Publié dans sa version française** sur Textures du temps, cet article est une réflexion critique sur quelques « raccourcis » observés dans la presse britannique établissant un lien, selon l’auteure ténu et hypothétique, entre le développement du jihadisme en France et la résurgence de la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne.
La réaction des médias de droite aux attentats du 13 novembre dernier à Paris n’était guère étonnante : les populations musulmanes vivant en Europe ont été présentées comme un ennemi de l’intérieur, et la vague de réfugiés syriens cherchant désespérément à entrer en Europe dépeinte comme une cynique opération d’espionnage permettant l’infiltration de terroristes islamistes.
Ce genre de discours aura des conséquences dévastatrices pour les réfugiés syriens et les musulmans vivant en Europe et en Amérique du Nord. La preuve irréfutable se lit dans les déclarations faites en conséquence par plus de la moitié des gouverneurs des États-Unis, annonçant que les réfugiés syriens n’étaient pas les bienvenus dans leurs États ; dans les rapports faisant état du nombre croissant d’actes de violence et d’hostilité envers les personnes qui « ont l’air musulman », ainsi que du saccage de mosquées. Dans l’argumentation toutefois, il n’est pas très difficile de balayer les théories du complot évoquant « cinquième colonnes » et « chevaux de Troie ». Dans le but de prôner de préexistantes visions racistes, xénophobes et islamophobes, ces arguments sont évidemment basés sur des généralisations grossières, visant à instrumentaliser les flots d’indignation et de sympathie provoqués par les attaques du 13 novembre.
Plus troublante dans la réaction aux attaques, et notamment dans les médias britanniques, a été la lecture « libérale » des causes à long terme de la montée du terrorisme « d’origine intérieure ». Selon ces analyses, les actions d’une poignée d’islamistes – dont certains sont des enfants d’immigrés en provenance de pays à majorité musulmane, d’autres convertis à l’islam en tant que jeunes adultes – ne sont bien sûr pas justifiées, mais plutôt expliquées comme étant le résultat d’une combinaison de facteurs au nombre desquels le rôle et la responsabilité de l’État français occupent une place prépondérante.
Lorsque soigneusement contextualisés, nombre de ces facteurs sont pertinents : on évoque l’exclusion socio-économique, politique, géographique et culturelle de nombreux immigrants postcoloniaux et de leurs enfants, tout comme la politique étrangère cynique et hypocrite de la France et de l’Occident, en Afrique Nord et au Moyen-Orient – soutien aux dictateurs lorsque cela convient à leurs intérêts, guerre en Afghanistan et en Libye et bombardement de la Syrie quand ils n’en veulent pas, prétendument au nom de leurs « valeurs », tout en restant les meilleurs amis politiques et économiques de l’Arabie Saoudite et du Qatar.
Pourtant, un certain nombre de commentateurs se sont égarés bien loin de la contextualisation minutieuse, pour ajouter au mélange l’héritage de la Guerre d’Indépendance algérienne. Le 16 novembre 2015, The Independent titrait : « La guerre non résolue de la France en Algérie éclaire les attaques de Paris. »Le grand-reporter au Moyen Orient, Robert Fisk, dont le travail a été primé à plusieurs reprises, a ensuite déclaré que « l’identité algéro-française de l’un des attaquants montre comment [la] guerre sauvage 1956-1962 [sic, la guerre débuta en 1954] de la France en Algérie continue à infecter les atrocités d’aujourd’hui. » Cette assertion se fonde sur l’information selon laquelle l’un des assaillants français, Omar Ismail Mostefai, était d’origine algérienne. Fisk poursuit en soulignant que les tueurs dans les attaques de Charlie Hebdo en janvier, Saïd et Cherif Kouachi, étaient également d’origine algérienne : « Ils viennent d’une communauté algérienne en France de plus 5 millions de personnes, pour beaucoup desquels la guerre d’Algérie n’a jamais pris fin, et qui vivent aujourd’hui dans les bidonvilles de Saint-Denis et d’autres banlieues algériennes de Paris. »
L’équation est nette : violence de la guerre d’Algérie + exclusion socio-économique = terrorisme. Pourtant, le compte n’y est pas. Fisk n’explique jamais précisément comment cette violence, ou comment cette mémoire de la violence, a été transmise aux jeunes hommes nés plus de deux décennies après la fin de la guerre d’Algérie. Quand il se réfère à « l’identité algéro-française » de Mostefai, il ne s’agit pas ici d’une référence à la façon dont Mostefai se voit lui-même, ni comment il voit sa place dans le monde – nous n’aurons sans doute jamais cette information. L’« identité » est simplement utilisée ici pour indiquer le passeport de ses parents. Qui sait ce que « l’Algérie » ou « l’histoire algérienne » signifiaient pour lui, le rôle qu’elles ont joué – ou pas – dans sa décision de participer à une attaque qui a tué au moins 129 personnes ? Dans le cas des frères Kouachi, la transmission de la « guerre non résolue d’Algérie » de Fisk est d’autant plus problématique qu’ils ont passé une bonne partie de leur enfance dans les foyers d’accueil. Si la guerre d’Algérie fut importante dans le façonnement de leurs attitudes – et nous n’avons aucune preuve de cela – c’est une histoire dont ils n’ont acquis qu’une version ultérieurement remodelée plutôt que d’en avoir une transmission par la mémoire familiale.
