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Idées

Algérie – Yennayer : entre politique, fête populaire et « tradition inventée »*

Par Yacine Temlali
janvier 13, 2018
Algérie – Yennayer : entre politique, fête populaire et « tradition inventée »*

En instituant le 12 janvier « journée chômée et payée », le gouvernement algérien ne se réfère pas, en réalité, au calendrier agraire maghrébin, selon lequel Yennayer, cette année, doit être célébrée le 14 janvier. Il officialise une tradition récente, qui le fête à date fixe, les 12 janvier, comme si le décalage entre ce calendrier et le calendrier officiel de l’État pouvait être arrêté pour l’éternité.

 

 

Le 27 décembre 2017, le président Bouteflikaa annoncé en Conseil des ministres sa décision d’instituer Yennayer journée chômée et payée à partir du 12 janvier 2018. La liste des jours fériés en Algérie comprend ainsi, désormais, une fête dont les origines remontent probablement à l’époque de l’occupation romaine de l’Afrique du Nord, sinon plus loin encore.

Yennayer, pour rappel, est le jour de l’an dans le calendrier agraire nord-africain. Celui-ci étant calqué sur le calendrier dit « julien », l’année commence plusieurs jours après le jour de l’an du calendrier grégorien, en usage presque partout dans le monde. Le décalage entre les deux calendriers ne cesse de se creuser depuis le XVIe siècle. Il est actuellement de treize jours, et Yennayer devrait être célébré cette année le 14 janvier.

En déclarant le 12 janvier « journée chômée et payée », le gouvernement ne se réfère pas, en réalité, au calendrier agraire maghrébin. Il officialise une tradition récente, qui fête Yennayer à date fixe, les 12 janvier, comme si le décalage entre ce calendrier et le calendrier officiel de l’État pouvait être arrêté pour l’éternité.

Le mot « Yennayer », qui désigne le mois du même nom et son premier jour, est souvent revendiqué comme un mot authentiquement « amazigh ». Il n’en dérive pas moins du latin İanuarius signifiant, simplement, « janvier ». La thèse selon laquelle il est un mot berbère composé de yen (un) et ayer (mois) relève d’une étymologie plus « identitaire » que réellement scientifique. D’abord, si on prête crédit à cette étymologie, tous les premiers jours de tous les mois devraient s’appeler Yennayer ! Ensuite, le mois de janvier porte un nom presque identique, Yanayer, sous d’autres cieux, comme, par exemple, en République arabe d’Égypte.

 

Le Journal officiel, ultime refuge des noms de mois berbères ?

 

Dans ses commentaires de cette décision présidentielle, la presse algérienne, l’Algérie Presse Service (APS, agence de presse officielle) comprise, a qualifié Yennayer de « jour de l’an amazigh ».Ce que ne fait pas le communiqué du Conseil des ministres du 27 décembre 2018, car l’estampiller officiellement comme étant « berbère »,alors qu’il est célébré à Tlemcen et Ténès aussi bien qu’en Haute-Kabylie et dans les Aurès, réduirait son aspect« intégrateur »et ouvrirait une brèche dans ce qu’un ministre du gouvernement Ouyahia a appelé « l’unité identitaire des Algériens ». D’ailleurs, le calendrier qu’inaugure Yennayer reste en vigueur, quoi qu’à une échelle très restreinte, dans d’autre pays. En Algérie, il était utilisé par les berbérophones aussi bien que par les arabophones, et avec la modernisation des travaux agricoles, il a été malheureusement abandonné par les uns comme par les autres !

Il est ici intéressant d’observer que les noms de certains mois de ce calendrier en voie de disparition survivent d’une curieuse manière, dans l’édition arabe du solennel JORA, le Journal officiel de la République algérienne, où août est appelé ghoucht, juin younyou et juillet youlyou. Lesquels noms, sans cesser d’être parfaitement autochtones, se retrouvent dans les calendriers officiels d’États du Proche-Orient, preuve que le monde ancien était moins culturellement cloisonné que notre « village »contemporain.

Tel que fêté en Algérie, ce que les Kabyles de Haute-Kabylie appellent thabbourth useggwas, la porte de l’année, consistait en un ensemble de rituels remplissant une fonction magique et donnant lieu à de grandes réjouissances. Les bombances qui le marquaient étaient censées tempérer l’angoisse d’agriculteurs dont les récoltes dépendaient d’un ciel versatile. Elles étaient destinées à conjurer le spectre de la disette qui, avant les pétrodollars, planait en permanence sur les campagnes.

Ces développements sur l’étymologie de Yennayer et sur sa signification magico-agraire originelle ne seraient pas d’un grand intérêt s’ils ne démontraient que sa célébration à date fixe, les 12 janvier, en tant que « jour de l’an amazigh », est une « tradition inventée » pour employer la terminologie des historiens britanniques Eric Hobsbawm et Terence Ranger. Elle n’entretient qu’un rapport lointain avec le symbolisme initial de thabbourth useggwas, fête populaire nord-africaine.

Cependant, ce n’est pas parce qu’une tradition– ici la célébration de Yennayer comme « jour de l’an berbère »–ne remonte pas à l’Antiquité qu’elle est forcément sans ancrage dans la société. Et les Algériens ne sont pas seuls à faire passer pour très anciennes des traditions culturelles tout à fait contemporaines. Le « niqab », contrairement à ce qu’affirment les islamistes, ne date de l’époque du Prophète mais du XXe siècle. Le kilt écossais, nous expliquent Eric Hobsbawm et Terence Ranger dans L’invention de la tradition, date du XVIIIe siècle et a été inventé– qui plus est– par un Anglais ! Tandis que l’apparat dont s’entoure la monarchie britannique ne remonte pas à plus loin que le XIXe et le XXe siècle.

