « Nous avons attiré l’attention des autorités sur le souhait formulé par certains professionnels de recruter de la main-d’œuvre étrangère, mais on nous a répondu que le cadre juridique permettant cette solution n’existait pas encore », rappelle-t-il. Au niveau de la filière avicole, les choses semblent aussi doublement compliquées puisque « même les centres de formation n’attirent plus autant de jeunes qu’avant », selon M. Kalli.

Un phénomène d’envergure nationale

Au niveau de la Chambre nationale d’agriculture (CNA), les responsables sont parfaitement conscients de la raréfaction de la main-d’œuvre locale dans le secteur agricole et, pour eux, le problème se pose au niveau de tout le territoire national. Abdelaziz Ouchene, chef de département des productions végétales au niveau de la CNA parle d’un problème constaté aux quatre coins du pays. « Dans le secteur agricole, la main-d’œuvre est devenue rare est coûteuse, particulièrement durant l’été et le mois de Ramadhan qui coïncide, ces dernières années,  avec la période de récolte des espèces maraîchères», indique -t-il signalant que « de nombreux agriculteurs ont recours, ces dernières années, à des travailleurs sub-sahariens ou marocains, même s’ils savent que c’est illégal ».

M. Ouchene attire l’attention sur le fait que « la plupart des exploitants agricoles préfèrent employer des travailleurs non formés et non spécialisés car peu coûteux. Les employés diplômés, quant à eux, exigent des salaires plus élevés ». Autrement dit, la main-d’œuvre non spécialisée restera en tête des choix des exploitants agricoles et si elle n’existait pas, localement il y aura toujours des agriculteurs qui voudront l’importer.

M. Ouchene considère que « la solution est que les autorités prévoient des mesures d’exception permettant le recrutement de travailleurs étrangers non spécialisés, notamment au profit de l’agriculture saharienne qui se développe assez rapidement ».

Le chef de département pointe lui aussi la responsabilité du dispositif Ansej dans la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur agricole. « Il est clair que les jeunes préfèrent lancer leur entreprise dans le cadre de l’Ansej plutôt que de travailler dans l’agriculteur », dit-il.

De son côté, Faiza Yazidi, chef de section organisation à la CNA constate un changement fondamental dans le secteur agricole en Algérie. « Avant, le travail de la terre était une affaire de famille, ce qui garantissait une certaine continuité dans ce domaine. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’Ansej pose effectivement problème, mais je pense qu’il y a une sorte de changement d’ordre sociologique en Algérie qu’il faudra étudier», avance-t-elle.

Par ailleurs, la responsable fera remarquer que « beaucoup d’agriculteurs, en remplissant les fiches de renseignement soumises par la CNA, laissent toujours vide la case réservée au nombre d’employés. Ce qui nous pousse à poser un certain nombre de questions».

Au  ministère de l’Agriculteur on accuse aussi l’Ansej

Un responsable du ministère de l’Agriculture et du développement rural qui a préféré parler sous couvert d’anonymat constate que le problème de la rareté de la main-d’œuvre est posé, de façon sérieuse, depuis au moins cinq ans. D’après lui, « le secteur de l’agriculture s’est développé ces dernières années, ce qui a favorisé l’apparition de nombreuses exploitation agricoles, sauf que la demande sur l’emploi dans ce secteur ne s’est pas développée au même rythme, ce qui a provoqué un certain déséquilibre ». Il explique la rareté de la main-d’œuvre, sans ambiguïté, par l’apparition du dispositif l’Ansej qui a « modifié l’aspect du marché du travail en Algérie ». Les jeunes « préfèrent contracter des crédits dans le cadre de l’Ansej pour devenir patrons plutôt que de travailler dans l’agriculture », dit-il. « Je pense que c’est un phénomène qui ne va pas s’estomper et c’est précisément pour cette raison que nous, au niveau du ministère, demandons aux agriculteurs d’opter pour la mécanisation pour compenser la rareté de la main-d’œuvre».

D’autre part, le responsable affirme que les autorités algériennes ne peuvent pas autoriser l’importation de travailleurs étrangers de crainte de provoquer des troubles sociaux. « Des troubles sociaux qui seraient menés par ces mêmes jeunes qui ne veulent pas travailler dans le secteur agricole », d’après lui.

Par ailleurs, il ajoutera que le secteur agricole fait aussi face un autre problème autrement plus compliqué à savoir celui de la main-d’œuvre spécialisée qui se fait, elle aussi, de plus en plus rare. « Il y a des branches sur lesquelles il faudrait impérativement former nos jeunes et qui restent aujourd’hui très peu pourvues », conclut-il.

Des chiffres déroutants sur le dispositif Ansej

Si l’Ansej est accusée d’avoir été à l’origine de la raréfaction de la main-d’œuvre du secteur agricole, il n’en demeure pas moins que ce dispositif est fortement sollicité pour l’investissement dans le secteur agricole, selon cette agence d’aide à l’emploi.

Au début du mois de mars, Kamel Zemali, directeur général de l’Ansej avait déclaré, depuis Constantine, que l’investissement dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie a constitué, en 2016, environ 51% de la totalité des projets financés par l’Agence  au niveau national. Un taux en progression de 30% par rapport à l’année 2011, selon le même responsable. Il ajouté, au passage, que l’Ansej a recouvré, en 2016,  76% des dettes auprès des micro-entreprises créées dans le cadres de ce dispositif.

Deux ans plus tôt, en 2015,  le ministre de l’Agriculture de l’époque, avait affirmé que  plus de 60% des entreprises créées dans le cadre du dispositif Ansej sont spécialisées dans le domaine de l’agriculture. Même si le chiffre du ministère, vieux de deux ans, et celui, récents de l’Ansej ne se recoupent pas, il n’en demeure pas moins que le dispositif Ansej a permis la création d’entreprises dans le secteur agricole. Mais, le fait que des professionnels mais aussi que des responsables relevant du ministère de l’Agriculture, lui-même,  expliquent la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur agricole par la popularité de l’Ansej donnent à réfléchir. Reste que le lancement de projets dans le secteur agricole n’implique pas toujours leur aboutissement sur le terrain.

 Nous avons tenté d’approcher la direction de  l’Ansej, sans succès. Sur les sept lignes de l’agence, nous n’avons trouvé d’interlocuteur que sur une seule et qui nous a demandé aimablement d’appeler sur deux des autres lignes déjà essayées.

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