Dans cet entretien, Aram Belhadj, économiste et chercheur, relève les manques à gagner du non-Maghreb et plaide pour une intégration maghrébine en la présentant comme étant l’issue aux crises structurelles qui touchent les économies des pays de la région.
Lors d’un colloque récent organisé par le RCD sur le coût de la non-intégration nord africaine, tous les participants ont plaidé en faveur du projet d’intégration. Que peut-on espérer d’une économie régionale intégrée ?
Cette question me pousse à poser à mon tour une toute autre question : si les pays du Maghreb (certains préfèrent se référer à l’Afrique du Nord) ne s’intègrent pas, quel est le manque à gagner ? La réponse chiffrée a bien été fournie par les académiciens, les professionnels et quelques acteurs de la société civile.
Sans entrer dans les détails, je dirai juste que ces pays perdent des points de croissance et donc des opportunités de création de nouveaux emplois, ô combien incontournable pour une population en proie à l’exclusion, au chômage et à la marginalisation ! La banque Mondiale, la commission économique pour l’Afrique, l’UMA, les cabinets d’études spécialisés, etc. s’accordent à montrer que le coût du non-Maghreb est substantiel.
Dans un monde globalisé, l’intégration n’est pas un choix, c’est une obligation. Et pour cause, faire cavalier seul, c’est affronter d’une façon isolée la concurrence internationale, c’est négocier tout seul devant des partenaires regroupés, c’est subir en quelque sorte le « Hub & Spoke effects »… De même, choisir la protection plutôt que l’ouverture, c’est accepter la fragmentation, c’est perdre l’efficience et l’efficacité, c’est renoncer à des effets de synergie souhaités…
Les économies des pays de la région nord-africaine ont-elles atteint le seuil de performance leur permettant de s’intégrer ?
Justement, c’est parce que ces pays n’ont pas atteint des seuils de performance économique acceptables qu’ils doivent s’intégrer. Clairement, les pays de la région souffrent d’un bon nombre de problèmes structurels dont la résolution passe, entre autres, par un rapprochement et une intégration de leurs économies.
Hormis les problèmes politiques propres à chaque pays, les économies de la région souffrent en effet d’une chute des prix des matières premières provoquant des déséquilibres budgétaires irréversibles (notamment en Algérie et en Libye). De même, la croissance dans ces pays est médiocre (à l’exception peut être du Maroc) et le problème du chômage demeure toujours présent (notamment en Tunisie et en Mauritanie). Aussi, dans cette région, les fléaux de la contrebande et du trafic frontalier sont persistants.
L’intégration maghrébine offrira certainement une chance à ces pays pour une meilleure allocation des ressources, une meilleure attraction des IDE, un potentiel plus important de croissance et, par conséquent, une opportunité d’amélioration des performances économiques. Le slogan « l’union fait la force » trouve parfaitement sa place ici où il est question de s’unir les uns aux autres et de constituer une zone d’influence économique, politique et même géostratégique.
Les différences, notamment en matière de souplesse de l’environnement des affaires entres ces économies peuvent-elles se dissoudre facilement dans un processus d’intégration ?
Dans tout processus d’intégration économique, les questions institutionnelles sont d’une importance cruciale. En effet, à quoi ressemblerait un Maghreb Uni par exemple si le cadre juridique lié à la création des entreprises,à l’investissement, au marché du travail, à l’efficacité de l’administration publique… est hétérogène ? Le classement « Doing Business » de la Banque Mondiale de cette année est révélateur : sur 189 pays, l’Algérie est classée 163ème, la Libye 188ème, la Mauritanie 168ème, le Maroc 75ème et la Tunisie 74ème. C’est pour dire l’ampleur des divergences du climat des affaires au Maghreb et les obstacles à l’investissement et à l’échange dans la zone !
En Europe, la région la plus intégrée du monde (plus de 60% du commerce est intra-zone), des efforts considérables ont été consentis en matière d’harmonisation des économies. Pourtant, le processus de convergence demeure encore inachevé. Que dire donc des économies n’ayant même pas franchi le premier pas vers l’intégration économique qu’est la constitution d’une zone de libre échange ?
Manifestement, il va falloir initier un processus d’harmonisation du cadre juridique et institutionnel au Maghreb et commencer à réfléchir sur les questions de coordination de politiques économiques afin d’éviter tout comportement concurrentiel préjudiciable pour la zone toute entière et de faciliter par conséquent le rapprochement souhaité pour ces pays.
L’intégration doit-elle toucher simultanément tous les secteurs ou, au contraire, se faire progressivement à travers des mutualisations sectorielles ?
La plupart du temps, on entend beaucoup parler du caractère concurrentiel des économies maghrébines et qu’il est impossible pour ces économies de s’intégrer. Cette idée est fausse à plus d’un titre : d’abord parce que ces pays ne produisent, ni exportent les mêmes biens : l’Algérie est spécialisée dans la production du Gaz, la Libye dans le pétrole, la Mauritanie dans les minerais de fer, le Maroc dans le Phosphate et les services et la Tunisie dans les manufactures et le tourisme. Ensuite, parce que, même ayant la même spécialisation, les pays peuvent faire de l’échange et avancer sur la voie de l’intégration. La preuve étant qu’une bonne partie du commerce mondial est un commerce de type intra-branche.