D’ailleurs, tout en étant un phénomène récent, la célébration de Yennayer sous le nom de « nouvel an amazigh » – et non pas comme fête agraire populaire –est, d’une certaine manière, plus ancrée dans la culture nord-africaine qu’une autre « tradition inventée » :l’usage du calendrier de l’Académie berbère qui – revanche politico-magique sur Nasser et le nassérisme ? – commence avec l’installation sur le trône d’Egypte, il y a près de trois millénaires, de Shoshenq, général libyque (autrement dit proto-berbère) de l’armée égyptienne.

 

Recul des cercles arabistes au sein du régime

 

La décision d’instituer Yennayer jour férié a été annoncée en même temps qu’une instruction donnée par le président Bouteflika au gouvernement« de ne ménager aucun effort pour la généralisation de l’enseignement et de l’usage de tamazight » (nom donné à une langue berbère standard, en cours d’élaboration)et « d’accélérer la préparation du projet de loi organique portant création d’une Académie algérienne de la langue amazighe ».

Ces mesures marquent une nouvelle étape dans la décrispation, forcée mais réelle, du régime vis-à-vis du fait culturel et linguistique berbère. Elles confirment l’affaiblissement des cercles d’obédience arabiste en son sein corroboré par un fait d’une assez grande évidence : le retrait diplomatique de l’Algérie de la région arabe, où, du reste, l’arabisme recule incontestablement devant les patriotismes locaux (égyptien, irakien, etc.). S’il était encore de ce monde, le fondateur de l’Académie berbère, Mohand Arab Bessaoud, serait bien surpris qu’une « Académie algérienne de la langue amazighe »puisse être créée par Abdelaziz Bouteflika, compagnon de ce Houari Boumediene dont l’arabisme ombrageux fut pour beaucoup dans le développement du berbérisme.

Cette décrispation, qui s’est accélérée ces deux dernières années, a commencé en 1995, suite à une année de boycott de l’école en Kabylie, avec le lancement de l’enseignement des langues berbères qui, a-t-on dû remarquer en haut lieu, n’a pas transformé les berbérophones en Aliens, dangereux pour la pureté identitaire de leurs compatriotes arabophones. Elle s’est poursuivie en 2002, dans un contexte de manifestations populaires contre la répression policière en Kabylie, elles-mêmes réprimées dans le sang. Elle s’est concrétisée davantage en 2016, avec l’officialisation du tamazight, aux côtés de l’arabe.

 

Le régime veut barrer la route aux indépendantistes kabyles

 

Comme on le voit, c’est en Kabylie principalement que s’est joué l’avenir des revendications culturelles et linguistiques des berbérophones algériens. Même l’institution de Yennayer jour férié a été revendiquée en Kabylie plus qu’ailleurs, alors que cette région –avant le développement du mouvement culturel berbère, bien sûr – le célébrait moins que d’autres comme nous l’enseigne l’Encyclopédie berbère.

Les récentes mesures en faveur de la culture et de la langue berbère sont sans doute des visées électoralistes, à l’approche des périlleuses présidentielles de 2019, auxquelles nous ne savons pas si Abdelaziz Bouteflika, malade depuis maintenant treize ans, briguera ou non un cinquième mandat. Cependant, il n’est pas exclu que le régime ait aussi pris la mesure, dans le contexte instable que vivent l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, de l’extrême délicatesse de la situation politique en Kabylie, où l’influence des partis traditionnels de cette région (FFS et RCD)est en recul, le privant d’interlocuteurs « raisonnables » et ouvrant la voie au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK).

Ce mouvement, en dépit de ses divisions, anciennes et nouvelles, n’a pas disparu. En outre, le projet d’autonomie qu’il défendait avant d’opter pour un projet d’indépendance pure et simple, gagne de nouveaux adeptes parmi les élites politiques kabyles. C’est ce que montre la naissance récente d’un « Rassemblement pour la Kabylie »revendiquant pour cette région une « large autonomie » dans le cadre de l’État algérien, à la manière du MAK à ses premiers débuts. Et comme on le sait, par l’exemple même des mutations de ce mouvement depuis sa fondation, rien n’empêche l’autonomisme, dans certaines conditions locales et régionales, d’évoluer vers l’indépendantisme.

 

(*) Cet article a été publié initialement sur le Middle East Eye (édition française).

 

Yassine Temlali est journaliste, traducteur et chercheur en histoire. Il a suivi des études de lettres françaises et de linguistique à Constantine et Alger et prépare actuellement, à l’université d’Aix-en-Provence/Marseille (France), un doctorat en histoire de l’Algérie contemporaine. Il collabore à plusieurs publications en Algérie et à l’étranger. Il est l’auteur de La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie 1830-1962 (Alger : Barzakh, 2015/Paris : La Découverte 2016) et de Algérie. Chroniques ciné-littéraires de deux guerres(Alger : Barzakh, 2011). Il a également collaboré à plusieurs ouvrages collectifs, dont L’histoire de l’Algérie à la période coloniale : 1830-1962 (Alger : Barzakh/Paris : La Découverte, 2012).

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