La veille, sur le programme de radio phare de la BBC 4, The World This Weekend (à partir de 22.08 minutes), le professeur Andrew Hussey – expert attitré de la BBC and du Guardian pour les affaires françaises et arabes/algériennes/musulmanes – développait un argumentaire similaire :
« Ce n’est pas un hasard que l’identité algérienne, l’identité franco-algérienne, en fasse partie. Je pense que la police n’est pas pressée de publier ce genre de choses, tant le fait est explosif. Et la raison pour laquelle c’est si explosif, c’est évidemment à cause de l’histoire récente des années 1990, la guerre civile algérienne et, bien sûr, de la Guerre d’Indépendance algérienne des années 1950 et 1960. Et je pense que ce qui se passe, c’est que des mémoires ancestrales jouent à Paris. Il ne s’agit pas d’une coïncidence non plus, que l’un des cafés était un café algérien tenu par des Berbères de la Kabyle [Berbers from the Kabyle, sic.]. »
Encore une fois : comment exactement ces « mémoires ancestrales » ce sont-elles transmises de 1954 à 1962 à un homme de 29 ans, quand Hussey lui-même déclare penser que les Franco- Algériens « ne savent pas vraiment pas grand chose sur leur propre histoire » ? On ne peut que supposer que pour Fisk comme pour Hussey ces « mémoires ancestrales » sous-tendent une sorte de transmission génétique, le simple fait d’avoir des parents algériens faisant inévitablement de vous le porteur d’une mémoire de la violence coloniale et de l’humiliation, qui à un moment donné rejaillit en une vengeance sanglante. Réduire des peuples entiers à des caractéristiques culturelles perçues qui restent figées à travers le temps relève d’un essentialisme flagrant. C’est insultant et stigmatisant d’insinuer que tous les Franco-Algériens portent avec eux le ressenti d’une histoire inachevée, qui ne peut être apaisé qu’en se faisant exploser ou en tirant sur des passants innocents. Une telle insinuation requiert un saut logique qui renseigne davantage sur les fantasmes de nos « experts » que sur les opinions et les actes du/des groupe(s) hétérogène(s) de personnes qui pourraient se retrouver sous l’étiquette « franco-algérien ».
L’essentialisme transpire aussi de la référence de Hussey au « café tenu par des Berbères de la Kabyle [sic] », qu’il décrit comme « une communauté très ouverte à propos de la vente d’alcool », et va jusqu’à suggérer que « les intégristes algériens envoient un message à l’endroit de cette communauté, “ne collaborez pas avec l’ennemi” ». Ce faisant il reproduit un stéréotype familier, qui tire ses origines de la conquête coloniale de la fin du XIXe siècle et selon lequel les habitants de la région de la Kabylie sont « naturellement » plus « ouverts » à la « civilisation occidentale ». Cette caractérisation a fait l’objet d’une déconstruction savante de la part de Patricia Lorcin, et plus récemment de Yassine Temlali – tous deux savamment ignorés par Hussey. La raison qu’il donne pour le choix de leur cible par les assaillants relève de la pure spéculation, et l’assignation d’attitudes collectives par rapport à l’alcool ne repose sur rien. Ceci correspond néanmoins au récit dominant du « ils nous détestent parce qu’ils détestent notre liberté ». Notons aussi que pour Hussey, tous les assaillants font désormais partie de l’ensemble homogénéisé « intégristes algériens » – bien qu’Abdelhamid Abaaoud, le cerveau des attaques selon la presse, fût belgo-marocain (1).
