Le gouvernement algérien a annoncé qu’il allait mettre fin aux licences d’importation mises en place à partir de 2015, dans un contexte de baisse drastique des recettes pétrolières qui avait entraîné un creusement abyssal du déficit commercial.
Ce revirement intervient au moins pour deux raisons. Premièrement, les quotas et licences sont des instruments qui, du point de vue du droit commercial international et des traités qui lient l’Algérie à ses partenaires étrangers, au premier rang desquels figure l’Union européenne, sont des mesures permises de manière temporaire, à condition de présenter un calendrier précis pour leur suppression, et de s’y tenir. Deuxièmement, il s’agit de faciliter les importations, en cohérence avec la relance massive de la dépense publique, décidée et mise en œuvre à un peu plus d’un an de l’élection présidentielle de 2019, et financée par l’impression, sans contrepartie, de nouveaux « bons à tirer sur les réserves de change du pays » – car c’est bien de cela de cela qu’il s’agit en réalité, lorsqu’on parle de « financement non conventionnel ».
Cela évite de mettre en œuvre des solutions courageuses aux problèmes structurels qui minent l’économie algérienne, condamnée dans ce contexte à n’être qu’une économie rentière à très faible productivité, mono-exportatrice, avec un climat des affaires notoirement mauvais, et une incapacité à générer un tissu productif digne de ce nom. Les ateliers d’assemblage automobiles inaugurés en grande pompe – des voitures-IKEA démontées en Roumanie pour être remontées en Algérie, avec force exonérations d’impôts et taxes douanières – ne sont qu’une énième démonstration par l’absurde de cette réalité.
La logique clientéliste-rentière de recyclage de la rente des hydrocarbures semble être l’unique horizon des responsables politiques en place. La timide tentative d’amorcer un tournant vers un nouveau modèle économique, fondé sur l’innovation, l’entreprenariat et la création de valeur, a pris court, en raison de l’agenda politique, et de l’opposition forcenée de certains groupes d’intérêts, au sein même de l’administration, du monde politique et de certains réseaux d’affaires, qui voyaient dans cette évolution une menace pour leur assise économique, sociale et politique.
On ne peut qu’être dubitatif face aux déclarations des responsables ministériels et notamment celui du Commerce, empêtré dans des explications confuses et alambiquées. On invoque le retour à des instruments de régulation du commerce plus conformes à la logique économique, qu’il aurait fallu instaurer dès le départ, au lieu de recourir à des mesures administratives anachroniques. La suppression de ces licences, dont on vantait encore, – il y a quelques mois – toutes les vertus, était une demande pressante des partenaires étrangers, que le gouvernement algérien ne pouvait plus se permettre d’ignorer dans une situation de banqueroute des finances publiques, à peine voilée par le recours à la planche à billets.
Cela préfigure les autres renoncements et autres concessions significatives que l’Algérie devra effectuer dans deux ans, contrainte et forcée, avec le pistolet du FMI et de la Commission Européenne sur la tempe, parce que les dirigeants n’auront pas eu le courage de faire les réformes structurelles lorsque la situation financière le permettait, sans compromettre la souveraineté nationale. Cette fuite en avant, cette attitude du « après moi le déluge » est irresponsable, car en masquant la réalité des problèmes, elle en accroît le poids, et elle hypothèque davantage encore le développement du pays.
L’Algérie connaît un grave et profond problème de gouvernance qui l’a affaibli jusque dans ses fondations, c’est à dire jusque dans son secteur énergétique. Au point que ce secteur était arrivé ces dernières années à un point de non-retour, ainsi que l’ont montré les dernières déclarations du PDG de la Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, sur l’état avancé de déliquescence de ce qui est considéré comme un fleuron national. La situation de la Sonatrach interpelle, parce qu’elle montre bien que les circuits de décision sont grippés au plus haut niveau, et que les courroies de transmission ne fonctionnent plus aux niveaux intermédiaires, au point qu’on doive aujourd’hui faire appel à des cadres retraités et à des sociétés de services étrangères payées à prix d’or, pour assurer, tant bien que mal, le fonctionnement de l’unique « machine à cash » du pays.