Dans l’absolu, je ne me vois pas collé à une seule forme d’intégration au Maghreb. La structure productive et exportatrice des pays de la zone pousse en effet à imaginer plusieurs modalités d’intégration intra-maghrébine : soit verticale, où par exemple le phosphate marocain et tunisien, mélangé avec le gaz algérien et libyen fera ressortir les meilleurs pesticides au monde. Soit horizontale, où par exemple le Maroc et la Tunisie feront un cartel dans le domaine minier et où encore l’Algérie et la Libye feront la même chose dans le domaine pétrolier.
Mais, ce constat ne m’empêche pas de considérer que cette deuxième forme d’intégration sera probablement la plus adaptée au contexte économique et au cadre institutionnel des pays du Maghreb. Les appels à l’institution d’une communauté des mines et de l’énergie plutôt qu’un passage direct à une intégration globale ne peuvent que conforter cette hypothèse.
Vous, vous avez parlé de la mise en place d’une monnaie commune pour faciliter les échanges. Quel est le degré de faisabilité d’une telle proposition quand on tient compte des données politiques, géopolitiques et économiques actuelles ?
Il est utile de noter de prime abord que jusqu’ici, de nombreuses propositions ont été avancées à propos du régime de change le plus convenable pour ces pays. Ces propositions ont souvent oscillé entre, d’une part, un ancrage interne des monnaies nationales en parallèle d’une flexibilisation des taux de change, et d’autre part, un ancrage externe de ces mêmes monnaies allant jusqu’à la substitution des ces dernières par une monnaie tierce (notamment l’euro) ou la création d’une union monétaire. Ces deux solutions extrêmes se heurtent la plupart du temps à des problèmes économiques (absence de convergence nominale ou réelle entre les pays) et/ou politiques (difficultés de renoncer à l’autonomie des politiques économiques et par conséquent à une partie de la souveraineté).
L’instauration d’une monnaie commune est, à la fois, une proposition économiquement rentable et politiquement réalisable. Elle permet en effet une fluidification des échanges et des investissements (puisque elle évite les coûts de transaction et les incertitudes sur les taux de change bilatéraux) sans pour autant perdre l’autonomie monétaire et budgétaire souhaitée (puisque chaque pays garde sa propre monnaie).
Par ailleurs, pour que cette proposition demeure applicable, elle devra être stimulée par les autorités politiques et monétaires des différents pays vu qu’elle nécessite la mise en place des infrastructures de paiement et l’harmonisation de certaines règlementations. Une fois acceptée, cette monnaie commune doit être considérée comme une monnaie de facturation dans les opérations d’importations, d’exportations et d’investissements sur tout l’espace maghrébin et ne doit en aucun cas être dévaluée par rapport aux monnaies nationales.
Quels sont les autres éléments qui bloquent actuellement des échanges plus intenses entre les pays de la région où ce qu’on peut appeler « une intégration spontanée » ?
Bien entendu, si on veut énumérer les obstacles à l’intégration d’une façon générale (puis à l’échange en particulier), on ne peut pas se passer des problèmes de gouvernance dans les pays du Maghreb. En particulier, chaque pays traçait ses propres choix, parfois insensés, et effectuait ses propres arbitrages, parfois irrationnels, au détriment du voisin maghrébin. La course vers un armement inutile et la fuite en avant vers la signature d’accords non équilibrés avec des pays du Nord ne sont que de parfaits exemples illustratifs.
Les problèmes économiques ne manquent pas également. Ils sont essentiellement liés à l’importance des barrières tarifaires et surtout non tarifaires, à la nature de la spécialisation de ces économies, au manque d’infrastructure nécessaire au développement des échanges et à la faiblesse des performances logistiques, etc.
Enfin, les problèmes politiques qui ont alimenté un climat de méfiance ne sont pas en reste. Le problème du Sahara Occidental demeure toujours l’ennemi juré de l’intégration maghrébine. Les frontières algéro-marocaines sont toujours fermées et les appels à un retour à la raison sont jusqu’à nos jours négligés.
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas à une intégration spontanée. Au contraire, vu les spécificités de la zone et l’importance des problèmes soulevés, je crois plutôt à une intégration provoquée, émanant essentiellement d’un secteur privé dynamique d’une part et d’une société civile énergique d’autre part. Le secteur privé devra jouer le rôle d’un acteur majeur de changement à travers des partenariats stratégiques et des projets communs de grande envergure étalés sur le grand Maghreb. Quant à la société civile, elle devra constituer une force de proposition capable de traduire ses ambitions en projets applicables dans toute la zone.
Vraisemblablement, une dose politique sera toujours nécessaire pour l’aboutissement de tout projet d’intégration économique. L’élite politique devra, dans ce cadre, se passer de sa monotonie et de son égo afin d’ouvrir la voie de l’innovation, de la création et de l’excellence à une élite économique assoiffée par l’aboutissement d’un projet de construction maghrébine.