Ces « explications historiques » et « contextualisations » se sont également répandues dans les bulletins d’information standards du site de la BBC. Dans un article provocateur de Cagil Kasapoglu du 18 novembre, et fallacieusement intitulé « La banlieue française de Saint Denis impassible face aux attaques de Paris » (2) Saint-Denis a été décrit comme une « banlieue pluriethnique [dans laquelle] la majorité [« la majorité » était plus tard corrigé pour devenir « une grande partie »] de la population a un statut de « sans-papier » et « il n’y a pas bistrots ». Les statistiques sur les migrants sans-papiers sont très discutables, l’absence proclamée de bistrots est déconcertante pour quiconque a un jour mis les pieds à Saint-Denis et l’affirmation que les habitants de la banlieue de la classe ouvrière sont « impassible » face aux attaques de Paris est une déformation délibérée de ce que lui disent ses propres interviewés. Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici est l’utilisation (abusive) de l’histoire. Kasapoglu cite Nilgul, présentée comme une « femme de 29 ans d’origine turque née à Saint Denis » :
« Une grande partie de la colère ici remonte à la guerre de la France en Algérie de 1954 à 62, dans laquelle au moins 60 000 civils algériens trouvèrent la mort, suggère-t-elle. Leur problème ce n’est pas Paris. La raison pour laquelle ils se radicalisent pourrait être leur désir de venger de leurs parents. »
Il n’est présenté aucune preuve pour étayer ce fantasme des attaques comme forme de vengeance, et ce désir de vengeance n’est pas une chose dont l’interviewée peut témoigner personnellement – elle fait des conjectures sur le fardeau psychologique d’autres histoires que la sienne.
Ce supposé « contexte historique » des attaques du 13 novembre est non seulement an-historique, c’est du déni de l’histoire. Au mieux il ne tient pas compte, et au pire il sape le travail sérieux qui a été mené en France et dans le monde au cours de ces dernières années, par des universitaires et des associations de afin de retracer les héritages politiques, économiques, sociaux et culturels de la domination coloniale dans la France contemporaine et dans les anciennes colonies françaises, tout en explorant autant les continuités que les changements à travers les périodes coloniale et post-coloniale.
Si les récentes analyses des commentateurs de la BBC, du Guardianet The Independent sont troublantes, c’est précisément qu’elles sont présentées comme des propos d’experts, plutôt que des diatribes enragées. Parce que des bribes d’informations factuelles y sont intégrées, elles font trompeusement autorité : Fisk, par exemple, indique que contrairement aux déclarations largement répandues selon lesquelles les attaques du 13 novembre avait provoqué le nombre le plus élevé de morts en France depuis la seconde guerre mondiale, le 17 Octobre 1961, jusqu’à 200 Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris en faveur de l’indépendance furent tués par la police française. Mais bien que cette référence au passé se veuille factuelle, la grille de « guerre inachevée » qui lui permet de lire le présent est très discutable et profondément problématique.
L’héritage de la guerre d’indépendance algérienne en France contemporaine est complexe et multiforme. Mais plutôt que de le reconnaître, avec les limites de leurs connaissances (et plus largement les limites de la connaissance dans ce domaine), nos « experts » projettent sur leurs sujets ce qu’ils imaginent qu’ils feraient eux-mêmes s’ils étaient d’origine algérienne et vivaient aujourd’hui en France. Le résultat est une fantaisie néo-orientaliste de vengeance du péché ancestral du colonialisme, dans lequel « l’Algérien » demeure à jamais en dehors de l’histoire. Sous le vernis de la « compréhension » des « opprimés » et des « étrangers », des attitudes profondément réactionnaires se dévoilent dans ces généralisations radicales à propos des « franco-algériens » et les juxtapositions insidieuses du passé et du présent.
(*) L’auteure, Natalya Vince, est maître de conférences au School of Languages and Area Studies (Portsmouth Hampshire). Elle est l’auteure de France and the Mediterranean (avec Emmanuel Godin, Peter Lang, Forthcoming 2011).
Malika Rahal est historienne. Elle est chercheuse à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS). Elle est l’auteure de Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne (Belles Lettres, 2010, et Barzakh, 2011).
Dieunedort Wandji doctorant à l’Université de Portsmouth.
(**) Cliquer ici pour lire l’article dans sa version originale en anglais.
Notes
(1) Cette vision d’un « France » en proie à une guerre sans fin contre les « Algériens/arabes/musulmans » (les termes ne sont jamais clairement définis) constitue le fond de commerce de Hussey – voir son livre paru en 2014 The French Intifada: The Long War between France and its Arabs (London: Granta)– excellemment critiqué par Arthur Asseraf :http://www.jadaliyya.com/pages/index/17910/the-black-box-of-french-history.
(2) Le titre a ensuite été changé en « Paris attacks turn spotlight on Saint Denis banlieue » [Les attaques de Paris mettent un coup de projecteur sur Saint-Denis ]