La Sonatrach paye plus de dix ans d’errements de la politique énergétique, et de capture de ces circuits de décision par des intérêts politiciens à courte vue. En témoigne le déclin tendanciel de la production nationale de pétrole et de gaz, compensé à grand frais par la surexploitation des gisements historiques de Hassi Messaoud et Hassi Rmel. Ce qui accélère encore plus leur usure naturelle, au moment où rien n’est fait pour endiguer l’explosion de la consommation intérieure d’énergie. Cette dernière connaît en effet depuis quinze ans une croissance de près de 6% par an, dans un pays où l’industrie ne dépasse guère les 5% de la valeur ajoutée produite. Cette surconsommation d’énergie nécessite en outre des investissements colossaux, de plusieurs dizaines de milliards de dollars, en nouvelles capacités de production électrique – pour faire face à de nouveaux pics records de consommation -, qui sont financées directement par l’Etat, et englouties dans un gouffre de subventions qui absorbe 20% du PIB. A ce rythme, il n’y aura plus, dans quelques années, ni gaz ni pétrole à exporter. Tout le pétrole aura été « mangé », pour reprendre l’expression du Premier ministre Ahmed Ouyahia.
La réforme du système bancaire est quant à elle au point mort. Ce dernier reste toujours dominé par quelques grandes banques publiques, qui jouent le rôle de caisses de trésorerie pour l’Etat, pour quelques grandes entreprises publiques et pour une poignée de grands groupes privés dépendant de la commande publique. Gageons que ce système bancaire qui accumule les créances improductives sur des entreprises se nourrissant de la rente, et qui ne fonctionne que grâce à des « recapitalisations furtives » opérées chaque année par le Trésor public, à coup de plusieurs milliards de dollars, s’écroulerait demain comme un château de cartes, s’il fallait le libéraliser dans l’urgence sous l’injonction du FMI. La maîtrise des métiers liés aux marchés de capitaux et à la banque d’investissement, sans parler des métiers liés à la gestion des risques, est inexistante dans un environnement qui s’est délibérément coupé des circuits financiers internationaux. La bourse quant à elle n’est considérée par les dirigeants politiques que comme une curiosité exotique, qu’il a bien fallu se résoudre à créer lors du dernier plan d’ajustement structurel conclu avec le FMI, mais qui ne présente aux yeux de ces dirigeants aucune utilité. Sur les six sociétés « cotées » – le terme lui-même étant sujet à caution car les transactions sur le marché sont quasiment nulles – on ne trouve aucune banque, ni aucune société de télécommunications, alors que ce sont traditionnellement ces deux secteurs qui portent les bourses des pays émergents.
Le système économique est à l’image d’une classe politique qui reste figée dans ses archaïsmes, et qui refuse obstinément de prendre en compte le facteur « temps » et la rationalité économique dans ses décisions. Ce type de système économique est par nature instable. Il s’est appuyé depuis vingt ans sur une manne qui a irrigué ses rouages, et qui a fait oublier la longue période de crise et de violence qui avait suivi le contre-choc pétrolier de 1986. Or, la disparition programmée de cette rente à l’horizon d’une génération, et l’accumulation d’un retard considérable, en termes de capacité à gérer une économie moderne, magnifient l’impact des différents chocs et perturbations, et réduisent au fil du temps la capacité du système à gérer ces chocs, c’est à dire sa résilience.
On ne peut qu’être alarmiste face à ces perspectives, et à l’absence de prise de conscience face à l’accélération des événements. C’est pourquoi un discours de vérité s’impose aujourd’hui. Il ne viendra pas des partenaires étrangers. Ces derniers se contenteraient parfaitement de réformettes qui préserveraient leurs parts de marché, et leur permettraient de récupérer en volumes d’importations – et donc en emplois et en croissance pour leurs économies -, ce qu’ils dépensent pour se procurer du gaz algérien. Ce discours de vérité est le prélude d’une véritable révolution culturelle, et d’une refondation de la gouvernance économique et politique, adossée à une vision stratégique à long terme, qui devront adresser, sans concessions, les dogmes et tabous d’un système aujourd’hui à bout de souffle.